Dans cette modeste étude sur le roman persan Shohar-e Ahou Khânoum (Le mari de Madame Ahou), nous avons tenté de retrouver les liens existants entre la structure de l’ouvrage et les faits historiques et sociaux de l’époque, ceci en gardant à l’esprit les hypothèses sociologiques de L. Goldmann elles-mêmes développées à partir des recherches antérieures de Lukacs. Si l’on en prend considération les différences entre les structures sociales et surtout économiques occidentales et iraniennes, il apparaît qu’il n’est pas chose aisée d’appliquer la méthode de ces derniers à la forme romanesque persane. En outre, l’histoire du roman persan ne remonte qu’à la période constitutionnelle, ce qui semble insuffisant pour être inséré dans la perspective plus ou moins englobant de Goldmann. Malgré ces difficultés, nous nous sommes servi de la terminologie de Goldmann pour lire l’un des grands chefs-d’œuvre romanesques des années 40 ; Shohar-e Ahou Khânoum, l’ouvrage le plus important de l’ensemble de l’œuvre littéraire de ’Ali Mohammad Afghâni. C’est sans doute avec ce roman que ce dernier se fit officiellement connaître comme l’un des grands écrivains de la littérature moderne persane.

L’histoire du roman se déroule sur une période de sept ans, entre 1313 et 1320 [1934 et 1941] (l’année de l’arrivée des alliés en Iran) à Kermânshâh. Elle met en scène la vie d’une certaine Ahou, femme-modèle conformiste et traditionnelle, qui demeure l’image fidèle de la femme au foyer de l’époque. Gentille et patiente, elle est attachée corps et âme à ses quatre enfants et à son mari infidèle, Seyyed Mirân Sarâbi, chef du syndicat des boulangers. Celui-ci, âgé d’une cinquantaine d’années, est un homme généreux et religieux qui croit que « l’homme est le petit dieu de la femme, et même si elle ne fait pas ses prières et ne jeûne pas, si son mari est satisfait d’elle, elle ira quand même au paradis ». L’auteur décrit ainsi le personnage de Ahou Khânoum : « Ahou était une femme attentive et sage ; elle surveillait les portes et les fenêtres des chambres ainsi que la cuisine, le grenier et même l’escalier qui rejoignait le toit », ou encore « Ahou était l’exemple d’une femme au foyer qui faisait ses tâches avec amour et passion. »

Le roman débute avec un dialogue entre Seyyed Mirân et un vieux boulanger venu se plaindre auprès de lui, le chef du syndicat. C’est par l’intermédiaire de cette scène et celles qui lui succèdent que le lecteur prend conscience de la réputation, du renom et de la puissance de Seyyed, ainsi que de son aptitude à gérer le syndicat. Mais dès le début du roman, l’arrivée d’une jeune veuve ravissante, Homâ, change le cours de la vie calme de Seyyed Mirân et de sa femme Ahou. Seyyed Mirân, au seuil de la cinquantaine, tombe passionnément amoureux de Homâ, qui a l’âge de sa fille. Au début, il l’emmène chez lui sous prétexte de l’aider et la présente à Ahou Khânoum. Ignorant que son mari a décidé d’épouser temporairement Homâ, Ahou accueille chaleureusement la jeune femme ; mais peu à peu la relation dissimulée de Mirân et Homâ, se révèle et donne jour à une succession de conflits entre les deux femmes. Seyyed Mirân essaie tout d’abord de calmer les esprits en partageant son temps entre ses deux épouses. Mais peu à peu, il ressent de plus en plus de dégoût pour Ahou Khânoum. Cessant de jouer ce jeu hypocrite, il avoue finalement qu’il ne ressent plus le moindre amour pour sa première épouse - à la suite de quoi, il change son mariage temporaire avec Homâ en mariage permanent. Ce changement s’accompagne d’une métamorphose totale de la personnalité de Seyyed Mirân qui, désormais, donne libre cours à toutes ses fantaisies : il se rase, pour la première fois, s’habille à la mode, commence à boire – en s’y laissant entraîner par Homâ – et va même désormais au cinéma. Quant à Ahou Khânoum, elle s’enfonce peu à peu dans un désespoir silencieux, ne sachant guère que faire. Silencieuse et patiente, elle tente de toutes ses forces de maintenir la paix dans son ménage, malgré le trouble et l’absurdité de la situation, et en dépit des difficultés qui s’aggravent de jour en jour et qui mènent à la fin tragique de l’histoire. Sa prise de position face à cet évènement est donné ainsi à voir par l’auteur : « Chaque fois qu’elle voyait par hasard Seyyed Mirân, baissant son regard d’une manière naturelle et simple, mais avec un respect particulier, elle arrangeait son tchador et continuait son chemin ; comme si elle avait vu un étranger. » ou bien « Ahou ne se maquillait jamais de crainte qu’un maquillage maladroit ou démodé ne la ridiculise comme les géants de papier. Ni son rire, ni son cri contre les enfants ne s’entendaient plus. Comme si elle s’était résignée à son destin de veuve ; elle ne se plaignait ni de la vexation de son ancien compagnon, ni de l’oppression de la rivale. »

Après sept ans de conflit domestique, Seyyed Mirân, qui a tout perdu pour l’amour de Homâ, vend ses derniers biens, son magasin et sa maison. Il veut quitter Téhéran et aller commencer une nouvelle vie avec Homâ en province. Mais Ahou Khânoum, jusque là passive et patiente, vient le chercher et le force à revenir. Pendant qu’ils se disputent, Homâ s’enfuit avec un chauffeur et le reste de l’argent de Seyyed Mirân.

