N° 55, juin 2010

Hasht Ketâb - Où est la plume de l’ami ?


Dinâ Kâviâni


Est-il possible de traduire la poésie ? De manière absolue, la réponse est négative, étant donné que la difficulté ne se situe pas uniquement dans la recherche du rythme et dans le respect de la forme du poème. Selon Robert Ellrodt, « la traduction doit s’adapter à la polysémie de certains textes, mais sans se refuser au choix d’une interprétation. La difficulté majeure est de recréer l’union du sens et de la sonorité qui caractérise la poésie. » [1] Le poème doit de préférence être traduit par un poète, car ce dernier connaît bien la forme dans la langue d’arrivée et peut deviner bien les changements utiles pour garder la forme sans perdre le sens. Néanmoins, quoi qu’il arrive, une partie du sens est perdue. En outre, traduire signifie passer d’une culture à une autre, processus au cours duquel quelque chose se perd et quelque chose se crée. Si le lecteur du poème traduit n’éprouve pas ce qu’a éprouvé le lecteur dans la langue d’origine, il est par contre éveillé à un monde différent du sien. [2]

Sohrâb Sepehri

Mais comment est-il possible de créer un monde différent ? Doit-on sacrifier le sens à la forme dans la langue d’arrivée ou au contraire, pour rester fidèle au sens, laisser tomber la forme ? Le paradoxe de la traduction de poésie se révèle ici. D’une part, le lecteur veut lire un poème, d’autre part, il veut connaître un autre monde, une autre culture. Est-ce que l’on doit plutôt rapprocher le poème du lecteur étranger, comme le cas de la traduction de Hâfez par Gilbert Lazard, ou doit-on davantage s’efforcer de rapprocher le lecteur étranger au monde et à la culture du poème, comme le travail de traduction de Hâfez de Charles-Henri de Fouchécour ?

La vie de Sohrâb Sepehri

Sohrâb Sepehri, poète et peintre iranien, est né le 7 octobre 1928 à Kâshân. C’était un grand voyageur et il découvrit des pays comme l’Afghanistan, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche, le Brésil, l’ةgypte, l’Espagne, les ةtats-Unis, la France, la Grèce, l’Inde, l’Italie, les Pays-Bas. Il fut également très marqué par un voyage en Inde, qui eut par la suite beaucoup d’influence sur sa poésie. Dans ses poèmes écrits dans un style à la fois simple et mystérieux, il évoque la nature, l’amitié et le sens de la vie. Il a publié huit recueils : Marg-e Rang (Mort de la couleur), Zendegi-e Khâbhâ (La vie des rêves), Avâr-e Aftâb (Décombres du soleil), Shargh-e Andouh (L’Orient de la tristesse), Sedâ-ye Pâ-ye Ab (Le bruit des pas de l’eau), Mosâfer (Le voyageur), Hadjm-e sabz (Volume vert), Mâ hitch mâ negâh (Nous néant, Nous regard). Sohrâb Sepehri est décédé le 21 avril 1980 à Téhéran des suites d’une leucémie. Hasht Ketâb (Huit livres) rassemblant l’ensemble de ses recueils, est paru en 1977.

La traduction de Hasht Ketâb

Où est la maison de l’ami ? est le titre de la traduction d’une partie des poèmes de Sohrâb Sepehri, sélectionnés et traduits par Jalâl Alaviniâ en collaboration avec Thérèse Marini. La préface de ce livre a été écrite par Pourân Farrokhzâd, la sœur de Forough, célèbre poétesse iranienne. Ce livre de 141 pages, publié par Lettres Persanes à Paris, a été dédié au cinéaste iranien Abbâs Kiarostami. En publiant des peintures et dessins de Sohrâb Sepehri, cet ouvrage essaie de faire pénétrer le lecteur français dans le monde de Sepehri. Cependant, cette traduction rencontre plusieurs difficultés.

Couverture de Hasht Ketâb, rassemblant les recueils de Sepehri

La préface écrite par Pourân est notamment consacrée à la description de la relation entre Forough Farrokhzâd et Sohrâb Sepehri, - de son point de vue – ce qui n’aide pas forcément le lecteur français à connaître Sohrâb Sepehri et son monde. Une biographie complète de ce poète fait ainsi défaut, défaut non comblé par les repères biographiques succincts indiqués au début de l’ouvrage. L’origine des noms des poèmes et des titres des huit recueils qui figurent dans la table de matière n’est également pas expliquée. Cependant, cette traduction qui est le fruit d’une collaboration franco-iranienne a un style et rythme relativement fluides. Elle est également accompagnée d’un petit lexique de mots utilisés par le poète ainsi que d’une courte explication de ses idées afin que les poèmes soient mieux compris et plus agréables à lire pour le lecteur français.

