L’objectif de ce présent article est de présenter une étude de la particularité de Shahriyâr qui eut un succès inouï dans le domaine de la poésie lyrique. La carrière poétique de notre poète coïncide avec les événements socio-politiques survenus durant les années d’entre-deux-guerres ; ses réflexions profondes étant exprimées dans son Divân. Les préoccupations de Shahriyâr pour le destin humain sont apparues dans l’esprit de Parvâneh comme une pensée révélatrice étant sans doute le signe d’une bonté envers ses semblables. Au cours de cette recherche, nous tenterons d’examiner les raisons du penchant de Shahriyâr pour le lyrisme ainsi que les différents attraits de sa production poétique.

Parmi les poètes iraniens de l’époque de l’entre-deux-guerres, Mohammad Hossein Shahriyâr (« Shahriyâr » signifiant « le monarque ») occupe l’une des premières places dans la poésie persane. Certes, son esprit poétique se manifeste différemment dans les productions poétiques que l’on a conservées de lui. Son premier poème comprenant 168 vers, Rouh-e Parvâneh (L’esprit de Parvâneh), attesta son génie de créateur et le consacra comme poète populaire. Il est difficile de mieux exprimer l’« éclat » de ce génie, « le magique effet » qu’il produisit sur une époque qui n’était sans doute pas préparée à l’entendre.

Shahriyâr décida de se vouer dès sa jeunesse à la poésie en quittant l’Ecole Supérieure de Médecine. Les grands événements politiques et les transformations sociales pendant les années où les forces alliées occupaient l’Iran conduisirent Shahriyâr, qui s’était jusque-là tenu à l’écart de la politique, à s’y engager plus clairement. Il devint ainsi formellement partisan du Front National (jebheh-ye melli) et collabora avec Irân-e Mâ (Notre Iran), un journal de gauche. En 1917, il prit une part active au premier congrès des écrivains de l’Iran à Téhéran, durant lequel il récita ses vers les plus récents. Le talent exubérant et hors normes de Shahriyâr apparaît dès ses premiers ouvrages poétiques.

Il attira ainsi l’attention d’éminents poètes ainsi que d’intellectuels tels que Malek-o-Shoarâ Bahâr, Pejmân Bahtiâri et Saïd Nafisi qui exprimèrent à son sujet une approbation peu commune. Dès le début, Shahriyâr fut un poète remarquable qui parvint à imiter à merveille les poètes classiques et en particulier Hâfez. C’est cette présence d’un éminent poète, d’un compagnon du peuple et aussi d’un génie que nous allons nous efforcer de cerner en parcourant non seulement sa vie, mais aussi ses vies, en le montrant en lutte perpétuelle avec ses exaltations intérieures.

Se plonger dans l’œuvre de Shahriyâr signifie aussi affronter une existence, celle d’un poète qui a sans doute conçu en partie son œuvre comme une lutte. Ses premiers poèmes expriment son souci de jeune homme d’échapper à une situation lucrative et à un poste médiocre dans la Banque Nationale à Téhéran en vue de se consacrer au domaine poétique. Dans sa première édition, le Divân de Shahriyâr (paru en 1310 de l’Hégire solaire/1931) contient pour la plupart des récits de circonstance fournissant de nombreux détails biographiques. Dans le cycle intitulé Sougvârihâ (La déploration), nous trouvons des vers consacrés à des amis morts prématurément – notamment à Mohammad Khân Amin-zâdeh et à Kamâl-ol-Molk, éminent savant qui devint aveugle à la suite d’un accident. La partie finale du Divân donne l’impression d’une chronique rimée, dans laquelle Shahriyâr, au travers de la description des événements de son époque, apparaît comme un poète de la nouvelle époque. Nous voyons ici un ghazal contenant l’éloge du périodique littéraire Armaghân, puis des ghassideh concernant les études de Saïd Nafisi sur Roudaki, les réceptions dans la maison de Aghâ Mirzâ Mohammad Ali, le libraire qui publia les vers de Shahriyâr.

