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Mehrâsâ Gheibi est l’auteur d’un ouvrage édité en 2006, réédité en 2010, par Hirmand Publisher à Téhéran, intitulé An 8,000 History of Persian Costume (Hasht Hezâr Sâl Târikh-e Poushâk-e Aqvâm-e Irâni). Cet ouvrage retrace l’histoire du costume persan, depuis les premières traces archéologiques qui datent de 8000 ans, jusqu’à la fin de la période qâdjâre au début du 20e siècle. [1]
Ses recherches s’arrêtent à l’époque qâdjâre où s’affiche encore un costume iranien typique et traditionnel. Sous la dynastie Pahlavi, c’est l’époque moderne et européanisée qui apparaît en Iran. De nos jours, c’est encore le cas pour le costume masculin. La diversité du costume féminin contemporain, depuis la Révolution islamique, est telle - variant considérablement entre la journée et le soir, entre la sphère privée et la sphère publique - qu’il est difficile d’en établir une typologie significative.
Mehrâsâ Gheibi a bien voulu commenter, pour La Revue de Téhéran, cet ouvrage écrit en persan, richement documenté par de nombreuses illustrations iconographiques et complété par une présentation de quelques pages en anglais, traduites par le Dr Manouchehr Gheibi. Dans cet ouvrage, elle fait apparaître le goût du beau que les Iraniens ont toujours montré dans leur manière de se vêtir, à travers les différentes époques de leur histoire.
Si l’on considère que l’évolution du costume est étroitement liée à l’histoire sociale et idéologique des peuples, ainsi qu’à leur niveau de civilisation, il est possible d’établir une typologie du costume des populations qui ont habité le plateau iranien, à travers différentes périodes historiques. On constate, par exemple, que le costume des civilisations sumériennes, bien qu’arrivées plus tard sur le plateau iranien, est plus rustique que celui, plus raffiné, de la civilisation élamite ; comme l’attestent des statuettes de terre cuite datant du 3e millénaire avant l’ère chrétienne, trouvées à Mari en Mésopotamie, représentant des personnages vêtus vraisemblablement de peaux de bête (certains historiens pensent qu’il s’agit de vêtements de laine, ce que conteste Mehrâsâ, en raison du grand froid qui règne sur ces régions à cette époque).
Mehrâsâ débute son étude en partant du tout premier témoignage d’une représentation humaine, trouvée sur le plateau iranien et datée de 8000 ans. Il s’agit d’un manche de couteau en ivoire, découvert par l’archéologue français Roman Ghirshman, au cours des fouilles qu’il a effectuées entre 1933 et 1937 sur le site néolithique de Tappeh Sialk près de Kâshân, ville ancienne située entre Téhéran et Ispahan. Il représente un homme en pagne court enroulé autour de la taille, portant un couvre-chef. C’est, du moins, l’interprétation qu’en a faite Roman Ghirshman. Bien que le couteau assez érodé ne permette pas de distinguer le haut du vêtement, Mehrâsâ pense qu’il s’agit plus probablement d’un vêtement esquimau, qui enveloppait entièrement le corps, y compris la tête. Elle appuie son interprétation sur la présence de la ceinture qui, selon elle, devait tenir tout l’habit.
En ce qui concerne le vêtement féminin, le premier témoin a été retrouvé sur des poteries sumériennes datant de 6000 ans, où figurent des danseuses. Leur visage est caché par un masque, leurs vêtements sont très ajustés, selon l’usage de l’époque. Elles sont vêtues de jupes dont certaines s’arrêtent au genou, d’autres à la cheville.
Dans l’Antiquité, les luttes incessantes entre les nombreuses peuplades aborigènes du plateau iranien (Elamites, Kassites, Lullubis, Gutis) et de Mésopotamie (Sumériens, Akkadiens, Assyriens, Babyloniens) puis avec les immigrants aryens (Scythes, Mèdes et Perses) expliquent les influences et les échanges d’un peuple à l’autre de cette région sur le plan culturel et, en particulier, sur le plan vestimentaire.
