N° 46, septembre 2009

L’image de l’Occident et des Occidentaux dans les récits de voyage des Iraniens au XIXe siècle


Djamileh Zia


Dans les échanges entre l’Orient et l’Occident à l’âge moderne, la balance a penché du côté de l’Occident. L’Occident a dominé l’Orient au cours de cette période, tant par les études que les orientalistes européens ont entreprises à propos des multiples aspects de la vie des orientaux que par les conquêtes coloniales. Au début du XIXe siècle, les connaissances des Iraniens sur les pays occidentaux étaient très limitées alors que les Européens avaient déjà entrepris de nombreux voyages en Orient, l’Angleterre avait colonisé l’Inde et les pays occidentaux rivalisaient entre eux pour dominer le reste de l’Asie. C’est dans ce contexte que quelques Iraniens visitèrent l’Europe et l’Amérique du Nord entre 1800 et 1900 et écrivirent leurs souvenirs de voyage en Occident.

Les termes « Occident » et « Farang »

« Les hommes ont toujours divisé le monde en régions distinctes, que les distinctions soient réelles ou imaginaires. Il a fallu des années, des siècles même pour établir la démarcation absolue entre Orient et Occident », écrit Edward Saïd dans son livre intitulé L’Orientalisme [1]. Le terme « Occident » a été introduit dans le discours et les écrits des Iraniens à l’âge moderne pour désigner les pays d’Europe et d’Amérique du Nord, en écho avec le terme « Orient » que les Européens ont utilisé à cette même époque pour désigner les pays d’Asie. Nous emploierons le terme Occident dans cet article dans le même sens. La Russie (avant et après la Révolution d’Octobre) fut également considérée par les Iraniens comme un pays occidental.

« Farang » - issu de mot « Franc »- est un terme beaucoup plus ancien ; il est employé par les Iraniens au moins depuis le Moyen Age, puisque Saadi, célèbre poète iranien du XIIIe siècle, a utilisé le terme farang à deux reprises, une fois dans le Boustân, une fois dans le Golestân [2] où il relate l’histoire de sa détention par les croisés. Farang désignait au Moyen Age les pays où vivaient les chrétiens ; les habitants de ces pays étaient appelés les faranguis. Les mots farang et farangui furent couramment utilisés en Iran jusque vers le milieu du XXe siècle, et sont encore employés de nos jours.

Les récits de voyage des Iraniens en Occident au cours du XIXe siècle

Farang désignait au Moyen Age les pays où vivaient les chrétiens; les habitants de ces pays étaient appelés les faranguis. Les mots farang et farangui furent couramment utilisés en Iran jusque vers le milieu du XXe siècle, et sont encore employés de nos jours.

Le récit de voyage était un genre littéraire en vogue en Iran à l’époque qâdjâre [3] ; ceux qui voyagèrent en Europe et en Amérique du Nord à cette époque eurent eux aussi envie de publier leurs impressions et leurs souvenirs de voyage. Ils étaient pour la plupart issus d’une classe sociale aisée : de hauts-fonctionnaires, des ambassadeurs ou des attachés militaires qui partaient pour des missions diplomatiques. La deuxième vague d’Iraniens qui se rendit en Occident fut composée de commerçants, d’étudiants boursiers qui partaient en Europe pour s’instruire et d’aventuriers qui avaient envie de voir ces contrées lointaines dont on disait tant de choses merveilleuses. Mohammad Ghânoonparvar a publié une recherche en 1993 sur l’image de l’Occident et des Occidentaux dans la littérature iranienne moderne ; son livre comporte un chapitre sur ces récits de voyage, qui peuvent être considérés comme les premiers témoignages des Iraniens sur l’Occident et les Occidentaux à l’âge moderne. Nous relatons ici huit de ces récits de voyage parus au XIXe siècle. [4]

Vue de Paris au XIXe siècle, gravure de J. Schroeder coloriée à la main, 1859
Photo : antique-prints.de

Mirzâ Abou-Tâleb Khân est un iranien natif de l’Inde. Il travailla pour la Compagnie des Indes Orientales et fréquenta des Anglais en Inde dans sa jeunesse. Il décida de s’enfuir à Londres en 1800 après avoir tué un prince indien (il avait été poussé à commettre ce meurtre par des hauts-fonctionnaires anglais). Il prit un bateau en Afrique du Sud et débarqua à Dublin. Ses premières notes de voyage concernent la vie quotidienne et les habitudes des Irlandais. Il nota par écrit tout ce qu’il considérait comme nouveau et qui pouvait intéresser le lecteur indien ou iranien. Il fut présenté au roi et la reine d’Angleterre dès son arrivée à Londres. Il eut ainsi l’occasion de voir de près la vie, les coutumes et les comportements de la noblesse anglaise. Il eut beaucoup de succès dans la société londonienne, où on le surnommait « le prince iranien ». Mirzâ Abou-Tâleb Khân vécut deux ans et demi à Londres. Il séjourna deux mois en France et en garda un mauvais souvenir. Les restaurants français lui semblèrent sales et les repas sans goût. Seules les façades des bâtiments à Paris lui semblèrent belles. Il écrivit son récit de voyage après son retour en Inde.

