N° 35, octobre 2008

Le tourisme religieux, "clé de voûte" du secteur touristique iranien ?


Sarah Mirdâmâdi


Outre ses nombreuses richesses naturelles et culturelles, l’Iran dispose d’un autre atout pouvant favoriser le développement de son secteur touristique : la présence de nombreux sites et sanctuaires religieux qui attirent chaque année des centaines de milliers de pèlerins chiites iraniens, mais également d’Irak, du Pakistan, d’Arabie Saoudite et des pays du Golfe persique et a favorisé depuis déjà plusieurs siècles le développement de ce que l’on pourrait appeler un "tourisme religieux" [1]. Si, en persan, le tourisme est traduit par le mot "jahângardi" ou "gardeshgari" qui évoque la même idée de "tour", ce que nous appellerons à défaut ici le tourisme religieux est davantage exprimé par la notion de "ziyârat" évoquant en persan à la fois l’idée de "visite" et de "pèlerinage". Véritable pilier de l’immense potentiel touristique de l’Iran, le tourisme religieux est au centre de nombreux enjeux économiques, commerciaux ainsi que socio-culturels. Cependant, ce secteur souffre toujours d’un manque cruel d’infrastructures qui empêche le développement de l’ensemble de ses potentialités, dans un contexte où l’afflux des pèlerins nationaux et internationaux ne cesse de croître.

Sens général du pèlerinage et panorama des sites iraniens

Le pèlerinage est central dans l’islam. Outre le pèlerinage obligatoire à la Mecque (hajj) qui constitue l’un des cinq piliers, le chiisme encourage vivement les visites (ziyârat) aux sanctuaires des Imâms et autres grandes personnalités religieuses du chiisme, qui constituent des intercesseurs essentiel des requêtes des pèlerins. De façon générale, la visite de tombes est recommandée par l’islam, en ce qu’elle est censée rappeler la fin de l’homme et sa prochaine vie dans l’au-delà. Outre leur dimension religieuse, la richesse artistique et historique de ces lieux attire également de nombreux touristes iraniens et étrangers intéressés par la culture et l’architecture islamique. Si les villes saintes de Mashhad, où est enterré l’Imâm Rezâ, huitième imâm du chiisme duodécimain [2], et de Qom, ou repose Fâtima Ma’souma, sœur de ce dernier, constituent les deux pôles principaux du tourisme religieux iranien, ce pays n’en abrite pas moins de nombreux autres sanctuaires, mausolées et mosquées attirant chaque année plusieurs centaines de milliers de pèlerins. On peut notamment citer le mausolée de Shâh Abdolazim, descendant de l’Imâm Hassan, mort en martyr au IXe siècle, situé à Shahr-e Rey au sud de Téhéran, le mausolée Shâh Cherâgh à Shirâz, l’Imâmzâdeh [3] Esmâ’il à Ispahan, dont l’origine du bâtiment remonterait au début de l’Islam et le minaret ainsi que les extensions réalisées ultérieurement de l’époque seldjoukide, l’Imâmzâdeh Sâleh à Tajrish… ainsi qu’une multitude de sanctuaires édifiés à la mémoire de descendants d’Imâms ou de grandes personnalités religieuses. Enfin, le mausolée de l’Imâm Khomeiny, situé au sud de Téhéran, constitue également une étape lors des tours organisés pour les pèlerins étrangers tout en faisant office de lieu de repos pour de nombreux voyageurs.

Mashhad, première ville sainte d’Iran

La première ville sainte d’Iran, qui abrite le sanctuaire [4] de l’Imâm Rezâ, huitième imâm chiite, accueille près de 20 millions de pèlerins par an. L’ensemble abrite également plusieurs écoles théologiques ainsi qu’un musée rassemblant notamment de nombreux trésors de la miniature perse et de vieux manuscrits calligraphiés. Le mausolée et l’ensemble des institutions qui lui sont rattachées sont gérés administrativement par l’organisation Ostan Qods Razavi, qui est essentiellement financée par des donations.