Mohammad Hossein Shahriyâr

Le Divân contient également bon nombre de détails biographiques et sociaux concernant les mœurs et les habitudes décrites avec l’œil d’un observateur perspicace et sensible ; symptôme typique de la révolte de la jeune génération contre l’injustice sociale et morale, le fanatisme religieux et un nationalisme chauvin. Cette révolte est accompagnée d’un pessimisme amer qui se fait entendre par la voix intérieure du poète. Une crise décisive a lieu dans l’œuvre de Shahriyâr durant la Seconde Guerre mondiale, au moment où il s’engage à s’exprimer pour le bien du peuple. Voici un extrait de ce poème exaltant :


Je ne sais d’où est venu le désaccord entre ces mots : la foi et la patrie,
Desquels naissent la discorde et la confusion.
Où est la patrie ? Rejette les contes sur ma patrie !
La foi est une. Laisse les racontars sur les musulmans et les chrétiens !
Le monde est ma patrie, ma religion - la vérité !
Que m’importe païen ou musulman - l’Asie ou l’Europe [1]

Par-delà l’évocation fervente d’un jeune homme de la liberté, la série des poèmes paraît traduire un envol du poète. Dans ces poèmes, on assiste en effet à un véritable épanouissement, comme si la découverte des virtualités de l’œuvre apparaissait tel un élan de réconciliation dépassant largement le seul champ artistique pour s’ouvrir à l’ensemble du champ de la subjectivité. Cette réconciliation, c’est peut-être celle à laquelle aspire Shahriyâr dans son Divân où la relation reconquise avec la nature se fait métaphore amoureuse.

Voici une description d’un clair de lune et d’une nuit semée d’étoiles, employée comme un raffinement subtile pour des sentiments amoureux :


Je suis resté dans le champ. La nuit tombait et la lune claire s’était levée.
La nuit est venue, au corps plongé dans un bain argenté.
La lampe des cieux pendait à la voûte d’azur,
Comme un lampion chinois suspendu au mihrâb.
J’ai aperçu la mer du firmament avec la multitude des perles des étoiles-
Ton souvenir m’est venu, ô perle d’une rare beauté [2]

C’est ce qu’affirme encore le contenu de ce Divân qui retrace le trajet du poète, de l’autrefois évoqué avec une nostalgie appuyée pour ne pas être indifférent vis-à-vis du destin humain. En cela, l’œuvre de Shahriyâr est révélatrice du bouleversement qui se produit au tournant du siècle, de l’invention et de la modernité poétique qui l’accompagnent. Les « vies » du poète, ces glissements qui peuvent apparaître comme autant de reformulations d’une identité, se doublent d’une « vie » de l’œuvre qui se pense en transformation : un grand nombre de poésies aux thèmes sérieux furent écrites alors, tels que Monâjât (Les hymnes), Do morgh-e beheshti (Deux oiseaux du paradis), Ghoroub-e Neyshâbour (Le coucher du soleil à Nishâpour), Hazyân-e del (Les Rêveries du cœur), etc.

Il y a un dialogue constant de l’œuvre avec le monde, dialogue passionné et conflictuel, véritablement dialectique, au sens où l’existence est construite par l’œuvre autant que l’œuvre par l’existence. Les titres des poèmes témoignent de cette relation évoquant Rouzgâr-e novin (La nouvelle époque), Badbakht (Le malheur) ou bien sûr Heydar Bâbâ. L’existence de Shahriyâr représente en effet une mécanique d’émancipation dont l’œuvre est l’ultime expression. Shahriyâr se consacre ainsi à une recherche assidue de nouvelle relation quant à la forme de sa poésie. Une pastorale en résulta, probablement la première dans la littérature persane récente, intitulée Nâmzâd-bâzihâ-ye roustâi (Galanteries rustiques). C’est un tableau de la vie des villageois iraniens, dans la forme traditionnelle du masnavi et en vers de 10 syllabes, frappant par sa fraîcheur et originalité. (Un fragment de ce poème a été imprimé pour la première fois dans Nakhostin kongreh-ye Nevisandegân-e Irân, Téhéran 1325 de l’Hégire solaire/ 1961, pp. 212-214). Cette œuvre était le résultat d’un séjour chez des parents dans un village de la haute montagne. Une nuit, par un beau clair de lune, le poète fut le témoin involontaire d’un rendez-vous de la fille de sa tante avec son fiancé. Le jeune homme offrit des boucles d’oreille à la jeune fille et celle-ci lui donna une ceinture qu’elle avait tissée. Le poète décrivit cette scène sur un fonds de paysage de la montagne éclairé par la lune et brossé à grands traits. Partant de ce point de vue, nous avons de longues conversations qui ne roulent guère que sur ce poète ou sa poésie, lui ne s’intéressant qu’à cela. Certes, ce discours est excessif : le premier poème de Shahriyâr envoyé à la mémoire de la cantatrice iranienne Parvâneh nous révèle qu’il n’était pas entièrement neutre face aux vicissitudes de la vie humaine.