Le récit de voyage de Mirzâ Abou-Tâleb Khân est surtout le reflet de la vie de la noblesse et des classes aisées anglaises, mais il décrit également les différences qu’il perçoit entre la société occidentale et la société orientale. Il nota que les lois en Angleterre garantissaient la liberté et protégeaient les citoyens face à ceux qui gouvernaient le pays. Il fut impressionné par le fait que les Anglais issus de la noblesse se promenaient dans les rues et sortaient de chez eux pour aller dans des magasins. Il fut étonné que l’on critique ouvertement tel ou tel comportement ou décision du roi dans les livres ou dans la presse, contrairement à ce qui se passait en Inde. Il fut également impressionné par le rôle et la présence active des femmes dans la société anglaise (qui étaient vendeuses dans les magasins par exemple) et loua les mœurs et les lois anglaises qui protégeaient les femmes. Il compara également le comportement des hommes anglais envers les femmes avec celui des hommes indiens.

Le récit de voyage était un genre littéraire en vogue en Iran à l’époque qâdjâre; ceux qui voyagèrent en Europe et en Amérique du Nord à cette époque eurent eux aussi envie de publier leurs impressions et leurs souvenirs de voyage. Ils étaient pour la plupart issus d’une classe sociale aisée: de hauts-fonctionnaires, des ambassadeurs ou des attachés militaires qui partaient pour des missions diplomatiques.

Mirzâ Abou-Tâleb Khân eut un jugement dans l’ensemble admiratif à propos de l’Occident, mais pointa avec finesse quelques défauts des sociétés occidentales. Son récit - qui fut l’un des premiers témoignages écrits en persan à propos de l’Occident - fut lu par la plupart des Iraniens qui avaient fait des études. Ce que pointa Mirzâ Abou-Tâleb Khân concerne les différences entre l’Europe et l’Inde, mais les Iraniens qui partirent ensuite en Occident remarquèrent dans l’ensemble les mêmes différences entre l’Iran et l’Europe.

Mirzâ Sâleh Shirâzi vécut toute sa vie en Iran avant d’entreprendre un voyage en Occident. Il arriva en Grande-Bretagne en 1815, soit une dizaine d’années après Mirzâ Abou-Tâleb Khân. Il fait partie du deuxième groupe d’étudiants boursiers qui partit en Angleterre pour apprendre les sciences nouvelles telles que la médecine, l’ingénierie, la physique, la chimie ou acquérir des connaissances sur l’armée moderne. Mirzâ Sâleh Shirâzi partit en Angleterre via la Russie. Il écrivit ses impressions à propos de la société russe, les écoles et les coutumes religieuses russes en particulier. Mirzâ Sâleh Shirâzi n’appartenait pas à une classe sociale aisée et ne fréquenta pas les Anglais de la classe aisée. Pendant son séjour en Angleterre, qui dura quatre ans, il essaya de ne pas perdre son temps et d’apprendre le plus possible. Son but était de découvrir les sciences occidentales tout en conservant la culture et le mode de vie iraniens ; par exemple, il continua à porter ses vêtements iraniens pendant son séjour en Occident (alors que la plupart des voyageurs iraniens adoptaient les modes vestimentaires occidentaux). Il quitta l’Angleterre en ayant l’impression qu’il aurait pu apprendre d’autres choses encore s’il était resté plus longtemps. Il apporta avec lui en Iran un petit appareil d’imprimerie, pour publier le premier journal iranien. [5]