Seconde ville d’Iran de par sa taille et le nombre de ses habitants, Mashhad n’était qu’un petit village appelé Sanâbâd au début du IXe siècle. Par la suite, la construction du sanctuaire de l’Imâm Rezâ favorisa un afflux de pèlerins qui contribua au développement de la ville par la suite rebaptisée "Mashhad al-Razavi" c’est-à-dire "lieu du martyr de l’Imâm Rezâ". La ville connut plusieurs invasions et le sanctuaire lui-même fut détruit et reconstruit à plusieurs reprises. A l’instar de Qom, elle connut un prodigieux développement sous la dynastie safavide, durant laquelle furent également construites plusieurs grandes écoles religieuses à proximité du sanctuaire. Les derniers dégâts importants subis par le sanctuaire remontent à son bombardement par les Russes en 1912.

La ville comporte également d’autres attractions telles que la célèbre mosquée de Goharshâd datant du XVe siècle, ainsi que des sites touristiques situés aux environs, tels que les tombes des poètes ’Attâr et Khayyâm à Neyshâbour, ou encore celle de Ferdowsi à Tûs. La ville de Mashhad dispose également de grands parcs et de grands centres commerciaux modernes ont été construits au cours de ces dernières années.

La ville est desservie par de nombreux autobus, plusieurs liaisons ferroviaires quotidiennes, ainsi que par l’aéroport international de Mashhad qui assure des liaisons nationales et internationales, essentiellement avec les pays arabes environnants.

Sanctuaire de l’Imâm Rezâ à Mashhad
Sacredsites

Cependant, il reste encore beaucoup à faire afin que l’offre puisse répondre à la demande massive des pèlerins, les Iraniens eux-mêmes devant réserver leur billet d’avion ou de train parfois plusieurs semaines à l’avance dans l’espoir d’avoir une place, ou avoir recours à des vols "charters" qui coûtent le double du prix normal - quand eux aussi n’affichent pas complet. Un manque d’infrastructures dans le domaine hôtelier limite également l’afflux des pèlerins et entrave l’application d’une politique gouvernementale cherchant à faire de l’Iran un lieu de passage des pèlerins désirant effectuer leur "Hajj" ou le Grand Pèlerinage en Arabie Saoudite, leur permettant de visiter plusieurs sanctuaires religieux importants en chemin.

La ville sainte de Qom, centre théologique de l’Iran

Haut centre théologique du pays abritant le sanctuaire de Fâtima Ma’souma, sœur de l’Imâm Rezâ, Qom constitue également l’une des principales destinations des pèlerins iraniens et étrangers venant essentiellement de Bahreïn, du Koweït, du Qatar, du Liban, de l’Arabie Saoudite, dont le nombre a été estimé à environ 12 millions par an. [5]

"Kom" était déjà une ville avant l’émergence de l’islam, comme l’attestent plusieurs découvertes archéologiques de monuments remontant au cinquième millénaire av. J.-C. ; elle prit le nom de "Qom" peu après sa conquête par les Arabes au VIIe siècle. La cité connut un développement important jusqu’aux invasions mongoles, où elle fut quasiment détruite, pour connaître de nouveau une période faste à la fin du XIVe siècle et s’affirmer comme un centre religieux et théologique important sous les Safavides, qui construisirent le sanctuaire actuel où repose Fâtima Ma’souma. La ville subit d’importantes destructions lors des invasions afghanes et paya un lourd tribut à l’issue de la lutte de pouvoir entre les dynasties zand et qâdjâre, avant de connaître une nouvelle ère de prospérité durant le règne de cette dernière. Au XXe siècle, Qom fut également le foyer de l’organisation de la résistance au régime du Shâh par l’Imam Khomeiny, pour demeurer aujourd’hui le centre religieux et théologique le plus important du chiisme.

