N° 111, février 2015

Aperçu sur la thématique du fatalisme et de la liberté dans la poésie de Mowlânâ


Hamideh Haghighatmanesh


L’être humain est-il libre de prendre en main son propre destin, ou est-il contraint d’accepter un sort déjà fixé ? Dans quelle mesure a-t-il le droit d’intervenir dans sa destinée ? Si l’on considère Dieu comme Tout Puissant, quel pourra être le rôle propre de l’homme dans sa vie ? Si l’homme n’est pas contraint par son Créateur, pourquoi les circonstances l’empêchent-elles parfois de réaliser ce qu’il a décidé ? Quel est le statut de la fatalité ?

Ces questions complexes ont fait depuis longtemps l’objet de discussions philosophiques et savantes, certains défendant une position déterministe et rejetant toute indépendance de la volonté humaine, d’autres considérant l’homme comme un être doté de libre arbitre absolu et pouvant agir sur la base de sa propre volonté. Entre ces deux positions, il existe aussi le spectre de celles qui reconnaissent la liberté de l’homme à choisir mais soutiennent que cette liberté est relative, car le pouvoir absolu ne peut être attribué qu’à Dieu seul. Cette idée, qui se conforme à la pensée chiite à ce sujet, est aussi celle de nombreux savants et mystiques, dont celle du poète iranien, Mowlânâ Djalâleddin Roumi. Faisant allusion aux versets coraniques, ce dernier consacre bon nombre de ses vers à expliciter cet entre-deux, entre liberté et déterminisme. Adoptant une approche modérée, il explique avec précision le rapport entre l’autorité de Dieu et la liberté de l’être humain. Refusant à la fois le fatalisme et la toute-puissance humaine, il attribue à l’homme le droit de choisir sa voie et de la parcourir selon sa propre volonté, tout en soulignant que c’est néanmoins le pouvoir de Dieu qui domine ultimement la volonté de l’homme.

Mowlânâ Djalâleddin Roumi

Dans le cinquième Livre du Masnavi, Mowlânâ raconte l’histoire d’un déterministe qui change d’avis sous l’effet d’un coup de massue. Il s’agit d’un cambrioleur qui entre dans un jardin pour voler des fruits. Il monte à un arbre et commence à cueillir les fruits qu’il mange. Le jardinier arrive et voyant le voleur, lui dit : « Tu n’as pas de honte de voler en présence du Dieu Omniprésent ? ». Le voleur fataliste lui répond : « Les fruits et nos mains sont à Dieu. Nous n’avons pas de volonté ; c’est Dieu qui décide et fait ce qu’Il veut. » En réaction à ces paroles, le jardinier l’arrête et l’attache à l’arbre, puis le bat violemment. Le voleur crie : « Tu n’as pas de honte de battre en présence de Dieu l’une de Ses créatures ? » Le jardinier répond alors : « La massue et les mains, tout cela est à Dieu. Nous sommes obligés de faire ce qu’Il veut. » Le voleur se repent alors, reconnaissant l’existence de la liberté humaine.

Je me suis repenti, ô noble, de l’idée de fatalité

Est donc volonté, volonté, volonté.

Dans les Livres I, V et VI du Masnavi, le poète aborde en détail ou brièvement ce sujet, en invoquant plusieurs raisons afin de prouver l’existence du libre arbitre chez l’homme. La première raison est la conscience humaine et le fait que l’homme ressent intimement l’existence d’une volonté lui appartenant dans son for intérieur.

A nous la volonté dans ce monde précaire,

Tu n’en peux nier le sentiment clair.

Une autre raison est l’hésitation qui paralyse parfois l’homme. Si l’humain n’avait pas un certain pouvoir de décision et de liberté, l’hésitation n’aurait pas de sens.

Nous hésitons entre deux actions

Cette hésitation n’est pas sans options

***

Comment puis-je hésiter dans mon cœur

Entre l’envol ou le plongeon ?

Une autre raison encore qui prouve l’existence d’une volonté chez l’homme est l’existence de concepts comme l’ordre, l’interdiction, la promesse, la récompense et le châtiment ; ces notions ne pouvant être appliquées à un être contraint et dépourvu de liberté.