Une usine en Europe, gravure du XIXe siècle

Mirzâ Sâleh Shirâzi considérait qu’il avait pour mission d’écrire ce qu’il avait vu en Angleterre pour faire connaître à ses compatriotes et aux responsables du gouvernement iranien les progrès dont il avait été témoin. C’est la raison pour laquelle il décrivit en détail le système politique (en particulier le Parlement) et le système judiciaire de la Grande-Bretagne. Il fut impressionné par les progrès industriels et techniques, mais plus encore par les services sociaux (les écoles, les orphelinats, les hôpitaux psychiatriques, la poste, les musées, les bibliothèques, les transports publics, etc.) qu’il vit en Angleterre. Dans son récit de voyage, il évoque les labyrinthes de la bureaucratie anglaise qui piège les étudiants iraniens pendant toute la durée de leur séjour en Angleterre. Son jugement à propos des haut-fonctionnaires anglais est plutôt négatif (et cela influença le jugement des Iraniens qui prirent connaissance de son récit au cours des décennies suivantes). Mirzâ Sâleh Shirâzi eut cependant le souci de rester juste : il ne généralisa pas son jugement à tous les Anglais et relata la gentillesse et la générosité d’une famille anglaise dont il fut l’hôte pour quelques jours.

Amin-ol-Dôleh avait un poste important dans le gouvernement iranien; il savait que le récit de son voyage allait être lu par le roi et les autres personnalités politiques iraniennes; son récit est donc en quelque sorte un message destiné à ces personnalités de haut rang. Son admiration pour les Européens reflète son désir de voir se réaliser la même chose en Iran.

Heyrat-Nâmeh est le récit du séjour en Angleterre de l’ambassadeur d’Iran, Abol-Hassan Khân Iltchi. Il partit en Angleterre un peu avant Mirzâ Sâleh Shirâzi, et contrairement à ce dernier, il ne s’intéressa pas aux progrès scientifiques et techniques ni au système politique de la Grande-Bretagne. Dans son récit de voyage, il évoque surtout ses fréquentations, les belles femmes, le style de vie des Anglais aisés. Même sa description du Parlement est limitée au décor du bâtiment. Abol-Hassan Khân Iltchi avait plutôt l’intention de distraire le lecteur en relatant des aspects de la vie occidentale qui lui paraissaient exotiques. Dans son récit, il compare à plusieurs reprises la culture iranienne et la culture anglaise et souhaite explicitement que les Iraniens prennent exemple sur les Anglais dans leur mode de vie, car c’est ainsi qu’ils pourront réussir dans tous les domaines.

Makhzan-ol-Vaghâyeh est le récit de voyage de Farrokh-Khân Amin-ol-Dôleh, haut-fonctionnaire de l’Etat iranien, qui partit pour l’Europe en 1856 dans le cadre d’une mission diplomatique importante. L’Angleterre avait fait débarquer ses troupes dans les îles et les ports du Golfe Persique. Le roi d’Iran avait chargé Amin-ol-Dôleh d’arriver à un accord avec le gouvernement anglais, ce qui fut fait le 4 mars 1857 à Paris : l’Iran renonça à considérer la région de Hérat (en Afghanistan) comme faisant partie du territoire iranien et l’Angleterre accepta de quitter les îles et les ports iraniens du Golfe Persique.

Au cours de son voyage, Farrokh-Khân Amin-ol-Dôleh tenta de recueillir des informations sur tous les domaines dans lesquels les Anglais avaient progressé : l’armée, le système parlementaire, les techniques d’arrosage utilisées en agriculture, l’asphalte des chaussées, le chemin de fer, les services sanitaires publics installés dans les rues et les parcs, le système d’enseignement, les prisons, les asiles, les hôpitaux et les autres services sociaux, etc. Amin-ol-Dôleh considéra l’Angleterre comme le pays le plus en avance en Europe dans le domaine des services sociaux. Il s’intéressa également aux relations entre les hommes et les femmes anglais et dans les familles anglaises.

Le récit de voyage de Farrokh-Khân Amin-ol-Dôleh donne une description beaucoup plus complète de l’Occident et des Occidentaux. En fait, un écrivain professionnel accompagnait Amin-ol-Dôleh dans ce voyage et était chargé d’écrire le récit. Amin-ol-Dôleh avait un poste important dans le gouvernement iranien ; il savait que le récit de son voyage allait être lu par le roi et les autres personnalités politiques iraniennes ; son récit est donc en quelque sorte un message destiné à ces personnalités de haut rang. Son admiration pour les Européens (qui selon lui pensaient à créer une société meilleure pour les générations futures) reflète son désir de voir se réaliser la même chose en Iran.

Hâdj Sayyâh fut très impressionné par les efforts entrepris pour l’enseignement des enfants dans tous les pays qu’il traversa, et considéra ce fait comme étant à la base des progrès des pays européens.Au coucher du soleil, les poissons des sources des monts bakhtiaris, glanaient des boules de lumière à la surface de l’eau et faisaient fuir le sommeil de mes yeux. Je déposais le souvenir des dessins dans la mémoire des vagues bleues du Zayandéroud pour les générations futures.

