N° 46, septembre 2009

A rebours de l’exotisme Nicolas Bouvier à Tabriz


Esfandiar Esfandi


« Pharda toujours invoqué.
Pharda gonflé de promesses.
Pharda, la vie sera meilleure… »

L’usage du monde, N. Bouvier, 1963

Le 17 février 1998 marqua la disparition à l’âge de 67 ans, d’un insatiable voyageur par le corps et par l’esprit ; voyageur des grands chemins et des minuscules sentiers, droit dans ses « pompes » quand il s’est agi de marcher, calé dans le fauteuil de sa Fiat Topolino quand il a fallu (ce fut le plus souvent) rouler par monts et par vaux, des plaines de Laponie jusqu’au Japon, de Venise à Istanbul, à Belgrade, à Kaboul, en Yougoslavie, en Turquie, chez moi, etc. A 17 ans, la Norvège fut sa première destination, bien avant que le cancer, une vie plus tard, ne mit tragiquement un terme à sa vocation d’écrivain voyageur…

Bouvier ne fut ni le premier, ni le dernier de cette longue lignée d’aventuriers au sabre discret : Marco Polo marin de Venise au XIIIe siècle, qui vient toujours en premier, et je passe les siècles jusqu’à François Picard, voyageur-cycliste en quête de « sa » Chine. Ni l’un ni l’autre ne composèrent de « guides de pèlerinage » si chers aux pieux voyageurs de l’an mil ; ils n’effectuèrent pas de « tour pédagogique » à la manière du XVIIe siècle, pour apprendre eux-mêmes et enseigner en retour, les premières lettres de « culture générale » et d’exotisme de bon aloi, aux rejetons de la haute société de l’époque. Tous ceux cependant, qui se déplacèrent plume en main (Hugo comme Stendhal, Pétrarque comme Bougainville) apportèrent leur pierre à l’édifice protéiforme de la « connaissance » et de la « reconnaissance » de l’autre. Descriptions, prescriptions, rapports, recommandations… de quoi nourrir pour longtemps l’appétit de voyage des générations successives de sédentaires insatisfaits, à la manière personnelle d’un Robert Challe écrivant son Journal d’un voyage fait aux Indes, ou dans le docte et austère style d’un Darwin en train de glaner, de par le monde, les indices qui viendront corroborer les grandes lignes de sa « théorie de l’évolution ». Tous ont su mêler aux lignes objectives de leurs « choses vues » et rapportées, de leur « livre des merveilles » joliment conté (celui d’Ibn Shahriyâr relata les magnificences réelles ou supposées de l’Inde du Xe siècle) leur récit personnel, jamais le même malgré l’espace commun, la géographie de plus en plus commune, malgré les lieux forcément communs de la littérature nomade.

Nicolas Bouvier

Assurément, l’ami Bouvier avait plus « à voir » avec le voyageur à vélo qu’avec le Jacques Cartier du Brief Récit (1536) fièrement mandaté par les autorités de son temps pour noircir d’informations exploitables (au sens colonial du terme) ses carnets de rapporteur. S’il est vrai qu’il garda sa vie durant, le même regard alerte que les icônes dixneuvièmistes de l’exotisme littéraire et artistique (le Nerval du Voyage en Orient ou le Delacroix des Femmes d’Alger), qu’il laissa se refléter dans ses écrits une part non négligeable d’intelligence anthropologique (en émule dilettante de Lévi-Strauss), il prit soin en revanche d’éviter la complaisance et l’émerveillement parfois béat des premiers, et l’ethnocentrisme non avoué de certains parmi les seconds. Son périple iranien constitua l’une des étapes d’un de ses voyages engagés avec le peintre Thierry Vernet en 1953-54. Il en retira son Usage du monde1. (voir article à ce propos dans ce même numéro) bel ouvrage enrichi par les croquis à l’encre noir (à peine croqués) de Vernet. L’étape iranienne du voyage, commence à Maku et Tabriz en Azerbaïdjan et se termine à Mirjawé dans le Baloutchistan.

Ni l’un ni l’autre ne composèrent de «guides de pèlerinage» si chers aux pieux voyageurs de l’an mil; ils n’effectuèrent pas de «tour pédagogique» à la manière du XVIIe siècle, pour apprendre eux-mêmes et enseigner en retour, les premières lettres de «culture générale» et d’exotisme de bon aloi, aux rejetons de la haute société de l’époque.

