N° 108, novembre 2014

Le football,
la guerre et l’urbanisme


Sepehr Yahyavi


Le football remplace-t-il les guerres anciennes ? Le terrain de football est-il venu remplacer les champs de bataille d’hier, transformés de nos jours en guerres de guérillas révolutionnaires ou plutôt de terroristes ? Quel rapport entre ce changement dans le champ et le type de combats humains et l’évolution de la ville moderne, et notamment le développement du style haussmannien dans l’urbanisme des deux siècles passés ?

Nous allons essayer de chercher des réponses satisfaisantes à ces questions à travers ce texte, écrit à l’occasion de ce cahier et à l’occasion de la Coupe du monde de football 2014 au Brésil.

Le football, les tactiques et les stratégies militaires

Il y a des tactiques dans le football, tout comme il y en avait dans les guerres d’autrefois, là où certaines stratégies étaient conçues par les commandants et les chefs des troupes des deux parties. L’essentiel reste identique : les attaquants (offensifs) dans le foot sont les avant-gardes (précurseurs) dans l’armée ; les milieux de terrain dans le foot sont similaires au corps d’armée ; les défenseurs ressemblent aux arrière-gardes (suites) de l’armée.

Il se trouve également parfois des milieux latéraux, ce qui rappelle les forces latérales et les deux ailes de l’armée (droite et gauche) dans les guerres du passé. Il n’en va cependant pas de même pour les guerres de notre ère, dont les tactiques et les techniques ont subi de profondes transformations depuis la Grande Guerre, il y a exactement un siècle. Nous en parlerons par la suite. Ce qui est certain pour l’instant, c’est que la forme des combats et de l’armée moderne ont complètement changé, pour ne pas parler de nouvelles inventions guerrières comme les missiles et les drones.

Si le football remplace la guerre ancienne, l’équipe de foot peut être considérée comme une armée. Nous voulons également ici évoquer la dimension impériale du football. Les Romains ne devaient guère penser qu’un jeu britannique, à l’époque de l’apogée de cet empire colonial, aurait un terrain qui assimilerait les caractéristiques de leurs gestes et rituels, et qui succèderait aux combats des gladiateurs romains. Le terrain de foot, c’est le champ d’une bataille haletante, sur lequel sont censés courir et accourir 20 joueurs pour une durée de 90 ou parfois 120 minutes.

Les deux gardiens de but, que font-ils ? Ils font sans doute ce que faisaient les gardiens de portails dans les grandes cités et villes antiques. Les deux buts sont alors comme les portails des villes dans le monde médiéval. C’est par là que nous allons arriver à une certaine relation qui existe entre le football et l’urbanisme.

Le football, la ville et l’urbanisme moderne

Nous avons aussi en vue cette spécificité urbaine qui se trouve dans le football, car outre la ressemblance qui existe entre le terrain vide de foot et l’espace urbain ouvert, une coïncidence temporelle peut être constatée entre la naissance de la ville moderne (enfant de la bourgeoisie et du capitalisme industriel) et la création de ce jeu excitant. Ce n’est pas un pur hasard si le foot est né en Angleterre, pays où l’économie capitaliste et le marché moderne (de libre-échange) ont vu le jour.

En fait, le football semble être une transcription sur le terrain, une incarnation physique et physiologique des relations sociales dans une société capitaliste. Nous allons parler de cet aspect plus loin, mais ce qui nous intéresse pour le moment, c’est le concept du terrain (territoire) et de l’espace public dans la ville moderne, ville qui se distingue de la cité et du bourg par son caractère de citoyen (bourgeois affranchi) moderne, homme libre qui est (apparemment) indépendant du village et du paysan.

L’un des précurseurs de l’urbanisme moderne européen fut le baron Haussmann, préfet de Paris dans les années 1850 et 1860, dont le Boulevard Haussmann à Paris porte le nom. Il est parmi les personnalités complexes de l’humanité qui ont servi autant qu’ils ont trahi. Il a sans aucun doute servi grandement Paris, ses habitants et son histoire, mais il a d’autre part trahi la cause populaire parisienne durant la période tumultueuse de la Commune, et surtout les espaces publics qui sont indispensables pour tout rassemblement et mouvement social ou urbain. Nous savons que les grandes rues et les vastes avenues ont le privilège de faciliter le transport des troupes sécuritaires et militaires lors des émeutes, et c’est exactement ce qui est arrivé pendant la répression sanglante de la Commune de Paris en 1871.

Quant aux places publiques, elles jouent aussi un rôle prépondérant dans la vie des citoyens, non seulement en temps de paix et de satisfaction générale, mais aussi pendant les périodes de mécontentement et de crise. Ceci a été attesté plusieurs fois durant le Printemps arabe et la révolte de la jeunesse turque l’année dernière, qui a eu comme prétexte la destruction d’un parc et d’une place publique (sur ordre du Premier ministre turc). C’est un débat à part qui mérite un autre traitement, mais ce qui nous importe ici est que Haussmann a cristallisé et réalisé les intentions sociopolitiques et économiques de Napoléon III.

Cette méthode de rénovation fut nommée l’urbanisme haussmannien. Les travaux haussmanniens se caractérisent par la destruction des vieux quartiers et leur remplacement par de grandes artères urbaines (appelés aussi les transformations de Paris sous le Second Empire).