Safarnâmeh-ye Hâdj Sayyâh be farang (Le récit de voyage de Hâdj Sayyâh à farang) fut écrit par un jeune religieux, Hâdj Sayyâh, qui avait le goût pour les aventures, et qui entreprit un long voyage à travers les pays d’Europe via la Russie, sans planifier à l’avance sa destination et sans avoir avec lui l’argent nécessaire pour un long voyage. Le peu d’argent qu’il avait fut épuisé avant qu’il ne quitte l’Iran, et pendant le reste du voyage il bénéficia de l’hospitalité et de la gentillesse de ceux qu’il rencontra dans différents pays. Il fut très impressionné par les efforts entrepris pour l’enseignement des enfants dans tous les pays qu’il traversa, et considéra ce fait comme étant à la base des progrès des pays européens. Il décrit par exemple dans son récit la chambre simple mais ordonnée et l’emploi du temps d’un enfant italien qui va à l’école, aide ses parents dans les travaux de la ferme et lit des livres le soir. Hâdj Sayyâh regrettait que les enfants iraniens ne puissent pas avoir une éducation et une vie de ce type.

Le but de Sayyâh était de rendre compte aux Iraniens de ce qu’il avait vu dans les autres pays du monde. Son opinion à propos de l’Europe fut globalement positive, mais il critiqua quelques aspects qui lui semblaient négatifs en Occident, par exemple la course aux armements et les tentatives des Européens pour inventer de nouvelles armes avec lesquelles on tuait beaucoup plus de personnes qu’avec une épée. Hâdj Sayyâh était un religieux mais il écrivit très peu sur les coutumes et les croyances religieuses des Européens, et même contrairement à la plupart des Iraniens qui visitèrent l’Europe, il ne critiqua pas les habitudes vestimentaires et le comportement des femmes dans les sociétés européennes.

Au bal du Moulin de la Galette, Toulouse Lautrec, 1889
L'émerveillement de Hâdji Pirzâdeh ne dure pas; il comprend après un certain temps que le confort, le luxe et la richesse qu’il a décrits n’appartiennent qu’aux classes aisées, et commence à critiquer les mœurs des sociétés occidentales, surtout de la société française. Il décrit les loisirs des Européens, ce qui l’amène à penser que la vie des Occidentaux est très éloignée de toute spiritualité.

Hâdji Pirzâdeh est un maître soufi iranien. Il est considéré comme un guide religieux par les élites et le peuple à l’époque qâdjâre. Il voyagea à deux reprises en Europe, au cours des années 1860 et 1880. Le récit de voyage qui fut publié correspond à son deuxième voyage. Lui aussi fut impressionné par les progrès de l’Europe. Il resta admiratif devant les immeubles et les rues chaussées de Paris, qui étaient propres et avaient des trottoirs, des tableaux où le nom des rues était indiqué, des bancs pour que les gens puissent s’assoir quand ils se sentent fatigués, des arbres plantés des deux côtés de la rue, des lampadaires. Il fut très impressionné par les usines et les immeubles, et le confort dans lequel vivaient les gens en Europe, ainsi que le système de la Poste. L’image qu’il donne de l’Europe dans son récit est une image idéale, utopique. « Chaque maison ressemble à un palais, tout le monde porte des vêtements de soie luxueux et des bijoux, les parcs et les jardins sont des paradis, si bien qu’on ne peut distinguer les riches des pauvres. [...] Les gens passent leur temps à se promener dans des carrosses, et n’ont aucun souci financier. Ils sont libres de faire ce qu’ils veulent et de dire ce qu’ils veulent », écrit-il. [6] Mais son émerveillement ne dure pas ; il comprend après un certain temps que le confort, le luxe et la richesse qu’il a décrits n’appartiennent qu’aux classes aisées, et commence à critiquer les mœurs des sociétés occidentales, surtout de la société française. Il décrit les loisirs des Européens (les bals, le théâtre, le cirque, le cabaret), ce qui l’amène à penser que la vie des Occidentaux est très éloignée de toute spiritualité. Il trouve que les Européens ne portent attention qu’aux apparences et sont en pleine déroute. Les loisirs sont inventés pour distraire et dérouter les gens qui « après le travail journalier, s’adonnent à ces distractions et n’ont pas le temps de s’occuper de leur vie spirituelle. Dans tout Paris, il n’y a aucune place pour autre chose que la vie matérielle » écrit-il dans un autre passage de son récit. [7] Même la prière du dimanche est à son avis une occasion pour les gens de se retrouver plutôt qu’un temps de prière. Hâdji Pirzâdeh était surtout inquiet pour les jeunes étudiants iraniens car il les avait vus perdre leur identité iranienne et leurs repères à cause des tentations de Paris. Il était également inquiet pour l’image qu’avaient les Occidentaux des Iraniens, puisque les Iraniens que les Occidentaux voyaient oubliaient très vite leurs coutumes. Hâdji Pirzâdeh conseilla aux Iraniens d’éviter de voyager en Europe pour ne pas s’engager dans des mauvais chemins et les tentations auxquels la vie en Occident les exposait. En fait, il n’est pas le seul à penser que les Iraniens feraient mieux d’éviter de voyager en Occident ; des hauts-fonctionnaires du gouvernement qâdjâr conseillaient eux aussi aux Iraniens de ne pas visiter l’Europe, mais probablement pour d’autres raisons ; ils avaient peur que les Iraniens prennent connaissance des progrès et du confort de vie des Européens, et se mettent à réclamer les mêmes choses pour l’Iran.

