N° 111, février 2015

Les vitraux et leur symbolique en Iran : l’univers imaginaire des secrets


Zeinab Golestâni, Zohreh Golestâni


Mosquée Nasir-ol-Molk, Shirâz

Faisant le pont entre le ciel et la terre, l’homme et le monde, la matière et le sens, l’art et l’architecture de l’islam cherchent à imiter le céleste. La mimesis se définit, dans les pensées musulmanes d’inspiration néo-platonicienne et hindoue, comme la manifestation de réalités transcendantes au travers de formes choisies par des artistes et architectes afin de refléter des significations spirituelles. Ainsi, la terre devient le miroir du ciel et la forme, celui du sens. Dans cette vision, l’homme, qui est un microcosme, reflète tout un univers où se manifeste le Dieu aux Noms Sacrés manifestés par cet univers. Il faut donc préciser la relation de l’homme au monde, ainsi que celle de Dieu au monde. Aux yeux de Mohammad Ghazzâli (1058-1111), le monde est un édifice dont Dieu est l’Architecte. Sur cette base, les noms divins de Créateur (khâliq), Démiurge (bâri’ [1]) et Celui qui confère les formes (mosawwir) sont synonymes : "Tout ce qui sort du néant pour exister a en premier lieu besoin d’être déterminé, puis d’être existentié selon cette détermination, et en troisième lieu et après l’existentiation, à se voir conférer une forme […]. Dieu le Très-Haut est Créateur dans le sens où Il est Celui qui détermine ; Il est Démiurge dans le sens où Il est Créateur-Inventeur ; et Celui qui confère les formes dans le sens où Il ordonne les formes des êtres créés selon la meilleure ordonnance. […]. [Le créé] est comme un édifice, il a donc besoin d’un Déterminant qui crée ce qui est nécessaire dont le bois, le torchis, la surface de la terre, le nombre des bâtiments, la longueur et la hauteur. C’est ensuite l’ingénieur/ le géomètre qui s’en charge ; il en réalise l’esquisse et le figure. […] L’édifice a ensuite besoin d’un maçon connaissant les principes de construction. […] Puis il a besoin d’un décorateur qui sculpte sa façade et embellit son apparence extérieure, et ce décorateur est autre que le maçon. […] Ce sont les différentes dimensions de la détermination d’un édifice, et il n’en est pas de même concernant les actes du Très-Haut, car il est à la fois le Déterminant, l’Unificateur, l’Artisan, Il est ainsi le Créateur, le Démiurge et Celui qui confère les Formes." [2]

Vitrail peint

La géométrie possède une place privilégiée parmi les sciences islamiques, notamment de par son lien étroit avec la notion de décret divin dans le Coran, qui fait écho à la détermination divine. Ce lien se retrouve en architecture et dans les formes géométriques des arabesques, largement utilisées par les architectes musulmans. Dans l’art islamique, l’ingénieur ou le géomètre [3] représente des images du mundus imaginalis en deux dimensions : abstraite et concrète. La première dimension se manifeste dans les formes abstraites, alors que la deuxième se révèle dans l’architecture. Certains auteurs valorisent même l’architecture et la maçonnerie aux dépens des autres métiers : "Ne t’étonne pas que toutes les sciences soient vivantes grâce à la géométrie… Aucun instrument n’est utilisé sans qu’il n’y ait une exacte symétrie ; l’outil ou l’instrument est la terre et la géométrie est… la mesure de la terre. C’est la raison pour laquelle on dit que tout homme vit grâce à la géométrie. Et tu comprendras que parmi tous les métiers du monde… La maçonnerie est le meilleur, et le savoir du maçon est constitué surtout de géométrie." [4]

Dans cette culture, l’un des matériaux privilégiés des architectes est le verre, transparent, lisse et fragile, qui symbolise la lumière. En 1914, l’écrivain allemand Paul Scheerbart, expliquait dans son ouvrage Glassarchitektur, comment l’usage du verre en architecture allait contribuer à rendre la société contemporaine meilleure : "Nous habitons la plupart du temps dans des espaces clos.

