N° 46, septembre 2009

Joseph-Arthur de Gobineau ou l’amour de la Perse


Mireille Ferreira


En décembre 1854, Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882), alors premier secrétaire à la légation de Francfort, est nommé secrétaire d’une mission extraordinaire en Perse, conduite par le ministre Prosper Bourée et ordonnée par l’empereur Napoléon III. Le 4 février 1855, Gobineau embarque avec femme et enfant à Marseille. Cette première aventure orientale, qu’il relatera dans son ouvrage Trois ans en Asie, qui paraîtra en 1859, soit un an après son retour, vient de commencer.

Il est difficile de voir en ce Gobineau de ces Trois ans en Asie, aimable et complaisant observateur des populations indigènes rencontrées, le cynique auteur du Traité de l’Inégalité des Races dont les thèses racistes ont été si bien reprises, et amplifiées, par les nazis du IIIe Reich, soixante ans après sa mort. Au contraire, on le voit prompt à dénoncer le colonialisme des Européens vis-à-vis des populations indigènes, son anti-européanisme n’étant sans doute pas, il est vrai, étranger à ces sentiments :

« Aujourd’hui, la population européenne est si considérable au Caire comme à Alexandrie, qu’il faudrait peut-être en parler. Mais j’y répugne. Tout ce que je veux en dire, c’est qu’elle vient là pour faire fortune et que l’osmanli le plus hautain a bien moins de verve insultante pour les indigènes et de durs procédés à leur égard que cet homme de rien, débarqué la veille des pays d’Occident, et qui, à chaque instant, jouant de la cravache sur de pauvres diables parfaitement inoffensifs, ne laisse pas deviner d’abord les sentiments à tout le moins républicains et le plus souvent socialistes qui lui paraissent seuls constituer des idées politiques. »

Il est difficile de voir en ce Gobineau de ces Trois ans en Asie, aimable et complaisant observateur des populations indigènes rencontrées, le cynique auteur du Traité de l’Inégalité des Races dont les thèses racistes ont été si bien reprises, et amplifiées, par les nazis du IIIe Reich, soixante ans après sa mort.

Sur le chemin de la Perse, Gobineau parcourt Malte, l’Egypte et les pays de la péninsule arabique. Il est heureux, en se dirigeant vers ce pays qu’il a hâte de découvrir - n’a-t-il pas préparé ce voyage en étudiant les mille et un aspects de la civilisation persane ? - de quitter l’Europe qu’il honnit. Au fur et à mesure qu’il s’en éloigne, il semble plus serein. D’abord, il considère qu’ « Alexandrie n’est pas un coin béni du ciel. Il y a trop peu d’antiquités. Il y a trop peu de maisons et de mosquées intéressantes », mais plus tard, il ne croit pas « qu’on puisse trouver dans le monde un lieu où la vie soit plus douce qu’au Caire ». Puis arrive le désert qui se révèle être l’endroit auquel il a toujours aspiré, loin de la ville que sa misanthropie lui fait détester :

« Je me souviens d’avoir été à Suez dans un état analogue à celui d’un néophyte qui va devenir initié, et qui, arrivé sur le seuil du temple, touche de la main le rideau étendu devant le sanctuaire. Le premier aspect du désert m’avait frappé beaucoup ; son aspect physique, dis-je, et aussi son aspect moral. Car ces merveilleux pays ont le privilège, et je m’en suis aperçu plus d’une fois, de rappeler plutôt à l’imagination les plus antiques choses que les nouvelles ; de sorte qu’en somme j’avais croisé mes pas avec ceux des hommes, des femmes, des enfants formant les longues lignes des tribus d’Israël à la sortie du pays des Pharaons. Il s’en fallait de peu que je n’eusse rencontré les chameaux chargés de leurs tentes et de leurs bagages, et même aidé à relever les ânes d’Issachar, affaissés sous les dépouilles des Egyptiens. Une nuit presque sans sommeil avait encore ajouté son excitation à cette bonne volonté de double vue, de façon que le monde me paraissait infiniment intéressant à considérer ».