Les Iraniens ont eu au XIXe siècle un discours sur l’Occident, mais ce discours ne correspond pas à un savoir organisé et systématique dans le cadre d’études et de recherches universitaires sur tous les aspects de la culture et la civilisation occidentales, comme le savoir que les Occidentaux possèdent sur l’Orient à la même époque. Le discours tenu par les Iraniens sur l’Occident est surtout admiratif.

Le récit du voyage à Chicago de Mirzâ Mohammad-Ali Moïn-ol-Soltân fut l’un des premiers témoignages d’un iranien à propos des Etats-Unis. Moïn-ol-Soltân était très riche ; les frais de voyage lui importaient peu. Il avait visité Paris lors de l’Exposition Universelle de 1889. Il décida de se rendre en Amérique à l’occasion de l’Exposition Universelle de Chicago en 1893, et parcourut les Etats-Unis d’est en ouest. Moïn-ol-Soltân suivait avec beaucoup d’intérêt les progrès et les dernières inventions réalisés en Occident ; il connaissait même les inventions qui n’avaient pas encore été introduites en Iran. Son opinion à propos des Etats-Unis était teintée de moquerie : il trouva que les Américains n’étaient pas aussi civilisés que les Européens alors qu’ils tentaient d’imiter ces derniers, en particulier à Philadelphie et San Francisco. Il trouva cependant que le système politique américain était préférable à ceux de l’Europe car il donnait beaucoup plus de liberté aux citoyens. Ceux-ci pouvaient par exemple rencontrer leur Président de la République. Au retour des Etats-Unis, Moïn-ol-Soltân fut surpris de voir que les villes d’Europe n’avaient plus pour lui l’attrait d’avant.

Carte postale où figure le monogramme de Toulouse Lautrec, Place Clichy, Paris, 1890

Ebrâhim Sahhâf-Bâshi est un commerçant. Son goût pour l’aventure et son métier l’ont amené à voyager à maintes reprises en Europe, aux Etats-Unis et au Canada au cours des vingt années qui précédèrent la publication de son livre. Sahhâf-Bâshi tenta de prévenir les Iraniens contre les mésaventures qu’ils risquaient de rencontrer au cours d’un voyage en Occident : « Tous ceux qui ont écrit un récit de voyage n’ont dit que du bien de Farang, et tous ceux qui ont entendu ces récits ont eu envie d’aller voir ces pays, alors que Farang n’a rien d’admirable à part ses lumières et ses belles avenues. Leurs maisons sont petites et sans air, leurs repas de mauvais goût et chers. Vous n’avez qu’à allumer beaucoup de lampes chez vous, louer beaucoup de pièces de vaisselle et regarder le paysage au loin avec une loupe, ce sera comme si vous étiez à Farang et vous économiserez votre argent », écrit-il. [8] Sahhâf-Bâshi donne cependant une description admirative de certains aspects de l’Occident, tels que l’industrie, l’agriculture, les services sociaux, l’enseignement, la place active des femmes dans la société et la liberté d’expression, tout en évoquant les aspects négatifs de la vie urbaine des sociétés industrialisées, la prostitution en particulier. L’image qu’il donne des Etats-Unis est beaucoup plus positive que celle qu’il donne de l’Europe. Il trouva que les Américains étaient dans l’ensemble plus honnêtes, plus travailleurs, plus libres et plus riches que les Européens, et les villes américaines étaient mieux organisées que les villes européennes. Sahhâf-Bâshi connaissait bien les pays occidentaux, et avait dépassé la réaction d’émerveillement et l’attirance que les voyageurs iraniens avaient de prime abord. Il montra à la fois les aspects positifs et les aspects négatifs des sociétés occidentales et tenta de faire un récit juste. Son récit est celui de quelqu’un qui a longtemps vécu en Occident ; non seulement il n’est plus émerveillé par ce qu’il y voit, mais il trouve que beaucoup de choses qui impressionnent les voyageurs iraniens dans ces pays ne sont que de la poudre aux yeux.