Fenêtre à guillotine

Cela constitue l’environnement dans lequel se développe notre culture. Notre culture est dans un sens un produit de notre architecture. Si nous souhaitons élever notre culture, nous sommes forcés de transformer notre architecture. Et cela ne sera possible que si nous ôtons la qualité comprise dans les espaces dans lesquels nous vivons. Cela ne peut être réalisé que par l’introduction de l’architecture du verre qui permet à la lumière du soleil et au clair de la lune et des étoiles de pénétrer dans nos chambres, non pas seulement à travers un nombre limité de fenêtres, mais de façon simultanée et par le plus grand nombre possible de murs en verres - de couleur. Le nouvel environnement que nous créerons doit ainsi apporter une nouvelle culture." [5]

La production du verre aurait commencé en Mésopotamie et en Egypte. Les Romains ont également appris l’art de la verrerie et développé leur propre production de verres transparents. Après l’apparition du christianisme, les chrétiens ont utilisé le verre dans la représentation de leurs thèmes religieux. Dans le monde musulman, l’industrie verrière, déjà bien connue en Perse et en Asie mineure avant l’islam, commence à se développer à grande échelle dans les dernières décennies du XIIe siècle et connaît son apogée durant la première moitié du XIVe siècle.

Les noms de Mohammad, Ali, Fatima, Hassan et Hossein calligraphiés, Réf : Seyf Hâdi, 1992.

Le verre connaît un développement de sa production, notamment sous forme de récipients utilisés au quotidien, en Syrie, contrée célèbre pour le goût et la finesse de son artisanat. En même temps, la production d’objets en verre connaît également un accroissement en Egypte, en Irak et en Iran. Dans ce dernier pays, la confection de fins objets en verre atteint son apogée sous les Safavides, notamment grâce aux contacts avec les marchands européens. Dans son journal de voyage, Jean Chardin évoque l’industrie florissante du verre en Iran, en particulier à Shirâz, alors capitale de l’art de la verrerie.

La teinture du verre et la fabrication de vitraux colorés est également un art très en vogue chez les artisans musulmans dès le VIIIe siècle. Peu de matériel est nécessaire aux artistes : quelques oxydes coloriés, de la térébenthine, des huiles spéciales. Après être peints, les verres sont cuits deux à quatre heures dans un four chauffé à 500-600°C pour que les couleurs soient définitivement fixées.

Traditionnellement, l’art du vitrail - qui très vite rivalisa avec les plus importants arts islamiques - met en scène les personnages sacrés de l’islam tels que le Prophète ou les Imâms chiites. Au fil du temps, le vitrail islamique intègre de nouveaux motifs tels que les fleurs ou, à partir du XVIIe siècle, des perspectives picturales comme des ponts, des façades, des paysages, etc. Les portraits des rois et des princes, les fables populaires, les récits du Shâhnâmeh, le martyre de l’Imâm Hossein constituent autant de motifs classiques des grands maîtres verriers iraniens tels que Seyyed Kâzem Shirâzi ou Seyyed Hossein Arab.

Représentation de ‘Abbâs ibn ‘Ali, Réf : Seyf Hâdi, 1992.

En Iran, c’est en particulier à l’époque safavide que la confection de vitraux se généralise. De cette époque, il ne reste désormais que quelques bâtiments dont les palais Tchehel Sotoun, Hasht Behesht et Angourestân-e Shâh Abbâsi (le vignoble de Shâh Abbâs) à Ispahan, le palais de Farrokhâbâd à Sâri, la Maison Ghafouri à Mashhad et la Maison Khoshnevis à Yazd. D’admirables fenêtres à guillotine agrémentaient ces constructions.