Outre le sanctuaire de Fâtima Ma’souma, la ville et ses environs comportent de nombreuses attractions tels que la mosquée du vendredi, le bazar, le musée du sanctuaire - l’un des plus vieux d’Iran, rassemblant de nombreuses miniatures et objets artisanaux anciens , ainsi que des sites naturels tels que le grand lac salé Namak et les grottes Kahak et Vashnuh. Les efforts des autorités se sont donc portés sur l’amélioration des infrastructures à proximité de ces autres lieux touristiques afin d’associer le tourisme religieux à un tourisme plus "classique" consistant à découvrir la richesse du milieu naturel de la province. La ville même abrite également plusieurs Imâmzâdeh (Imâmzâdeh Ali Ebne Ja’far, Hamzeh, Esmâ’il, Soltân Mohammad Sharif…) mais également la bibliothèque Mar’ashi Nadjafi, qui rassemble plusieurs centaines de milliers de vieux manuscrits originaux et copiés, ou encore, près du sanctuaire, l’Ecole Feizieh (Madresseh Feizieh), haut centre historique d’études islamiques. Qom abrite aussi de nombreux séminaires chiites qui attirent de nombreux étudiants étrangers chaque année et font de cette ville l’un des plus importants centres théologiques de la zone avec Nadjaf. Près de 50 000 étudiants venant de 70 pays différents y étudieraient la théologie. Qom dispose également de séminaires destinés aux étudiants non chiites. Enfin, la présence de la mosquée de Jamkarân à une dizaine de kilomètres au sud-est de Qom constitue également un haut lieu de pèlerinage chiite, particulièrement les mardis soirs, jour ou un sheikh nommé Hasan Jamkarâni reçu la visite de l’Imâm "Mahdi", le Douzième imam attendu des chiites, durant le mois de Ramadan de l’an 984.

Le rôle des Irakiens

Durant les années du règne de Saddam et au cours de ces dernières années, de nombreux irakiens chiites ont choisi de s’établir à Mashhad et à Qom pour fuir l’instabilité et les violences de leur pays, choix leur permettant également de vivre à proximité de l’un des hauts lieux saints du chiisme et aux côtés de personnes partageant leur foi, en toute sécurité, loin des tensions interconfessionnelles locales. Le but premier n’est donc ici pas le "tourisme" à proprement parler, mais bel et bien la recherche de meilleures conditions de vie à plus ou moins long terme. Du fait des liens d’entraide au sein de la communauté chiite et de l’accueil plutôt favorable qui leur est réservé et malgré la barrière linguistique, beaucoup d’immigrés irakiens se sentent ainsi plus proches des iraniens que de leurs compatriotes sunnites avec qui ils partagent néanmoins la langue, la nationalité et l’ethnicité.

Sanctuaire de Fâtima Ma’souma, sœur de l’Imâm Rezâ, Qom
Photo : Mohammad-Amin Youssefi

De façon plus générale, à la suite de la réouverture des frontières et de la restauration des liens culturo-économiques entre les deux pays après la chute de Saddam, de nombreux irakiens se rendent désormais en Iran, venant ainsi contrebalancer les flux de milliers de pèlerins iraniens chiites visitant annuellement les villes saintes de Nadjaf et de Kerbala. Ainsi, près de 750 000 irakiens auraient voyagé en Iran depuis la chute de Saddam grâce à l’obtention relativement aisée de visas de pèlerinage de trois mois, nombre d’entre eux n’hésitant cependant pas à prolonger leur séjour pour profiter quelques temps d’une atmosphère plus pacifiée, ou encore se faire soigner ou suivre des cours de théologie. [6]

Mashhad et Qom leur offrent également certaines facilités, bien que sommaires ; les plus défavorisés ayant la possibilité de dormir gratuitement au sein de mosquées spécialement destinées à les accueillir. Ils y trouvent le plus souvent des ouvrages consacrés à l’Imam Khomeiny et certains de ses discours traduits en arabe, ceci dans le but de promouvoir les valeurs de la République islamique et d’achever la discréditation et la délégitimisation de la guerre instiguée par Saddam Hussein contre l’Iran. Cet accueil est donc inséparable d’une certaine propagation des valeurs de la révolution de 1979 et des principes fondateurs du chiisme en général. Plusieurs milliers d’Irakiens effectuent ainsi de constantes allées-et-venues tous les trois mois pour renouveler leurs visas, sans compter les milliers d’autres demeurant illégalement en Iran.