’Ali Mohammad Afghâni a cherché, dans ce roman, à saisir les aspects cachés mais pourtant omniprésents en profondeur, de la vie des Iraniens de l’époque au travers de scènes qui reflètent la situation de la société iranienne sous le règne de Rezâ Shâh. Il dépeint subtilement le caractère hétérogène de la société iranienne, à un moment où une hiérarchie patriarcale et traditionnelle cède la place à un état bureaucratique, entraînant dans son sillage une transformation des valeurs spirituelles en valeurs matérielles. Nous pouvons assimiler Seyyed Mirân au héros problématique de Goldmann, dans la mesure où il cherche des valeurs authentiques (dans ce roman, l’amour et l’immortalité auprès de Homâ), dans l’univers dégradé dépeint par le roman ; un monde où toute relation authentique avec l’aspect qualificatif des objets et des êtres tend à disparaître. Des changements sociaux et politiques, telle que la loi interdisant le voile islamique, mais surtout la présence de Homâ qui cherche à se libérer de sa condition de femme-modèle traditionnelle, placent Seyyed Mirân devant un dilemme : sa personnalité s’est formée à partir des valeurs qualificatives de la société patriarcale tandis que les nouveaux rapports réifiés le situent dans un monde géré par les valeurs quantitatives. Face à des gens dont l’esprit et les pensées sont dominés par ces dernières valeurs (tels que Homâ, Mirzâ Nabi ou les voisins pauvres), Seyyed Mirân Sarâbi reste tourné vers les valeurs d’usage et sa conversion finale peut se justifier par « sa prise de conscience de la vanité, du caractère dégradé non seulement de la recherche antérieure, mais aussi de tout espoir, de toute recherche possible ».

Dans Shohar-e Ahou Khânoum, Afghâni adopte une démarche essentiellement réaliste, bien qu’elle soit sporadiquement imprégnée d’éléments romantiques. En réalité, ce livre décrit les relations humaines basées sur le caprice et le pouvoir, en vue de dénoncer ce qui se passe à la dérobée derrière le rideau trompeur de la politique. Les corruptions politique et administrative, qui donnent la priorité à l’argent et à l’injustice sous toutes ses formes, n’aboutissent qu’à l’agonie totale du système. Parallèlement aux descriptions de la moralité dépravée qui domine la société de son époque, Afghâni dépeint de façon implicite les rapports syndicaux, le dévoilement des femmes, le commencement de la Seconde Guerre mondiale, la famine qui s’ensuit et la mort omniprésente. Bien que le livre n’implique jamais directement le gouvernement du Shâh, il pose certainement des questions sur la domination et l’influence des grandes puissances occidentales sur l’Iran au cours de cette période.

Les conditions d’hygiène et des médicaments de l’époque est mise en cause par l’auteur, qui décrit une ville peuplée de 80 000 personnes ne possédant qu’un unique hôpital.

Ce roman critique sévèrement la polygamie et la misogynie des hommes iraniens. Seyyed Mirân aime les femmes et n’hésite pas à les respecter, mais il ne sait rien de leurs droits. Le titre même du roman est révélateur : il fait référence à un « monde viril » dans lequel la femme est considérée comme un appendice de son mari : Le mari d’Ahou Khânoum. Ce titre aurait pu être Seyyed Mirân Sarâbi - comme si c’était le mot shohar, "mari", qui donnait de la valeur au nom d’Ahou Khânoum. Seyyed Mirân dit à propos de la femme : « La femme, c’est quelqu’un qui a trompé Satan. » Afghâni donne à voir une fresque détaillée des premiers jours qui suivirent la loi de l’interdiction du voile islamique - qui eut un impact très important dans l’histoire contemporaine iranienne – et, à travers cela, essaie de montrer la fatalité qui pèse sur les femmes : elles n’ont pas le choix ni de porter le voile, ni de ne pas le porter : « Il y avait des femmes qui ne sortaient jamais de la maison parce qu’elles ne voulaient pas se dévoiler. » Ainsi, toutes les modifications sociales, apparemment en faveur des femmes, se révèlent finalement contre elles. Comme si le progrès matériel de l’homme entraînait sa dégradation morale graduelle, autrement dit, sans faire entrer la culture d’un changement social, la marche rapide vers une modernité présentée comme n’étant que le commencement du malheur de l’homme.


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1 Message

  • Le mari de Madame Ahou 1er janvier 2012 18:38

    "si l’on en prend considération les différences...",
    faute de frappe qui a échappé à tes yeux mais qui a frappé à mes yeux, ça, c’est juste : si l’on prend en considération les différences...

    repondre message