Le verre, associé à « la plus immatérielle et la plus précieuse des valeurs, la lumière » [6] a toujours bénéficié d’une image particulière parmi les matériaux de construction. La mise à jour de ce matériau sous la forme des fenêtres à guillotine, généralisées à l’époque qâdjâre, a généré de splendides monuments, tels que la mosquée Nasir-ol-Molk à Shirâz, où l’utilisation prodigieuse du verre introduit de magnifiques effets lumineux grâce à des jeux de réflexion, de transparence et de couleurs. Cette mosquée, située près du mausolée de Shâh Tcherâgh sur l’avenue Lotf-Ali Khân Zand a été construite en 1888 par Hassan-Ali Nasir-ol-Molk. La cour de la mosquée est agrémentée d’un grand bassin, avec au nord la Voûte aux perles (tâgh-e morvârid), à l’est la salle de prière aux sept colonnes de pierre, au sud deux minarets et à l’ouest la salle de prière principale aux portillons ornés de vitraux. La voûte de cette salle décorée en briques repose sur douze colonnes de pierre - en référence aux douze Imâms. Sept portes en bois ornées de vitraux relient cette salle à la mosquée. La fenêtre à guillotine, qui apporte lumière et couleurs à cette mosquée, désigne une porte ou une fenêtre s’ouvrant verticalement et dont le châssis est fait de bois incrusté de divers motifs géométriques ou végétaux. Les vitraux sont enserrés dans ce cadre en bois. Dans les régions sèches ou humides de l’Iran, ces fenêtres servaient à réguler la lumière des maisons et à éloigner les insectes nuisibles.

La lumière et la couleur ont une place centrale dans la pensée iranienne tant zoroastrienne qu’islamique. Zoroastre divise le monde en deux : Menok, le monde lumineux spirituel, et Getik, le monde des ténèbres physiques. Le Coran décrit Dieu comme étant "la lumière des cieux et de la terre." [7] Dans la culture islamique, elle est à l’origine de toute présence et de toute manifestation existentielle.

Fleurs et oiseaux, Réf : Seyf Hâdi, 1992.

Le passage des créatures du néant à l’existence se fait grâce à la lumière qui transforme l’invisible en visible, et l’absence en présence. Cette symbolique est très présente dans l’architecture islamique, où la lumière représente la manifestation divine et permet à l’espace terrestre d’être transcendé en espace spirituel grâce à cet élément naturel. Elle adoucit aussi la dureté et la froideur des autres matériaux pour faire de l’édifice un refuge pour l’âme du croyant emprisonné au sein de la matière.

La lumière est elle-même source de beauté, néanmoins, elle se dévoile dans toutes ses nuances au travers des couleurs. Dans ce sens, Dieu n’est pas seulement Lumière, mais aussi couleur : « C’est la teinte (sibgha) [8] d’Allah, et qui est meilleur qu’Allah en Sa teinte ? Et nous L’adorons. » [9]. Bar Hebraeus compare Dieu à une lumière sans couleur et les créatures à un verre coloré ; Il se manifeste donc par Ses créatures au travers de la teinte propre à chacune d’elle tout en restant unique, tout comme nous percevons différentes couleurs grâce à une lumière unique.

Selon cette pensée, tout au long de son acheminement, les couleurs deviennent un guide pour le mystique, chacune manifestant une signification céleste particulière. Le rouge est ainsi un signe de la solennité divine : "La rose, dit le Prophète, est le signe de la somptuosité d’Allah". Dans ce sens, le mystique persan Rouzbehân Baghli déclare avoir découvert la solennité divine dans la couleur rouge.

Dans l’architecture islamique, les mosquées aux lumières et couleurs somptueuses ne symbolisent pas seulement la richesse de la création divine, mais aussi la générosité illimitée de Dieu qui crée continuellement. Matériau aux multiples facettes, le verre comprend une riche symbolique. Matériau intermédiaire, il manifeste les significations célestes sous des formes terrestres et crée une atmosphère propice au recueillement, permettant à l’âme de s’élever et de s’ouvrir à d’autres horizons.