Tout le Coran est promesse, défense et ordre

Qui a-t-on jamais vu commander au marbre ?

Le remord et la honte font également parties des sentiments qui confirment l’existence de cette faculté humaine.

Si n’existait la volonté

Que seraient la honte et le regret ?

Un autre point abordé dans les poèmes de Mowlânâ est que selon lui, la volonté de l’homme est en soi le résultat de la volonté divine. Autrement dit, Dieu a octroyé ce don (la volonté) à l’homme et c’est donc ultimement le pouvoir divin qui en est à la source, d’où la notion de destinée divine (taghdir-e elâhi), ultimement placée au-dessus de l’option humaine.

Les poèmes de Mowlânâ, qui s’inspirent et s’enrichissent du Coran et des hadiths, expriment subtilement cette pensée. [1] Mowlânâ est un défenseur de l’idée du pouvoir absolu de Dieu, dominant toute chose et dont rien ne peut être le rival. La volonté indéniable de l’homme se soumet donc à la force divine. L’homme se doit d’être humble devant le pouvoir de son Créateur, car il lui est impossible de fuir Son gouvernement. En fait, l’ego de l’homme, né de sa liberté, ne doit pas le mener à se prendre pour un être tout-puissant et ignorer la domination du pouvoir absolu et du décret divin. Car selon la pensée chiite reprise par Mowlânâ, l’homme ne peut que se réfugier dans la miséricorde de Dieu, seul le Créateur pouvant protéger l’homme des conséquences parfois néfastes de ses choix.

Si ce qui change la condition des habitants du monde n’est pas le sort

Pourquoi leur condition est avec eux en désaccord ?

Le temps esquisse mille dessins et parmi eux, pas même un

N’est semblable à ce qui est dans le miroir de notre dessein

Manuscrit ancien du Masnavi de Mowlânâ, Iran, 1479

Ce qui est certain, c’est que l’existence d’une destinée divine n’est pas incompatible avec la volonté humaine. Au lieu de les ignorer ou de refuser leur caractère réel, l’homme se doit de découvrir les rapports subtils qu’elles entretiennent ensemble afin de pouvoir découvrir le rôle qui lui échoit dans cet univers. La meilleure solution apparaît donc être celle consistant à reconnaître sa liberté relative ainsi que ses limites, en acceptant en même temps l’existence d’une force divine située au-delà du pouvoir humain et qui le maîtrise. Sur cette base, la croyance de l’homme en l’ascendance du pouvoir divin ne doit pas l’empêcher de déployer tous ses efforts pour réaliser ses projets de vie. En résumé, la liberté de l’homme ne signifie pas que tout se passera nécessairement selon sa volonté, tandis que la reconnaissance de la destinée divine ne doit pas être source de découragement ni d’absence d’effort dans l’attente d’un destin fixé d’avance.

Mais le destin est juste, de même que l’effort de l’homme

L’ensemble des événements du monde est fondé sur des rapports de cause à effet. Tout se réalise selon une chaîne de causes, mais la cause finale demeure l’autorité de Dieu. Les causes apparentes, que l’on qualifie de "naturelles", sont soumises à des causes divines et invisibles. L’une des raisons de l’existence des miracles est d’ailleurs d’attirer l’attention des créatures sur le fait qu’au-delà du monde perceptible existe un monde occulte, invisible et spirituel, influençant l’ensemble des choses sensibles. Mais encore une fois, rien de tout cela ne vient remettre en cause la volonté et l’effort humains qui peuvent surmonter tous les obstacles. C’est aussi dans ce sens que la mission des prophètes est d’inviter l’homme à suivre la voie de Dieu, ce qui implique pour condition de l’homme la liberté de choisir ou non ce chemin.

L’ombre de la Vérité plane au-dessus de la créature

Celui qui cherche, enfin trouve

Si tu frappes à une porte, dit le prophète,

En sortira toujours quelqu’un

Mais après tout, selon Mowlânâ, c’est la faveur de Dieu qui valorise les efforts de l’homme, car c’est grâce à elle que l’homme peut atteindre son but. La première est inébranlable, tandis que les seconds peuvent être entachés d’illusions, de doutes et d’erreurs.