Il semble que le pantalon soit apparu pour la première fois dans l’espace iranien sous l’influence des Mèdes, présents dès 700-600 avant J.-C. Ils le portent, orné de dessins, sous de longues tuniques qui descendent au genou. Les Arabes l’emprunteront ensuite à l’époque de l’arrivée de l’islam en Iran. Les femmes mèdes, comme les hommes, portent le pantalon, les habits des deux sexes ne différant guère. Elles portent une tiare sur un voile tombant à l’arrière de la tête, comme l’atteste une statuette de terre cuite représentant une femme mède, le cou bien couvert par un ornement, probablement un collier, mais qui laisse voir son décolleté. Elle porte une robe à manches courtes, qui descend jusqu’aux genoux.
Les Mèdes sont absorbés par l’empire perse achéménide qui règnera sur l’Iran de 559 avant J.-C., jusqu’à la conquête d’Alexandre le Grand en 330 avant J.-C. Une coupe grecque illustre le combat entre deux soldats, l’un grec et l’autre appartenant à l’armée perse achéménide. On peut observer que le Perse porte un pantalon décoré d’un motif en zig-zag et le bonnet phrygien des Mèdes ; ce même bonnet phrygien devenu, au 19e siècle en Occident, symbole de liberté de la Guerre d’indépendance des ةtats-Unis d’Amérique, de la rébellion des patriotes au Québec et de la Révolution française de 1789.
Les Perses, héritiers de la culture élamite, adoptent les vêtements d’apparat de cette culture, notamment à l’époque de Cyrus le Grand et de Darius, tels qu’on peut encore les voir sur les bas-reliefs de Persépolis où Mèdes et Perses se présentent ensemble devant le Grand Roi.
Les opinions sur le vêtement achéménide diffèrent d’un chercheur à l’autre. Certains pensent qu’il est composé de deux ou trois pièces de tissus cousues entre elles. A l’instar de Duncan Head, spécialiste du monde antique, Mehrâsâ pense que l’habit achéménide, tel qu’on peut le voir dans les reproductions de cette époque, est composé d’un seul grand carré cousu sur les côtés. Elle a pu, en effet, observer qu’un vêtement composé d’une pièce unique, porté sur l’envers du tissu, permet d’obtenir, en jouant sur les plissés, un vêtement qui ressemble tout à fait à celui des Achéménides.
Les Perses achéménides, hommes et femmes, cachent entièrement leur corps, y compris les jambes, conformément au mode de pensée de l’époque. Les femmes de la haute société portent, sous une tiare, un grand voile de soie, aux couleurs vives, enveloppant tout le corps, non pas pour se cacher des regards - les servantes n’en portent pas - mais par élégance. C’est après la conquête de l’islam que les femmes se cacheront derrière cette parure.
A partir de l’époque où Alexandre conquiert la Perse - la présence des Grecs en Iran se prolonge sur cent cinquante ans - les Perses adoptent les vêtements grecs. Les Séleucides, qui règnent sur l’Iran depuis la mort d’Alexandre, doivent progressivement laisser la place aux Parthes arsacides, qui, en créant un immense empire, sont en mesure de préserver et même d’imposer leur culture. Issus d’une tribu nomade établie au Khorâssân, au nord-est de l’Iran, les Parthes (Ashkâni) réagissent les premiers contre l’envahisseur en préservant leur propre culture, leurs traditions, donc leurs coutumes vestimentaires, davantage que dans les autres parties de l’Iran. Les Parthes restent cependant sous l’influence culturelle des Grecs. Leur roi Mithridate ne fait-il pas frapper monnaie avec la devise « Ami des Hellènes » ?
Les femmes sont coiffées d’une tiare et d’un long voile qui couvre tout leur dos, qu’elles relèvent en un geste d’une grande élégance sous la poitrine. Elles portent deux robes superposées. Les seules représentations qui nous sont parvenues concernent les femmes de la haute société, il n’est pas certain que les femmes du peuple aient été habillées de la même manière.