Au risque d’en étonner certains, l’Iran, précisons-le, n’est pas le centre du monde. C’est néanmoins avec un plaisir non dissimulé que le lecteur iranien savourera les 230 pages consacrées par Nicolas Bouvier à son quotidien iranien dans la partie centrale de son livre. (Par cette remarque si peu chauvine, l’auteur de ces lignes veut simplement insister sur le plaisir qu’il a ressenti à la lecture de ces épisodes qui évoquent sans complaisance un pan géo-temporel enfoui de l’histoire de l’Iran moderne, à travers le vécu d’un étranger « en situation »). Exit les clichés opalins enluminés de poussière d’or, et le parfum des roses qui le disputent aux effluves de safran. Exit la seule magnificence d’Ispahan et les éternelles pierres des mausolées (et non les pierres des éternels mausolées) cent fois consacrées.

C’est à Tabriz la frondeuse que commence véritablement l’Iran de Bouvier. Le Tabriz turc, arménien et kurde des années 50 est une terre rude, si rude que le lecteur profane s’étonnera même d’y découvrir, sous la plume de l’écrivain, la présence d’une Faculté de médecine (première pierre d’un cadre urbain en devenir). Le Tabriz d’antan a la fraîcheur d’une nuit où « (…) la neige tombe, couvre les toits, étouffe les cris, coupe les routes… » (p. 130). Son destin hivernal est lié aux neiges éternelles. Rien n’égale l’été des régions montagneuses et rien non plus l’hiver de ces contrées où seul vous rassure « (…) le sourire protecteur de ceux qui savent souffrir » (p. 131). Du sourire des gens de Tabriz, Bouvier parle comme d’un baume de la dernière chance ; de la ville, comme d’une ville du bout du monde. Dans le récit, un « arbâb » (un propriétaire) « (…) qui a poussé très loin l’art de vivre tranquille » côtoie des moines lazaristes, de naïfs humanitaires américains, et des badauds, beaucoup de badauds. En observateur attentif, Bouvier décrit la simplicité ou l’attentisme des uns, l’inutile volontarisme des autres dans une région où, l’hiver aidant, le temps ne semble plus avoir prise sur les événements. Les anonymes, partout dans le monde, sont légions. Dans le Tabriz des années 50, ils s’attablent dans les rares cafés pour y perdre une part de leur neutralité en devenant des « séraphins ». Leur peau calleuse les distingue de l’écrivain dont les doigts seuls ont la peau dure. Le Tabriz de Nicolas n’est pas stéréotypé. Sa description des processions de la mi-octobre, du mois de « Moharam » et des cérémonies de deuil de l’Imam Hossein est franche comme une coudée (en moins amicale) et rend compte du regard porté par « l’autre » sur un événement national uniquement mesurable à l’aune du « même » : « (…) la foule se sent en force (nous dit-il) les esprits sont bien confus et la journée pourrait bien se terminer par une émeute, ou le sac de quelques boutiques arméniennes » (p.143)… l’autre encore, dépouillé de son attractivité, face au « même » qui définitivement, fatalement parfois, ne veut rien savoir. L’événement n’est pas interprété. Focalisé par le français, il est reproduit dans sa pureté d’événement. Et s’il fuse parfois quelques paroles qui évoquent le tremblement de quelques fibres intimes, c’est dans une forme humaine, pure au possible, à l’abri du prisme déformant des regards mystifiés, perclus, ou mal intentionnés.

Samovar, Tabriz, Iran, hiver 1953-54, photo de Nicolas Bouvier
Les anonymes, partout dans le monde, sont légions. Dans le Tabriz des années 50, ils s’attablent dans les rares cafés pour y perdre une part de leur neutralité en devenant des «séraphins». Leur peau calleuse les distingue de l’écrivain dont les doigts seuls ont la peau dure.