La bonté divine est meilleure que des centaines d’efforts

L’effort en danger face à des centaines de torts

Se plaignant de la volonté qui mène l’homme à la dérive et au doute, Mowlânâ sollicite la protection de Dieu contre les conséquences éventuellement néfastes de cette liberté. Il demande à Dieu de le sauver et de le diriger vers le monde de l’Amour divin car selon lui, seul cet Amour est susceptible de mettre un terme au débat sur la prédestination et le libre arbitre.

O Dieu Généreux et Tolérant

Protège-moi de ce choix menant à la dérive !

***

Bien que Tu sois le But de ce chemin dérivé

Sa bifurcation cause peine et difficulté

***

L’Amour seul coupe tout débat et parleur

C’est Lui le seul secoureur

Mowlânâ, qui cherche de tout son être à s’enivrer de l’Amour divin, encourage le genre humain à partir en quête pour atteindre l’exaltation.

Essaie de trouver le vin de la coupe de la Vérité !

C’est à ce moment que tu seras sans volonté

La volonté sera désormais ce vin

Tu seras ivre et excusé sans fin

Selon Mowlânâ, le remède aux problèmes humains et la voie de la félicité éternelle réside exclusivement dans l’Amour (’eshgh) divin et le fait de se noyer ou s’éteindre (fanâ’) dans son infinité. Mais comment atteindre cet Amour véritable ? L’amour terrestre étant le reflet de l’Amour divin, le premier peut devenir l’échelle permettant d’atteindre le second. Et même lorsqu’un homme s’éprend d’un autre être, il s’éprend en réalité de la splendeur de l’éternelle beauté divine reflétée par la beauté apparente des créatures. L’Amour divin se cache derrière le masque de l’amour terrestre, même si l’amoureux n’en a pas conscience. Toute beauté constitue en réalité une manifestation de la Beauté éternelle se révélant au travers des apparences visibles ; Beauté de l’Aimé Eternel.

Du visage, si tu t’es épris

Pourquoi l’as-tu délaissé dès qu’il s’éteignit

Le visage demeure le même, pourquoi donc ce retrait ?

Ô amant, cherche ton vrai Bien-Aimé !

Le rayon du soleil brillant sur le mur

Est un éclat emprunté que trouva ce mur

Il appartient à l’ensemble des créatures de trouver et de connaître leur véritable Aimé ; l’amour à l’égard de tout être devant ultimement mener l’homme à l’Amour du Créateur de cet être. L’homme tombe amoureux de la Beauté divine se reflétant dans le miroir de la créature ; sentiment qui demeure, même si l’homme est loin de l’être qu’il aime - car c’est cet Amour qui compte, indépendamment de toute apparence et de toute distance, Amour ressenti par l’Ame que Dieu a insufflé dans le corps humain et qui mène à Lui. Comme l’exprime Mowlânâ dans le troisième livre du Masnavi, c’est ce même Amour qui lie toutes les créatures de cet univers l’une à l’autre, et forme des couples qui assurent la perpétuation de la vie selon un dessein divin :

La Sagesse de Dieu quant au sort

Fit de nous amoureux l’un de l’autre

Tous les êtres formant une paire

Chacun est amoureux de son partenaire

Par conséquent, cet univers est fondé sur ce flux d’Amour invisible dans l’âme de chaque être, de chaque molécule. En ce qu’il fait partie de cet univers, l’homme ne peut parcourir le chemin de sa vie qu’avec l’Amour ; cet Amour existant au fond de son cœur, de son âme ; le sens unique de son existence…

Source :
- Homâ’i, Djalâleddin, Mowlavi-Nâmeh (tome I, II), Ed. Mo’asseseh-ye Nashr-e Homâ, Téhéran, 1997.

Notes

[1A titre d’exemple, sourate 19, verset 35 ; sourate 13, verset 11 ; sourate 10, verset 107, etc.


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