Le discours des Iraniens sur l’Occident au XIXe siècle

« Est-ce un hasard si, d’une part, il y a un discours orientaliste en Occident mais aucun discours « occidentaliste » en Orient, et si, de l’autre, c’est justement l’Occident qui a dominé l’Orient ? », écrit T. Todorov dans la préface de l’édition de la traduction française de L’Orientalisme [9]. L’analyse de M. Ghânoonparvar des récits de voyage des Iraniens en Occident au XIXe siècle montre que contrairement à ce qu’écrit Todorov, les Orientaux (du moins les Iraniens, mais les habitants des autres pays d’Asie très probablement aussi) ont eu au XIXe siècle un discours sur l’Occident, mais ce discours ne correspond pas à un savoir organisé et systématique dans le cadre d’études et de recherches universitaires sur tous les aspects de la culture et la civilisation occidentales, comme le savoir que les Occidentaux possèdent sur l’Orient à la même époque. Le discours tenu par les Iraniens sur l’Occident est surtout admiratif. Tous les Iraniens qui visitèrent l’Europe et les Etats-Unis au XIXe siècle furent très impressionnés par les progrès de la technologie et de l’industrie de ces pays, par les services sociaux auxquels les citoyens avaient droit (les hôpitaux psychiatriques et le système scolaire en particulier), et par le système politique et judiciaire en vigueur dans les pays occidentaux qui garantissaient les libertés civiles, des citoyens, dont la liberté d’opinion et d’expression.

«Farang n’a rien d’admirable à part ses lumières et ses belles avenues. Leurs maisons sont petites et sans air, leurs repas de mauvais goût et chers. Vous n’avez qu’à allumer beaucoup de lampes chez vous, louer beaucoup de pièces de vaisselle et regarder le paysage au loin avec une loupe, ce sera comme si vous étiez à Farang et vous économiserez votre argent» écrit Ebrâhim Sahhâf-Bâshi.

Toutefois, l’idée véhiculée dans le discours des Occidentaux à cette époque était que la suprématie scientifique et technologique de l’Occident était le fruit d’une civilisation meilleure, autrement dit que ces progrès avaient été atteints parce que la civilisation occidentale était supérieure aux autres civilisations du monde. L’emploi du terme « Occident » en Iran à partir du XIXe siècle n’est-il pas en soi le signe que les Iraniens avaient accepté (consciemment ou inconsciemment) la vision du monde des Européens et peut-être même à l’idéologie sous-jacente à cette vision ? Les récits de voyage des Iraniens en Occident au XIXe siècle montrent que certains Iraniens acceptent la suprématie culturelle de l’Occident et pensent qu’il vaut mieux que les Iraniens optent pour les coutumes occidentales. Toutefois, tous les voyageurs iraniens qui visitèrent l’Occident n’avaient pas ce point de vue et certains d’entre eux n’approuvèrent pas tout ce qu’ils observèrent en Occident. Leurs critiques portaient surtout sur certains aspects des mœurs occidentales, en particulier celles qui concernaient les relations entre les hommes et les femmes. Les différences entre la vie des femmes occidentales et iraniennes étaient marquantes pour tous les voyageurs iraniens ; ces derniers furent notamment impressionnés par l’aspect vestimentaire des femmes occidentales et leur présence dans la société, aux côtés des hommes. Les femmes occidentales travaillaient dans les magasins et les usines, ce qui suscitait en général l’admiration des voyageurs iraniens ; mais elles se promenaient également l’après-midi dans les parcs en compagnie des hommes et dansaient le soir avec eux dans les salles de bal, et un certain nombre des voyageurs iraniens désapprouvaient ces relations, qui leur semblaient trop libres. [10] Certains Iraniens conseillèrent même à leurs compatriotes de ne pas voyager en Europe, car ils risquaient d’y perdre leur identité culturelle et de sombrer dans la débauche.

Au début du XXe siècle, beaucoup d’Iraniens aisés ou intellectuels avaient lu les récits de voyage de leurs compatriotes. Ils se représentaient donc l’Occident comme un endroit merveilleux. On créa même un instrument de loisir ambulant, le «shahr-e farang», qui fut très populaire, pour que ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de voyager en Occident (c’est-à-dire la quasi-totalité des Iraniens) puissent se faire une idée de ces pays dont ils avaient entendu monts et merveilles.

