|
Les origines de l’identité iranienne
Mohammad Ali Eslâmi Nadoushan
Traduit et adapté par
Il faut retourner à l’aube de l’histoire pour pouvoir étudier l’identité iranienne. L’Iran fait partie de ces quelques vieux pays du monde qui ont connu la continuité historique. En fait, dans notre pays nous avons affaire à deux types d’histoire. L’histoire du point de vue du territoire et l’histoire du point de vue ethnique. La première concerne les peuplades qui, il y a des milliers d’années, vivaient sur des territoires qui prendront plus tard le nom de l’Iran. On les appelle les indigènes. La deuxième débute au moment où les Ariens sont venus s’installer dans ce pays et qu’ils se sont mêlés aux indigènes. Quelques temps plus tard, la première vraie dynastie, celle des Mèdes, prit forme : nous sommes au VIIe siècle av. J.-C.
Depuis lors, l’Iran connaît une sorte de continuité historique basée elle-même sur trois éléments :
1- La géographie, c’est-à-dire, la situation du pays dans l’espace.
2- L’histoire, c’est-à-dire l’ensemble des événements et des faits du passé qui ont marqué l’Iran ; ceux-ci étant en grande partie liés à la géographie.
3- Le climat qui est caractérisé par l’insuffisance des précipitations.
A mon sens, le facteur le plus important qui détermine l’iranité est sa géographie : situé entre l’Orient et l’Occident et entouré par d’anciennes civilisations telles que la Chine, l’Inde, l’Egypte et la Mésopotamie, l’Iran a toujours été un pays particulier. Cette position de notre pays a favorisé un enrichissement de sa civilisation mais elle lui a attiré aussi, bien des tracas.
Dès le début de son existence, l’Iran acquit deux particularités : d’abord, il devint fort en matière de défense. Etant constamment menacé d’être attaqué, il apprit à résister, à être toujours prêt à se défendre. Ensuite, de part sa situation géographique, il devint un creuset de civilisations, un haut lieu d’échanges culturels.
Ces deux particularités forgèrent l’identité première de notre pays et les choses demeurèrent à peu près ainsi pendant des siècles… Pour moi, la caractéristique la plus saillante de l’identité de notre pays est la continuité qui marque son histoire et sa civilisation. Même si cette continuité s’est manifestée de façons très différentes selon les époques. La conversion à l’islam même, qui suivit la conquête de Ctésiphon, n’a pu effacer d’un coup l’héritage du passé. L’Iran accepta la nouvelle religion mais continua à préserver jalousement ses racines.
Aux époques lointaines, quand l’Iran était un pays puissant, ce sont les forces armées qui assurèrent son indépendance. Après l’arrivée de l’islam, quand les portes du pays s’ouvrirent et que l’unité du peuple se perdit, c’est la force de la culture qui descendit dans l’arène : le persan dari naquit, le Shâhnâmeh apparut et un rempart invisible mais bien solide se dressa autour de l’Iran.
La situation était très différente dans les autres pays envahis par les Arabes car, ayant perdu leur identité, ceux-ci se laissèrent assimiler c’est-à-dire arabiser par leurs conquérants. Prenons l’exemple de l’Egypte. Un grand pays antique de la civilisation pharaonique duquel, il ne reste aujourd’hui plus que des caveaux surmontés de pyramides, prisés par les touristes. Et les autres pays conquis eurent un destin similaire.
Dans la période post-islamique, les Iraniens trouvèrent une bonne solution à ce problème, celle de mêler l’Islam à l’identité iranienne. C’est pourquoi, parmi les différentes branches de l’islam, le chiisme a un caractère beaucoup plus iranien que les autres. A partir des Omeyyades, une grande distance se creusa entre les promesses de la religion et sa réalité profonde. La propagation de la corruption et de l’injustice mêmes, se firent au nom de la religion. Enfin, la vie d’ici-bas et ses plaisirs furent au centre des préoccupations. Voilà pourquoi la littérature persane abonde en plaintes portées contre l’hypocrisie et le mensonge. Hâfez est le premier de ces mécontents puisque rempli d’inquiétude, il s’écrie : « Le feu de la fausse dévotion brûlera la religion comme des gerbes. » C’est parce que la société était anarchique et manquait de sécurité que tant d’exagération et de flatteries, tant d’éloges du pouvoir pénétrèrent dans la littérature de l’époque au point de contaminer également la langue courante. En outre, l’emploi fréquent et par conséquent la prédominance de certaines figures de style telles que l’allusion, la syllepse et la métonymie ont éloigné les mots de leur signification première. Ce n’est donc pas un hasard si, dans ces œuvres, découragement et espoir de délivrance se côtoient.