Pour analyser cette traduction, nous avons choisi de présenter trois poèmes, du plus concret au plus abstrait : À Golestâneh, Mehrâb et Où est la maison de l’ami.

À Golestâneh

À Golestâneh fait partie du recueil Hadjm-e sabz (Volume vert), le septième et le plus complet. Ici, Sohrâb Sepehri nous présente une vision du monde claire, sans aucun obstacle. [3] Le poème décrit Golestâneh, village favori de Sohrâb. « Selon son désir, il aurait dû y être enterré, mais de peur qu’il y ait une inondation et que sa tombe ne soit détruite, il a été enterré à Mashhad Ardehal, sur la route de Golestâneh. » [4] Jalâl Alaviniâ a traduit littéralement Golestâneh par "roseraie", sans expliquer qu’il était également le nom d’un village. Le manque d’une explication sur le village et son importance chez Sohrâb empêche donc une bonne compréhension du poème. Sans aucun doute, Golestâneh fait référence à cet endroit étant donné que Sepehri évoque : « Je cherchais quelque chose dans ce village… »

Dans la sixième ligne de la troisième partie, l’expression "arbustes colorés" ne correspond pas aux mots utilisés par le poète : le golrang évoqué par Sepehri est en réalité un certain arbuste proche du safran. En outre, dans la dernière partie, Sohrâb parle de la tendresse, de la foi et de la pomme, fruit qui est considéré par le poète comme la source de la vie et de l’amour. La traduction évoque des pommes, comme s’il s’agissait de quelques kilos de pommes sans importance. Tous les mots employés par Sohrâb comme la foi, la pomme et les peupliers sont des références spirituelles ; le traducteur n’en donne néanmoins aucune explication et cette dimension symbolique échappe au lecteur français. Par exemple, le peuplier est un arbre mythique et religieux : on le trouve à côté des tombes des saints, il est également le symbole de l’éternité. [5]

Mehrâb

Mehrâb est le dernier poème du recueil Avâr-e Aftâb (Décombres du soleil). Il est le troisième recueil de Hasht Ketâb, dans lequel Sohrâb Sepehri se "réveille" des rêves des recueils précédents. La communion avec la nature, l’état du voyageur et le mouvement de l’esprit y sont évidents. Dans ce poème, Sepehri invite son lecteur au mouvement, à connaître la nature et à louer Dieu. Il s’y éloigne du Dieu imaginaire. [6]

Concernant le titre du poème, sans donner d’explication, le traducteur a utilisé la prononciation persane de ce mot. Mehrâb, comme le dit un iranien, ou mihrâb, en prononciation arabe qui s’est ainsi transmis sous cette forme dans la langue française, n’est pas un mot très connu par les Français ; et trouver sa définition dans un dictionnaire (par exemple, "niche souvent richement décorée située dans l’un des murs d’une mosquée - le plus souvent celui du fond - pour indiquer la direction de La Mecque et dans laquelle l’imam dit la prière") ne permet pas de saisir l’importance de sa signification spirituelle en Iran et chez Sepehri.

Dessin de Sohrâb Sepehri

A la cinquième ligne, le poète évoque une ascension de deux personnes, une unification. Il ne parle pas ici du "moi" et du "toi" ordinaires, mais d’un "moi" et d’un "toi" abstraits. Dans la traduction, les guillemets de la version originale ont été supprimés, alors qu’en les faisant figurer dans sa poésie, Sepehri a souligné leur dimension abstraite. La traduction de cette ligne serait plus fidèle si on disait : « il y avait « un moi », il y avait « un toi », étant donné qu’il parle de deux êtres séparés qui vont se réunir.

Où est la maison de l’ami ?

Comme A Golestâneh, L’adresse ou comme le traduit Alaviniâ Où est la maison de l’ami ? fait partie du recueil Hadjm-e sabz (Volume vert). Ce poème comporte de nombreuses références à la spiritualité et au mysticisme. Malheureusement, le traducteur l’a traduit tel quel sans donner au lecteur les éléments permettant la compréhension de cette dimension. Il a seulement changé le titre du poème et lui a donné le titre du film d’Abbâs Kiarostami qui s’est inspiré de ce poème.

Ce poème traite de la recherche de Dieu, l’Ami, en passant par les sept lieux mystiques. Les sept éléments de la recherche ont donc tous un sens mystique : le peuplier, la venelle, la fleur de la solitude, la fontaine éternelle des mythes de la terre, l’intimité fluide de l’espace, l’enfant et le nid de lumière. Le vert a également une connotation spirituelle particulière en islam et en Iran, mais cet aspect est également laissé sous silence par le traducteur.