Femmes qâdjâres, Réf : Seyf Hâdi, 1992.

Bibliographie :
- Bolkhâri Qahi, Hassan, Dar bâb-e nazariyeh-ye mohâkât, mafhoum-e honar dar falsafeh-ye younâni va hekmat-e eslâmi (Sur le principe de la mimesis, le concept de l’art dans la philosophie grecque et la sagesse islamique), Téhéran, éd. Hermès, 1e éd., 2013.
- Bolkhâri Qahi, Hassan, Mabâni-e erfâni-e honar va me’mâri-ye eslâmi (Principes mystiques de l’art et de l’architecture islamiques), Téhéran, éd. Soureh Mehr, 2e éd., 2009.
- Movahhed, Samad, Negâhi be sartchesmeh-hâye hekmat-e eshrâgh va mafhoumhâ-ye bonyâdin-e ân (Un regard sur les ressources de l’Illuminisme et ses concepts fondamentaux), Téhéran, éd. Tahouri, 2e éd., 2005.
- Ahmadi Shalmâni, Mohammad Hossein, Me’mâri-e moâser-e masâjed (L’architecture contemporaine des mosquées), Téhéran, éd. Farhikhtegân-e- Dâneshgâh, 2011.
- Yâvari Hossein, Shishehgari-ye dasti dar Irân (L’artisanat verrier en Iran), Téhéran, éd. Soureh Mehr, 2e éd., 2008.
- Kârhâ-ye shisheh (Artisanats verriers), Coopération de l’Université Oxford, Ed. Azimut & Institut Nour, Vol. 10, Nâser D. Khalili, 2008.
- Dubois Petroff, Marie-Pierre, Le Verre, Editions Charles Massin, Paris, 2006.
- Sarjouyi آvâ, Shisheh-hâye manqoush (Les verres peints), Mémoire de Maîtrise, Faculté d’Arts de l’Université Al-Zahrâ, Téhéran, 2002.
- Seyf, Hâdi, Naghâshi posht-e shisheh (La peinture sous verre), Téhéran, éd. Soroush, 1992.
- Dimand, M. S., A Handbook of Muhammadan Art, traduit en persan par Abdollâh Faryâr, Téhéran, éd. Elmi Farhangi, Téhéran, 1986.
- Shafi’ipour Asiyeh, Orossi dar me’mâri-e sonati-e Irân (Les portes et fenêtres à guillotine dans l’architecture traditionnelle iranienne), in Revue Trimestrielle Honar (Art), no. 68, pp. 164-182.
- Olsson Gertrud, Paul Scheerbart’s utopia of coloured glass, www.fadu.uba.ar /…/ 194-197. Pdf.
- www.docomomoquebec.uqam.ca, page consultée le 18 novembre 2014.

Notes

[1Cet adjectif est dérivé de la racine bara’a (بَرَی) qui signifie tailler.

[2Bolkhâri Qahi, 2013, p. 160. Citation de Mohammad Ghazzâli in Maghsad al-asna fi sharh-e asmâ-e Allah al-hosnâ.

[3mohandis en arabe, terme de la même famille que hindesa qui signifie « géométrie ».

[4Bolkhâri Qahi, 2009, p. 410. Citation de Anâser-e banâ (Les éléments du bâtiment), auteur anonyme.

[5Olsson Gertrud, p. 194.

[6Dubois Petroff, Marie-Pierre, p. 6.

[7Sourate 24 (La lumière), verset 35.

[8Sibgha signifie en arabe "couleur" ou "teinte". Dans les traductions françaises du Coran, ce mot est traduit par religion.

[9Sourate 1 (La vache), verset 138 « صبغه الله و من احسن من الله صبغه و نحن له عابدون ».


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