Depuis cent ans, un troisième facteur est venu s’ajouter aux éléments cités plus haut : il s’agit du modernisme occidental, lequel est entré en Iran en même temps que l’industrie. La Constitution aussi était une institution européenne. Ses partisans ont cherché à exercer, grâce à elle, un contrôle sur la monarchie totalitaire.
C’est ainsi que les trois facteurs dont nous avons parlé se sont réunis : l’islam, l’identité iranienne et le modernisme. Le problème qui se pose actuellement à nous est donc le suivant : dans ce monde grouillant où les choses se passent à une vitesse extraordinaire, où va l’Iran ? Mais il faut d’abord s’occuper du problème de la « connaissance » et répondre aux questions suivantes : qui est l’iranien ? Quels sont ses acquis ? Que veut-il ?
La population iranienne est majoritairement composée de jeunes. Ils sont tous nés au cours de ces trente dernières années. Ces jeunes disposent de nouveaux moyens de communication - à savoir internet, le satellite et le téléphone portable – et ont une meilleure connaissance du monde. Cependant, la plupart d’entre eux ne savent rien du passé de l’Iran. L’histoire de notre pays n’a pas été analysée comme il se doit.
L’Iran n’a jamais été, comme il l’est aujourd’hui, sur le fil de la décision : ses enfants n’ont jamais été, à ce point, dans l’attente d’une ligne de conduite. Dans un premier temps, le jeune iranien doit regarder son pays d’un œil confiant. Il doit être convaincu que son pays est un grand pays, avec un passé éclatant et d’importantes ressources. Mais aujourd’hui, les Iraniens se trouvent devant une nouvelle épreuve. Le monde entier est en train de vivre la vague du modernisme industriel et le progrès de chaque pays se mesure par le taux de sa production et par son essor industriel. Or, la question est beaucoup plus complexe car c’est la volonté d’un peuple et sa solidité mentale qui sont à la base de tout progrès.
Nous l’avons souligné plus haut, nous sommes face à une combinaison de trois éléments distincts : la pensées religieuse, nationaliste et moderne, l’idéal étant qu’il y ait un équilibre sain entre eux. Notre héritage culturel de 3000 ans peut représenter pour nous un avantage et un privilège ou une impasse. Cela dépend de notre approche. L’essentiel est donc le point de vue, lequel s’appuie sur la pensée. Quant à cette dernière, elle se transforme en action.
De notre réalité historique se dégage un point : la pensée iranienne a toujours eu tendance à la réflexion ishrâqi et sentimentale. Nous n’avons pas ici la possibilité d’en énumérer les raisons. Revenons-en donc à la géographie, à l’histoire et au climat. Dans la période post-islamique surtout, certaines ententes entre les Turcs ghaznavides et seldjoukides et le califat de Bagdad eurent pour conséquence, le développement de la pensée mystique. Il est certain que le mysticisme recèle de grands idéaux humains. Il a également donné naissance à de remarquables ouvrages en langue persane. Mais il renferme aussi un risque, celui de choir dans un soufisme aride. Une déchéance qui influence évidemment la vie pratique de son adepte si bien que de grands mystiques comme Sanâï, Mowlânâ et Hâfez s’en sont plaints.
Ce qui conduit les hommes dans la vie est leur faculté de raisonner. Or, dans la littérature persane, la raison a été tantôt admirée et tantôt dédaignée : Ferdowsi commence son recueil au nom de Dieu le Sage et le Rationnel tandis que Hâfez désire se libérer un moment des tentations de la raison. Tout dépendait donc de l’utilisation qu’on en faisait. Le peu d’importance que certains courants de pensée accordaient à la raison avait aussi son explication : on s’en servait pour imposer au peuple, des gouvernements indignes. Ce qui, plus tard, prit le nom de politique et qui n’est autre que le rationalisme occidental sur lequel est fondé le nouveau monde. Or, celui-ci est aujourd’hui en crise.