L’image de l’Occident dans l’esprit des Iraniens

Ce discours des Iraniens était le reflet de l’image de l’Occident qui existait dans leur esprit. La classe sociale des voyageurs iraniens et les raisons pour lesquelles ils avaient entrepris un voyage en Occident sont des facteurs déterminants dans ce qu’ils ont relaté à propos des pays d’Europe et d’Amérique au XIXe siècle. Les Iraniens qui étaient d’un milieu aisé fréquentèrent au cours de leur voyage les Occidentaux aisés ; c’est probablement pour cette raison qu’ils décrivirent la vie occidentale comme une vie luxueuse, faite de plaisir, où l’on passe son temps à aller au théâtre et à se promener dans les parcs. Au début du XXe siècle, beaucoup d’Iraniens aisés ou intellectuels avaient lu les récits de voyage de leurs compatriotes. Ils se représentaient donc l’Occident comme un endroit merveilleux. On créa même un instrument de loisir ambulant, le « shahr-e farang », qui fut très populaire, pour que ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de voyager en Occident (c’est-à-dire la quasi-totalité des Iraniens) puissent se faire une idée de ces pays dont ils avaient entendu monts et merveilles. « Shahr-e farang » était une boîte à images : les photos des monuments célèbres tels que la Tour Eiffel, Notre-Dame ou Buckingham Palace défilaient et le spectateur émerveillé écoutait en même temps ce que le tourneur de manivelle racontait à propos de chaque photo. [11]

La banque d’Angleterre à Londres, gravure de 1850 coloriée à la main

Dans son analyse de l’image de l’Occident et des occidentaux telle qu’elle se reflète dans les romans iraniens au XXe siècle, M. Ghânoonparvar décrit plusieurs périodes. Les romans écrits au cours de la première moitié du XXe siècle donnent une image utopique mais assez superficielle de l’Occident. Ce qui se dégage dans les romans iraniens de la deuxième moitié du XXe siècle (notamment ceux qui furent écrits après le coup d’Etat anglo-américain contre le gouvernement de Mossadegh) n’est plus du tout pareil : non seulement l’Occident n’est plus décrit comme le pays des merveilles, mais les Occidentaux qui viennent en Iran détruisent sournoisement l’identité culturelle des Iraniens et s’immiscent dans les affaires du pays. Cependant, M. Ghânoonparvar trouve qu’au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, les écrivains iraniens utilisent de moins en moins de clichés pour décrire l’Occident et les personnages occidentaux. Leurs descriptions sont plus nuancées et moins catégoriques, les personnages occidentaux de leurs romans sont plus humains, plus profonds, en proie à des contradictions. Pour M. Ghânoonparvar, ce changement survenu dans l’image de l’Occident et des Occidentaux dans l’esprit des écrivains iraniens est lié au fait que pendant cette période, les Iraniens ont de plus en plus côtoyé concrètement des Européens et des Américains : de plus en plus d’Iraniens sont partis faire des études en Occident et un nombre croissant d’Occidentaux ont séjourné en Iran.

Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, les écrivains iraniens utilisent de moins en moins de clichés pour décrire l’Occident et les personnages occidentaux. Leurs descriptions sont plus nuancées et moins catégoriques, les personnages occidentaux de leurs romans sont plus humains, plus profonds, en proie à des contradictions.

Dans les romans publiés après la révolution de 1979, un nouveau thème est apparu : celui des Iraniens qui vivent désormais en exil. L’un de ces romans est Sorayâ dar eghmâ (Sorayâ dans le coma), écrit par Esmâïl Fassih. [12] M. Ghânoonparvar considère que le thème principal de ce roman est la question sans réponse des Iraniens à propos de « soi » et de « l’autre occidental ». Il trouve que Fassih a su décrire dans ce roman l’état d’esprit des intellectuels iraniens. Ils ont un discours très proche de celui du peuple iranien qui manifeste dans les rues et crie son rejet de l’Occident, mais ce qu’ils entreprennent concrètement dans leur vie montre qu’ils admirent la vie occidentale et s’y plient, parfois même sans la critiquer. « L’Occident qu’ils critiquent est donc un Occident politique abstrait, et l’Occident qu’ils admirent est l’Occident qui a progressé sur le plan scientifique et technologique, qui leur permet d’avoir une vie moderne et confortable ». [13] Pour M. Ghânoonparvar, le dilemme que Fassih décrit dans son roman à propos des intellectuels iraniens est en fait le dilemme de tous les Iraniens à l’époque moderne. « Les Iraniens ont admiré et envié les progrès de l’Occident, ils souffrent d’un sentiment d’infériorité quand ils comparent l’Iran et l’Occident, mais en même temps, à chaque fois qu’ils laissent de côté leur fierté et font un pas vers les Occidentaux pour dialoguer avec eux, ils se rendent compte qu’ils perdent leurs valeurs traditionnelles et leur identité culturelle », ajoute M. Ghanoonparvar. [14]