Les problèmes liés à un manque d’infrastructures

Le "tourisme religieux" est au centre d’importants enjeux financiers, et à titre d’exemple, l’afflux perpétuel des pèlerins à Mashhad rapporterait à la ville près de 2 000 billions de rials de profits par an. [7] Les recettes dégagées par les pèlerinages ont favorisé l’émergence d’une véritable "économie morale" du pèlerinage. En outre, le pèlerinage s’accompagne de certaines activités extra-religieuses - achats, divertissements…- qui représentent d’importants enjeux financiers, mais également socioculturels et éthiques, tout en ayant des retombées positives dans le secteur de l’emploi et du commerce. Face à l’ampleur de l’enjeu, près de 14 ministères et de nombreux organismes annexes s’efforcent de promouvoir le tourisme religieux et de répondre à la demande croissante d’infrastructures aux côtés de l’organisation de l’héritage culturel iranien et de l’Organisation du Tourisme.

Cependant, malgré ces efforts et faute d’infrastructures hôtelières en nombre suffisant, de nombreux lieux de pèlerinage ne parviennent pas à répondre à l’afflux constant des pèlerins. Ainsi, à Mashhad comme à Qom, le manque d’infrastructures hôtelières limite fortement l’afflux des pèlerins ; concernant cette dernière, beaucoup d’Iraniens venus de Téhéran ou des alentours choisissent de ne passer que quelques heures dans la ville.

Mosquée de Jamkarân située à quelques kilomètres au sud-est de Qom
Beautiesofiran

Parmi les problèmes majeurs, nous pouvons également évoquer le manque d’infrastructures routières et de routes praticables menant aux attractions "hors sentiers battus", le nombre insuffisant de personnel formé, le manque de publicité concernant l’ensemble des sites touristiques à proximité d’un lieu saint, tant sur place (offices de tourismes) qu’au travers de brochures et de sites internet présentant l’ensemble des sites en plusieurs langues… A ce titre, l’organisation d’une conférence internationale consacrée au tourisme dans les pays islamiques en mars 2007 a permis de mettre en lumière certaines difficultés existantes, sans que des politiques concrètes aient forcément suivi par la suite… Il reste en effet beaucoup à faire afin de valoriser l’ensemble des lieux de pèlerinage présents en Iran, un secteur qui, en l’absence d’un réel développement d’un tourisme strictement culturel, peut être considéré comme la véritable clé de voûte du tourisme de ce pays. Ainsi, si le tourisme étranger non religieux reste soumis à l’évolution de la situation internationale et fragilisée par l’image négative de l’Iran hors du pays, le tourisme religieux demeure largement imperméable à ces phénomènes et la croissance inlassable du nombre de pèlerins offre des conditions plus que favorables à la réalisation d’investissements sur le long terme, notamment dans le domaine hôtelier et des transports. L’Iran pourrait également s’efforcer d’attirer certains financements étrangers, notamment au travers de la Banque Islamique de développement ou autres institutions islamiques de développement internationales.

Parmi les priorités futures, nous pourrions également évoquer la nécessité de faciliter les possibilités d’investissement du secteur privé dans ce secteur, de mettre en valeur des sites situés dans des régions plus reculées et donc plus difficiles d’accès, ainsi que de faciliter l’octroi de visas aux pèlerins étrangers. De façon plus générale, le développement du secteur touristique pourrait permettre de diversifier une économie trop dépendante des revenus issus des exportations de pétrole ainsi que de mieux faire découvrir la richesse du patrimoine religio-culturel iranien aux chiites comme aux non-chiites.

Notes

[1Cette notion est en soi discutable, étant donné qu’il n’existe pas vraiment de "tourisme laïc" auquel pourrait s’opposer cette notion.

[2L’Imâm Rezâ (Ali ibn Moussa al-Rida) fut empoisonné par le calife abbaside al-Ma’moun.

[3Imâmzâdeh signifie "descendant d’un Imâm".

[4Ce sanctuaire date du IXe siècle.

[5Selon Heidarabadi, Seyed Mahdi in "Strategies for planning domestic and international tourism development of Qom Province with emphasis on religious Tourism", Lulea tekniska universitet, 2008.

[6Cette facilité dans l’octroi des visas a notamment été motivée par la volonté du gouvernement iranien d’étendre son influence au sein de la population irakienne chiite, et propose également certaines facilités notamment dans l’accès au logement et aux soins médicaux.

[7Selon un rapport de l’ISNA.


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