L’Iran a su préserver son existence et son nom pendant environ trois mille ans. On peut donc conclure qu’il existe probablement sur ce territoire une force vitale et une essence extraordinaires. Néanmoins, certains le critiquent pour avoir consenti, au cours de son histoire, à des compromis : on lui reproche notamment de s’être humilié en se soumettant aux gouvernements étrangers et en attendant patiemment de longues années dans l’espoir de les assimiler. Nous pouvons également citer quelques caractéristiques que les Iraniens devront tenter de corriger s’ils veulent s’adapter plus facilement au monde actuel. Commençons par la pensée individualiste : c’est à cause de cette caractéristique qu’en Iran, le travail collectif pose problème. Une société où règnent la raison et la sagesse organise son parcours de façon à ce que l’individu trouve son bien dans celui de la communauté et sa prospérité dans celle du pays. Nous sommes encore loin d’une telle société. L’autre caractéristique que les Iraniens devraient apprendre à bannir est leur double face. Imposée par l’histoire, celle-ci s’est répandue à cause de l’insécurité psychologique et sociale qui dominait le pays. Par conséquent, le bien et le mal des choses sont jugés non pas pour ce qu’ils sont mais selon qu’ils seront commis en cachette ou en plein jour. Autre conséquence : la profusion dans le discours de propos exagérés, de flatteries et de serments lesquels finissent par jeter le discrédit sur la parole elle-même. L’inclination à l’exagération constitue également un problème. Une société marquée par le déséquilibre et où la loi a peu de poids est en proie au bouillonnement des sentiments. Tantôt abattue, tantôt exaltée elle est toujours loin du juste milieu. Un état qui en s’intensifiant donne lieu à des complexes. N’oublions pas non plus cette espèce de suspicion qui persiste en nous depuis deux cents ans et selon laquelle les étrangers (les Occidentaux) seraient à l’origine de tout ce qui se passe en Iran. Il y aurait donc toujours quelque chose de louche dans leurs intentions dont il faut se méfier. Ce pessimisme remonte à l’époque où les Anglais débarquèrent en Inde et à la guerre entre l’Iran et la Russie. Parlons également un peu de la fatalité et du destin. Nous sommes devant deux pensées contradictoires : tout en tenant compte du pouvoir du destin, la culture iranienne encourage l’effort humain. Ferdowsi, lui, fait allusion à un pouvoir mystérieux qui peut briser notre volonté (l’histoire de Rostam et de Sohrâb). En même temps, dans tout le Shâhnâmeh, il est question d’action et d’effort.
Le rôle du climat n’est pas à négliger non plus. La majeure partie du territoire iranien souffre de sécheresse. Dans son inscription de Behistun, Darius évoque celle-ci comme étant un des trois fléaux : « la sécheresse, le mensonge et l’ennemi ». Nous pouvons même aller jusqu’à avancer que l’éloignement de l’être aimé et son manque – dont il est tant question dans la littérature persane – sont autant d’allusions inconscientes à la soif de cette nature.
L’autre point important dont je voulais parler à la fin de cet article est la morale sociale. Une société demeure en vie grâce à la morale, la loi et la foi. La défaillance de chacun de ces trois éléments nuit au fonctionnement de la société. La morale surtout est considérée, beaucoup plus que les deux autres, comme étant le ciment de la société. Malheureusement, nous devons avouer que depuis au moins 60 ans, la morale en Iran ne cesse de décliner. C’est ce qu’ont connu, chaque jour, par expérience ceux qui ont vécu dans cette période. Que s’est-il passé ? De toute évidence, la population a augmenté, les villes sont de plus en plus peuplées et surtout les besoins matériels des gens se sont accrus. Pour assouvir ces besoins, on a trouvé des solutions dans lesquelles la morale n’avait aucune place. Le profit est devenu ainsi essentiel et l’argent omnipotent. Avec le mouvement de la nationalisation du pétrole, les gens se sont attachés à d’autres valeurs. Des concepts comme la liberté, s’affranchir de l’influence étrangère, retrouver sa dignité et sa fierté nationales ont désormais trouvé un sens pour eux. Or, ce qui s’est passé dans les vingt-cinq années qui ont suivi le coup d’Etat leur a dit implicitement : « Vous avez essayé et vous avez échoué. A présent, tournez-vous vers ce qui est concret et tangible ; gagnez de l’argent ! » Et ceci a continué. Toute la vie de notre pays a suivi ces directives.