« Longs cris de femmes au-dessus du quartier. » écrit le français pour parler encore de l’événement, celui cette fois du suicide au poison d’une fille amoureuse de « l’autre » (décidément) un musulman cette fois. Elle était arménienne de corps (d’esprit je ne sais pas). Le jeune homme aussi, malgré l’islam et sa haine de la mort volontaire, s’en est allé la corde au cou (si seulement ils venaient à manquer, ces couples de suicidés qu’assassine la société). Avec pudeur, avec juste ce qu’il faut de mots justes, sans sublimation, sans dramatisation, nous est contée cette scène de mort qui convoque Shakespeare au cœur du quartier arménien de Tabriz. Du Tabriz d’aujourd’hui je ne sais que dire. Bouvier, lui, aurait su. Il aurait célébré le bond fait en avant (le temps qui passe oblige) par cette cité fameuse. Du Tabriz d’antan, qu’il m’a tout l’air d’aimer, il retient la scène qui précède et la scène qui suit. Celle de l’enterrement de la dépouille de la Juliette arménienne que sa famille dépouille « ostensiblement » de ses bijoux, pour préserver le corps de la défunte des profanateurs-voleurs de sépultures. La scène est si pleine de réalité qu’elle nous fait oublier (…) les portions de riz (qui brillent) comme neige sous des cages remplies d’oiseaux engourdis par la fumée des pipes et la vapeur des thés » (p. 142). Voilà une belle carte à poster qui n’est pas moins véridique que la douleur ou la « révolte du pauvre » ou de la résignation empoisonnée de la malheureuse arménienne. Dans ce Tabriz des années 50, il y a l’hiver « rapide » (je sais, tu l’as déjà dis), les loups, le thé, le charbon, la vodka russe, le travailleur au caractère bien trempé et le sans-travail aux allures de séraphin déjà cité plus haut, assis dans le froid, ou chaudement installé contre le poêle du ghahvekhâneh avec ses compagnons d’infortune et quelques fortunés. Lisez donc ce qu’en dit Nicolas Bouvier et profitez : « C’était admirable, et bien persan, cette manière de se tailler au cœur d’une vie perdue, malgré les bronches rongés et les engelures ouvertes, un petit morceau de bon temps » (p. 174). En cette ancienne capitale de l’Azerbaïdjan (Tauris, comme disait nos ancêtres du nord-ouest iranien, nos pêcheurs de la rivière Talkheh et nos bateliers du lac Oroumieh) Bouvier aura beaucoup vu et entendu. Et les récits contés par les uns, et les images picorées grâce aux autres n’ont rien de commun avec ceux et celles que l’on prête à l’époque Ilkhanide (XIIIe siècle) dont on raconte ailleurs (dans les livres savant) la glorieuse chronique. Celle de Bouvier ne dure que quelques mois et semble se passer en bas des escaliers (tellement elle se mêle au quotidien du lieu), ou bien près du réchaud, dans de petites ruelles où n’entre que le froid, la neige, un beau sourire et quelques phrases, austèrement tournées (en français) par un arbâb du coin, ou par un fils d’arbâb (qui tue le temps en fils d’arbâb) qui dit détester sa terre et rêver de Paname. « La pauvreté à Paris (apparaissait au jeune Moussa) comme un statut si enviable qu’il l’imaginait plus coûteux encore que la richesse à Tabriz » (p. 168) nous rapporte Bouvier, en échos aux propos approchant des fils et des filles d’ailleurs, de Habib à Sabzevâr, de Nasser à Natanz, Chung hi ou Hanel à Pyongyang, Ayanna à Hydarâbâd ou Ademir à Tuzla (… cette manie des jeunes à vouloir toujours mieux et plus !).

Tabriz est aujourd’hui fière d’avoir vécu la fin du règne des Mongols, d’avoir surmonté le déclin entrainé par les innombrables assauts des Ottomans au XIXe siècle ; elle est fière aussi d’être revenue dans le giron perse suite à la signature du traité de Turkmanchaï qui libéra la terre des Azéris de la présence Russe. Tabriz à raison aujourd’hui d’être fière (si elle le souhaite) d’avoir vu naître des guerriers révolutionnaires, Sattâr et Bâgher, tous deux turcs et Khâns. Bouvier l’a su, pour l’avoir lu dans un livre savant, ou dans les pages d’un précurseur du Routard ou du Petit Futé. Il n’a que faire cependant, l’auteur-observateur, de ces dates qu’on porte comme un butin ou un fardeau, qui souvent ne disent pas « qui nous sommes » ou « qui ils sont », mais « qui nous voulons tous être ». Le voyageur « à la Bouvier » regarde et « gratte » son papier, tout comme il boit son thé, de bon cœur, avec à propos et vérité...


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