A l’époque sassanide, la dynastie tente de s’affranchir de l’art hellénistique, par réaction à la dynastie précédente des Arsacides, et revient à la culture achéménide. Les vêtements sont raffinés et les parures magnifiques. Hommes et femmes gardent les cheveux longs, les femmes les laissent libres et les hommes les relèvent sur la tête en les coiffant d’une étoffe. Ceux du shâh sont cachés sous une spectaculaire couronne, comme on peut encore le voir sur les bas-reliefs de Kermânshâh, et sur ceux de Naqsh-e Rostam près de Persépolis. Les femmes portent une robe longue très ajustée sous une tunique plus large ou bien un pantalon sous une robe plissée, et toujours le voile, pour l’élégance.
L’Iran sous les Sassanides n’est plus une nation guerrière. Parvenue à un niveau de civilisation d’un grand raffinement, la société sassanide est pacifique et aime jouir de la vie. C’est dans ce contexte que les Arabes, qui n’ont pas encore, à cette époque, atteint ce niveau de civilisation, en profitent pour l’attaquer, apportant avec eux leur nouvelle religion. L’homme de la rue accepte très vite l’islam, porteur d’une société égalitaire, tranchant avec la société sassanide qui est devenue, sous l’influence des mages zoroastriens, très hiérarchisée.
L’islam désapprouve les vêtements de soie qui laissent deviner le corps. L’or est très prisé à cette époque en Iran, même le drapeau iranien est tissé d’or. Quand les conquérants arrivent, ils se saisissent de l’or et des pierres précieuses. Sur ordre du calife Omar, attaché aux principes d’égalité de l’islam, le butin est partagé entre tous.
Sur le plan vestimentaire, des échanges vont s’opérer, phénomène accompagnant classiquement les périodes de conquête. L’Iran se laisse imposer le hedjâb, obligeant la femme à se dissimuler sous un voile ; l’homme délaisse la tunique courte au profit de la tunique longue portée par les Arabes, revenant à l’usage des Achéménides qui la portaient déjà. En retour, l’envahisseur arabe va être influencé par les Iraniens. Il adopte le pantalon sassanide et la haute coiffe typiquement iranienne.
Deux cents ans après l’arrivée de l’islam en Iran, la dynastie iranienne des Samanides, ou Sogdiens, peuple de grande culture, s’oppose aux Arabes. De fait, leur règne correspond à une renaissance de la culture iranienne. C’est l’époque d’Avicenne et de Ferdowsi.
Cependant, sur les documents iconographiques de cette époque, on s’aperçoit que l’islam est passé par là. On peut encore voir les cheveux cachés par une étoffe fine ou un chapeau. Même si cela reste un effet de mode, un signe d’élégance, il y a bien volonté de les couvrir un peu. Le cou des femmes est caché, soit par une écharpe si elles portent un chapeau, soit par une guimpe qui couvre la tête et le cou, ne laissant voir que l’ovale du visage, un peu comme au Moyen-âge en Europe. Les femmes portent des pantalons bouffants et une tunique, des bas, des chaussures, le vêtement est un peu court mais le visage n’est pas caché.
Par rapport à l’époque préislamique, les habits n’ont pas trop changé, seule la guimpe a été ajoutée aux vêtements féminins. Les hommes portent indifféremment les tuniques longues, comme celles portées par les Arabes, ou courtes, à la mode iranienne. Au bain, du 8e au 10e siècles, les hommes se drapent d’un pagne.
Sur des décors muraux, on remarque que les femmes portent des bandes de tissu qui partent de leur coiffe, on voit leurs cheveux et leur cou est dégagé, mais il s’agit de vêtements d’intérieur. A l’extérieur, les femmes se couvraient davantage, elles portaient alors le maqna’eh blanc ou le tchador blanc. Les tissus utilisés après l’arrivée de l’islam sont très beaux, très raffinés.
A l’époque de la conquête mongole, ministres et gouverneurs sont choisis parmi la population iranienne, les codes vestimentaires de l’islam sont, de fait, moins respectés, jusqu’à ce que l’un des dirigeants ilkhanides décide d’imposer le code vestimentaire islamique qui se généralise. Les tenues féminines, en particulier, sont de plus en plus couvertes.