En général, les ruelles anciennes de l’Europe se caractérisaient par leur étroitesse, tout comme les ruelles orientales, parfois couvertes et en tout cas difficile à l’accès des chevaliers d’hier et d’aujourd’hui. Dans les régions centrales d’Iran par exemple, non seulement le climat désertique et le soleil tapant nécessitaient des ruelles étroites aux murailles longues, mais aussi la peur panique et la menace toujours vivante des nomades sauvages tels que les Mongols demandaient une conception urbanistique spécifique. Ceci ne se restreint point aux ruelles d’Iran et autres pays de la région. Ainsi, les pays méditerranéens, surtout dans les villes du sud de l’Italie et de l’Espagne, possèdent eux aussi traditionnellement de très étroites ruelles.

Tout cela pour dire que le vaste terrain de football correspond à une nouvelle esthétique et pratique urbaine. Bref, le football n’est pas un jeu qui aurait pu naître et se développer dans les villes orientales, bien qu’après la genèse du foot en Occident, une version de petite taille a été adoptée dans d’autres pays, comme dans les ruelles étroites des pays d’Amérique du Sud et d’Asie. Est né alors un jeu différent qui fait partie des souvenirs d’enfance de chaque Iranien, et qui est appelé en persan gol koutchik (Petit but), aux règles presque entièrement différentes du football classique (officiel), car souvent il n’y a pas de terrain spécifique. On le joue n’importe où, dans les ruelles secondaires et peu fréquentées. Reste que la technologie informatique et les petits logements ont considérablement fait réduire la pratique de ce jeu merveilleux.

Curieusement, pour prendre l’exemple de Téhéran, le Petit but se jouait très souvent, peut-être plus que dans tout autre quartier, dans l’Est de Téhéran, au cœur des quartiers célèbres de Nârmak et de Tehranpârs. Une fois encore, nous croyons que ce n’est pas un hasard. Nârmak est l’un des rares quartiers de Téhéran construit par plan préconçu, étendu sur une centaine de places véritablement publiques. La place (meydân) se différencie en urbanisme du rond-point ou giratoire (falakeh) par le caractère public du premier, destiné au rassemblement des habitants et à la vie commune et collective, et, pour le second, la spécificité d’être attribué aux voitures. Le quartier Nârmak de Téhéran est constitué justement de places au sens propre, de places publiques consacrées non pas uniquement au passage des véhicules, mais aussi aux jeux d’enfants et au repos des gens du quartier. La fréquentation humaine passe donc avant la circulation motorisée. C’est sans doute la raison pour laquelle ce jeu de foot au petit but, se jouant librement et sans us ni coutumes, avait autrefois gagné une popularité et une réputation sans pareilles dans ce quartier urbain de Téhéran. Rappelons le urbi et orbi des Romains, et le fait que le foot remplace les spectacles anciens, et qu’il remplit à la fois les fonctions de la guerre et celle de la distraction.

Le football professionnel : les enjeux et les hors-jeu

Le football, tout en assumant une partie des fonctions de la guerre antique, ne lui succède pourtant pas. Loin de là, sa professionnalisation extravagante et sa commercialisation débridée progressent de jour en jour avec l’extension de la mondialisation et le règne des multinationales et des institutions financières internationales.

D’autre part, la guerre continue d’être partout jouée, d’une façon inacceptable pour un monde qui se disait dépolarisé à la suite de l’effondrement du bloc soviétique. La guerre se poursuit et se répand, d’une manière incontrôlable et illimitée, dans presque toutes les régions peu développées du monde. Le terrorisme, lui-même enfant de la guerre et du sous-développement, étend de plus en plus son champ de bataille.

De nos jours, le football est devenu, comme le cinéma et même la musique, à plus forte raison comme la guerre, une industrie, une pratique lucrative qui épuise les réserves des pays, qui transforme les joueurs professionnels en marchandises, en acteurs quelque peu aliénés, car contrairement à la plupart des ouvriers, ils aiment d’ordinaire ce qu’ils font sur le terrain, évidemment contre des rémunérations exorbitantes payées par les clubs sportifs, trop souvent rattachés aux hommes forts de la politique. <i>Gol koutchik <i>(Petit but)</i>

Mais cette monnaie à un revers aussi. Imaginons un instant les frais d’organisation des compétitions internationales qui engloutissent des sommes colossales. Prenons les coupes du monde. Outre les dépenses incalculables qu’elles prélèvent des caisses des nations souvent en voie de développement [1], la préparation de ces vastes compétitions entraîne de nombreuses autres dépenses, voire parfois des victimes humaines. Souvenons-nous de la centaine d’ouvriers qui a perdu la vie sur les chantiers du Qatar jusqu’à maintenant.

Quant à la guerre, cet art d’autrefois devenu industrie d’aujourd’hui, elle menace plus que jamais notre planète et la vie. Si tous les coins de la Terre, en particulier l’Asie et l’Afrique, restent les principaux terrains de lutte et de guerres civiles, ces dernières trouvent leur origine dans la nécessité des grandes armureries du monde à produire et à vendre de plus en plus d’armes et d’armements. Non seulement des milliers d’hommes meurent chaque année suite aux conflits armés, mais l’environnement naturel est, lui aussi, profondément endommagé par l’activité de ces usines, par l’action de ces armes et l’actualité de ces guerres. Sans compter les villes qui sont détruites chaque année, les rues et les ruelles qui sont dévastées régulièrement et, semble-t-il, même de manière systématique, pour que les urbanistes les reconstruisent à nouveau !

Notes

[1Les deux dernières éditions de la Coupe du monde ont été organisées dans deux pays du BRICS, l’Afrique du Sud (2010) et le Brésil (2014). La prochaine édition aura lieu en Russie (2018), et la suivante, au Qatar (2022).


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