Les Iraniens risquent-ils réellement de perdre leur identité culturelle au contact des Occidentaux ou ne s’agit-il que d’une crainte infondée ? Les récits de voyage écrits au XIXe siècle montrent en tout cas que dès les premiers contacts avec l’Occident, la question de savoir ce qui serait à prendre et ce qui serait à laisser dans la culture occidentale a été un souci pour les Iraniens. Cette question a suscité des débats passionnés en Iran tout au long du XXe siècle. Les crises que l’Iran a traversées à l’époque moderne sont d’une certaine manière liées à cette question, qui reste d’actualité.

Notes

[1Saïd, Edward W., L’Orientalisme, traduit en français par Catherine Malamoud, éd. du Seuil (pour la traduction française), 1997, p. 54.

[2Ghanoonparvar, Mohammad, In a persian mirror : image of the West and Westerners in Iranian Fiction, 1993, traduit en persan par Mehdi Nadjafzâdeh sous le titre Dar âyeneh-ye irâni : tasvir-e gharb va gharvi-hâ dar dâstân-e irâni, éd. Farhang-e Goftemân (pour la traduction persane), Téhéran, 2005, p. 54 de l’édition en persan.

[3La dynastie qâdjâre régna en Iran de 1779 à 1925.

[4Ce qui est écrit ici à propos de ces huit récits de voyage figure dans le premier chapitre du livre de M. Ghânoonparvar cité plus haut (pp. 71-98 de l’édition persane).

[5Le premier journal iranien, intitulé Kâghaz-e Akhbâr, fut publié en 1836.

[6Citation traduite du persan par l’auteur de l’article, in Ghanoonparvar, Mohammad, In a persian mirror : image of the West and Westerners in Iranian Fiction, 1993, traduit en persan par Mehdi Nadjafzâdeh sous le titre Dar âyeneh-ye irâni : tasvir-e gharb va gharvi-hâ dar dâstân-e irâni, éd. Farhang-e Goftemân (pour la traduction persane), Téhéran, 2005, pp. 90-91 de l’édition persane.

[7Citation traduite du persan par l’auteur de l’article, in Ibid, p. 92 de l’édition persane.

[8Citation traduite du persan par l’auteur de l’article, in Ibid, p. 97 de l’édition persane.

[9Todorov, Tzvetan, préface à l’édition française de L’Orientalisme écrit par Edward W. Saïd, éd. du Seuil, 1997, p. 8.

[10La vie des femmes occidentales était totalement différente de la vie des femmes en Iran à cette époque. Les iraniennes étaient confinées à l’intérieur des maisons, n’avaient pas de travail salarié, et sortaient voilées.

[11« Shahr-e farang » a existé en Iran jusqu’au début des années soixante, pour la joie des petits et des grands. Il fut supplanté par la télévision.

[12Le roman Sorayâ dans le coma fut publié en 1983 en Iran. Sa traduction en anglais fut publiée en 1985. L’action du roman se déroule en septembre 1980. Les troupes irakiennes viennent juste d’envahir les villes d’Iran. Le narrateur est contraint d’aller à Paris pour ramener sa nièce qui y est étudiante et qui a sombré dans le coma à la suite d’un accident. Il rencontre au cours de son voyage des compatriotes de tous types et toutes tendances politiques, ceux qui ont quitté l’Iran après la révolution de 1979 et ceux qui sont étudiants en Europe et ont l’intention de rentrer en Iran une fois leurs études terminées.

[13Citation traduite du persan par l’auteur de l’article, in Ghanoonparvar, Mohammad, In a persian mirror : image of the West and Westerners in Iranian Fiction, 1993, traduit en persan par Mehdi Nadjafzâdeh,sous le titre Dar âyeneh-ye irâni : tasvir-e gharb va gharvi-hâ dar dâstân-e irâni, éd. Farhang-e Goftemân (pour la traduction persane), Téhéran, 2005, pp. 242-3 de l’édition persane.

[14Citation traduite du persan par l’auteur de l’article, in Ibid, pp. 243-4 de l’édition persane.


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