Ce peuple puissant, venu d’Azerbaïdjan, fait du chiisme la religion officielle. C’est l’époque de nombreux contacts avec l’Occident - voyages de Chardin, Clavijo, Tavernier – qui ont une influence manifeste sur les vêtements iraniens extrêmement raffinés de cette période. Le roi Shâh ’Abbâs est représenté portant un chapeau de fourrure, à la mode européenne. Les femmes portent le maqna’eh ou le turban ou encore un minuscule foulard qui laisse voir leurs cheveux et leur cou. Les tchâdors sont colorés.
Les récits des voyageurs européens ont, à leur tour, une influence en Europe. Mehrâsâ reproduit dans son livre une miniature représentant des cavalières vêtues de pantalons et portant un maqna’eh. Elle pense que la tenue de ces cavalières a inspiré celle des cavaliers européens et que, pour le coup, l’échange, est allé dans l’autre sens.
A l’époque de Nader Shâh comme à celle de la dynastie Zand, les vêtements changent peu car c’est la guerre. On est donc moins préoccupés par la manière de se vêtir qu’aux périodes précédentes. Les manteaux des hommes changent quelque peu, mais on observe davantage de volume au niveau de la jupe. On assiste à l’évolution des coiffes qui vont aboutir à l’époque qâdjâre.
La grande évolution s’observe, notamment à l’époque zand, au niveau des pantalons des femmes qui tombent très droit et sont molletonnés – pour l’esthétique, et non pour se protéger du froid. Les jupes portées sur les pantalons descendent au genou.
Pour sortir, la femme est voilée mais à l’intérieur, elle porte des petits chapeaux sur lesquels sont cousues des perles, de précieux bijoux et laisse voir quelques détails de son anatomie.
Sous les Qâdjars, en matière de vêtements, il convient de distinguer deux périodes : avant et après le règne de Nassereddin Shâh. Durant la première période, les vêtements sont identiques à ceux des périodes précédentes. Puis Nassereddin Shâh, qui fera plusieurs voyages en Europe, sera fortement influencé par les vêtements occidentaux, qui vont devenir à la mode en Iran à partir de cette époque. Les manteaux des hommes deviennent très cintrés à la taille et très amples sous la taille, ce sont les sardâri qui font partie de la tenue des militaires.
On raconte souvent que Nassereddin Shâh, en visite à Paris, est tellement enchanté par les ballets de l’opéra, qu’il va, à son retour, imposer aux femmes iraniennes, en particulier à ses nombreuses épouses, de porter une jupe bouffante inspirée du tutu des danseuses, leur faisant une silhouette tout à fait inélégante. En public, les femmes portent, sur cette jupette, un pantalon très large, le châghchour. Un voile noir qui descend aux chevilles recouvre le tout, achevant de rendre informe les silhouettes féminines. Pour les mariages, les femmes portent un tchador blanc. C’est à cette période qu’un trait de khôl commence à relier les deux sourcils des femmes iraniennes.
Mehrâsâ ne peut expliquer pourquoi, à l’époque qâdjâre, alors que les rois voyagent à l’étranger et ont des contacts avec l’Occident, la tenue des femmes s’islamise. Depuis les Safavides, toutes portent le voile (roubandeh) qui cache le visage, ne laissant qu’une fente pour les yeux.
Je remercie Madame Mehrâsâ Gheibi de m’avoir fait partager longuement sa connaissance de ce vaste historique du vêtement iranien, au cours de quelques entretiens chez elle à Téhéran. Je remercie également mon amie Madame Agnès Sharonizadeh, qui a grandement facilité ma compréhension de ces explications.
[1] Mehrâsâ Gheibi a également écrit un ouvrage intitulé "35 000 sâl târikh-e zivarâlât-e aghvâm-e irâni" (35 000 ans d’histoire des ornements des peuples iraniens), qui sort actuellement dans les librairies iraniennes.