Sohrâb Sepehri commence son poème avec « Où est la maison de l’ami ? » et le termine par la même phrase : il évoque ainsi un cercle, un aller-retour du moi au moi. Nous sommes donc ici en présence d’un mouvement circulaire, évoquant la nécessité de chercher Dieu en soi.

Conclusion

L’absence d’une biographie et d’un lexique détaillés permettant de mieux connaître le monde de Sohrâb Sepehri fait partie des lacunes de cette traduction. En revanche, la musique et le rythme originel sont en partie retranscrits. La préface de Pourân Farrokhzâd est utile pour comprendre Amie, le poème écrit pour Forough Farrokhzâd, l’amie et la source de la féminité chez Sepehri, mais non l’ensemble de son œuvre. Est-il possible de traduire la poésie ? Jalâl Alaviniâ montre que l’on peut s’y essayer et ouvrir, en partie, au lecteur étranger la porte d’un autre monde.

Sohrâb Sepehri

Où est la maison de l’ami ? [7]

C’était l’aube, lorsque le cavalier demanda :
« Où est la maison de l’ami ? »
Le ciel fit une pause.
Le passant confia le rameau de lumière
qu’il tenait aux lèvres
à l’obscurité du sable.
Il montra du doigt un peuplier et dit :
« Un peu avent l’arbre,
il y a une venelle
plus verte que le rêve de Dieu,
où l’amour est aussi bleu
que les plumes de la sincérité.
Tu vas au bout de la ruelle
qui se trouve derrière la maturité,
puis tu tournes vers la fleur de la solitude.
A deux pas de la fleur,
tu t’arrêtes au pied de la fontaine éternelle
des mythes de la terre,
et tu es envahi par une peur transparente.
Tu entends un froissement
Dans l’intimité fluide de l’espace :
Tu vois un enfant
perché sur un grand pin
pour attraper un poussin
dans le nid de la lumière,
tu lui demandes :
« Où est la maison de l’ami ? »


A Golestâneh [8]

Des plaines si vastes !
Des montagnes si hautes !
Comme ça sent l’herbe à Golestâneh !
Je cherchais quelque chose dans ce village :
un rêve peut-être,
un rayon de lumière,
un grain de sable,
un sourire.
Derrière les peupliers,
se cachait une insouciance pure
qui m’appelait.
Je me suis arrêté près d’une roselière,
le vent soufflait, j’écoutais :
Qui me parlait ?
Un lézard glissa.
J’ai repris la route.
Un champ de luzerne sur le chemin,
puis un champ de concombres,
des arbustes colorés
et l’oubli de la terre.
J’ai enlevé mes chaussons
au bord d’un ruisseau
et je me suis assis, les pieds dans l’eau :
« Comme je suis fleuri aujourd’hui
et comme est conscient mon corps !
Je crains la venue d’un chagrin
de l’autre côté de la montagne.
Qui est derrière les arbres ?
Personne,
une vache broute dans le près.
Il est midi, c’est l’été.
Les ombres savent de quel été il s’agit.
Des ombres sans taches,
un coin clair et pur.
ô enfants des sentiments,
c’est ici qu’il faut jouer !
La vie n’est pas vide :
Il y a de la tendresse,
des pommes,
de la foi,
Oui,
il faut vivre,
tant qu’il y a des coquelicots.
Il y a quelque chose dans mon cœur,
comme un bosquet de lumière,
comme un rêve du matin
et je suis si impatient,
que j’ai envie de courir au bout de la plaine,
et aller au sommet de la montagne.
Au loin, il y a une voix qui m’appelle. »


Mehrâb [9]

Il y avait du vide et une brise
Il y avait de l’obscurité et une étoile.
Il y avait de l’existence et un murmure.
Il y avait des lèvres et une prière.
« il y avait moi, il y avait toi » :
une prière et un mehrâb.

Notes

[3Hoghoughi, Mohammad, Sohrâb Sepehri, Téhéran, Negâh, 1371, p.205.

[4Shamisâ, Sirous, Negâhi be Sohrâb Sepehri,Téhéran, Morvârid, 6éme edition, 1374, p.43.

[5Ibid. p.268.

[6Hoghoughi, Mohammad, op.cit., p.107-108.

[7Le titre en persan est : Adresse, mais celui que nous avons choisi reprend le titre du film d’Abbâs Kiarostami qui s’est inspiré de ce poème.

[8Golestâneh signifie roseraie.

[9Mihrab se prononce mehrâb en persan.


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