Sa phobie de l’univers citadin se manifeste particulièrement dans l’épouvante qu’il éprouve en entrant dans Shirâz, qui fut pourtant la ville de Hâfez, dont il admire l’œuvre :

« Grâce au tremblement de terre qui eut lieu il y a quelques années, Shyraz n’est plus guère qu’un nom. La presque totalité des édifices et des maisons a été renversée. Les murailles sont toutes au ras du sol, et pour passer dans les rues il faut escalader des monceaux de débris du haut desquels on plonge dans les cours. Tout cela est laid, poussiéreux et ennuyeux à voir. La population vaut la ville. Les Schyrazys ont en Perse la réputation d’être les plus grands coquins de l’empire. Ils ont du gamin de Paris l’insolence et l’amour de mal faire. On leur reconnaît aussi de l’esprit mais c’est un esprit de jeu de mots et d’impertinence. Les Persans sont toujours empressés de médire de cette population et je m’unis volontiers à eux pour ce que j’en sais et pour ce que j’en ai vu. C’est le seul point de l’Iran où je n’aie pas la moindre envie de retourner. »

A Ispahan, le lecteur le découvre réconcilié avec lui-même. Cette ville a, il est vrai, cette faculté miraculeuse d’apaiser le voyageur. Tout dans la beauté de son architecture et de ses jardins, tout dans le désordre hallucinant et immémorial de son bazar inspire, encore aujourd’hui, le bonheur plein de simplement être là.

Petit à petit, Gobineau se défait de ses oripeaux de haine. A Ispahan, le lecteur le découvre réconcilié avec lui-même. Cette ville a, il est vrai, cette faculté miraculeuse d’apaiser le voyageur. Tout dans la beauté de son architecture et de ses jardins, tout dans le désordre hallucinant et immémorial de son bazar inspire, encore aujourd’hui, le bonheur plein de simplement être là :

« Je garde de cette cité déchue un très tendre souvenir. Elle n’est pas belle comme le Caire, mais délicieuse comme un rêve, et, si elle n’a pas le sérieux et la majesté grave d’une ville construite en pierres de taille, il faut convenir que ses immenses édifices peints, dorés, couverts d’émaux, ses murs bleus ou à grands ramages, qui reflètent les rayons du soleil, ses vastes bazars, ses jardins immenses, ses platanes, ses roses, en font le triomphe de l’élégant et le modèle du joli. »

En Perse, tout l’intéresse : la généalogie des rois et la couleur du ciel, le foisonnement des sectes religieuses et les multiples aspects de la psychologie collective. Lui, l’éternel grincheux, oublie même de se plaindre des éprouvantes conditions de voyage qu’il devra endurer pendant de longues semaines avant d’arriver à Téhéran, tout en les décrivant cependant avec soin.

Dès les premiers instants, il est séduit par l’hospitalité et l’élégance des Persans :

« A côté du premier dignitaire, nous en vîmes un autre qui avait pour nous beaucoup plus d’intérêt encore, puisqu’il devait nous accompagner dans la première partie de notre voyage. C’était notre mehmandar, beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, Mirza Ali Mohammed Khan, proche parent du premier ministre, nous dit-on, avait la physionomie la plus agréable et la plus avenante. Son costume était d’une rare élégance, et la soie et le cachemire en faisaient surtout partie. »

La deuxième partie de Trois ans en Asie est certainement la partie la plus riche de cet ouvrage. Les chapitres intitulés La nation, La Religion, Les Soufys-Les Nossayrys, L’état des personnes, Les caractères-Les relations sociales, sont une mine d’informations sur la société persane de cette époque. Le témoignage de Gobineau est irremplaçable parce qu’il est illuminé par un sentiment qu’aucune science ne peut nourrir : l’amour du peuple persan. Peu d’auteurs occidentaux ont mieux que lui décrit les infinies subtilités de l’âme persane, peu ont eu la patience et le respect de Gobineau. Il a profondément aimé les Persans et on n’en finirait pas de relever la liste des notations d’une rare justesse que lui inspirent la culture et les mœurs persanes.

Animé par le même enthousiasme pour la Perse, Gobineau publiera, en 1864, Religions et philosophies dans l’Asie centrale, puis, en 1869, une Histoire des Perses et enfin, entre 1872 et 1874, son recueil des six Nouvelles Asiatiques, considéré comme son chef-d’œuvre [1].

Sources bibliographiques :
- J.A. de Gobineau, Trois ans en Asie, voyage en Perse 1855-1858, aux éditions A.M. Métailié, Paris 1980.
- Présentation de Gilles Anquetil, journaliste à l’Hebdomadaire Le Nouvel Observateur.

Notes

[1Cf. Mahboubeh Fahimkalâm, "L’Iran de Gobineau à travers Les Nouvelles Asiatiques", La Revue de Téhéran, No. 41 avril 2009.


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