La clarté et la beauté ont quitté la face de la terre,
Le soleil s’est penché vers le couchant.
Jacob a prouvé un triste sort,
Joseph, le soleil, est descendu dans un puits.
Une jeune fille est morte, soleil luisant sur la voûte du ciel-
les chambres virginales des cieux sont en deuil.
Bien que le cierge ait versé d’abondantes larmes de joie
l’œil de la lueur crépusculaire pleurait des larmes de sang.
La patte cauchemaresque de la nuit
a étreint fortement la gorge de l’horizon.
La force des cieux s’est assombrie lentement
Leur visage obscur est le témoignage de leur faute [3]

On constate que les aptitudes éminemment lyriques de Shahriyâr se déployèrent dans ce poème. Celui-ci est un gémissement de douleur, une lamentation funèbre, pleine de soupirs et d’exclamations gonflées de larmes et d’une tristesse pénétrante. De plus, l’amour et les tourments qui en résultent, véritables ou imaginaires, étaient le thème principal des ghazals de Shahriyâr du temps de sa jeunesse. Dans ce sens, on peut dire que c’est ce lyrisme entouré de mélancolie et de nostalgie qui attirait avant tout ses lecteurs et auditeurs. Cette esthétique de la poésie va rester par la suite l’un des traits fascinants de son œuvre : elle sera non seulement le pivot de sa création poétique, mais aussi l’une des dimensions de bien des textes postérieurs.

La figure prestigieuse de Shahriyâr renvoie à l’idée qu’il était purement classique par la lecture du Divân de Hâfez. Ce dernier rappelle sans doute le terme « classique » par lequel Shahriyâr aurait dû évoquer son ambition sous forme d’une taquinerie mêlée à la franchise de la jeunesse :

Le royaume du ghazal est à moi et baste !
A personne dans ce pays il ne doit appartenir ! [4]

Il est indispensable de préciser que la lecture passionnante du Divân de Hâfez a trouvé son expression dans de nombreuses réminiscences et dans des copies qui abondent dans les ghazals de Shahriyâr du temps de sa jeunesse. Mais il ne cesse jamais d’être le poète de l’amour, maître du ghazal lyrique à l’instar de Hâfez. Sous cet angle, des traits individuels commencent à paraître tant dans la forme que dans les thèmes du ghazal, qui devient l’expression artistique des véritables et profondes expériences psychiques du poète. Des essais de renouveler la forme du ghazal se font voir consistant, entre autre, dans le même mesrâ’ (vers) placé à son début et à sa fin. C’est la technique de la « boucle » souvent employée dans la poésie lyrique européenne. Les descriptions lyriques de la nature sont modernisées et revivifiées :


Il est minuit. A Shemirân je cherche ton jardin-
J’interroge la terre, puis les cieux à ton égard.
C’est dommage que je ne sois pas une eau qui coule, comme un ruisseau,
J’aurais pu le premier couler dans ton jardinet.
Je ne suis pas une tulipe pour croître dans ton jardin,
mais toujours et partout mon cœur se soucie de toi.
Monte sur le toit de la maison, éclaire-moi avec la lampe de ton visage,
Afin que dans sa lumière je trouve le chemin menant à ton jardinet.
Sur la voûte céleste je vois les taches des nuages-
Je voudrais comme tes cheveux dorés être près de tes yeux bleus [5]

Dans ces poèmes, un jeu de mots et de sons traité avec maîtrise, des allitérations et des répétitions, poussées jusqu’aux limites de la virtuosité font que les ghazals de Shahriyâr sont pratiquement intraduisibles en une langue européenne, même si l’on parvenait à reproduire avec succès leur forme monorime.

Mohammad Hossein Shahriyâr

Cependant, le ghazal de Shahriyâr n’est pas une copie du ghazal de Hâfez, car non seulement sa manière de penser et de sentir est différente, mais aussi plus moderne. A vrai dire, les rêves et la nostalgie amoureuse de sa jeunesse, la douleur et l’amertume causées par la séparation d’avec sa bien-aimée sont l’expression des sentiments intensifs et authentiques qu’avait ressentis le poète.

Les figures de Shahriyâr à l’époque peuvent expliquer cette impression de liberté, mais il faut les combiner avec la découverte nouvelle et encore tâtonnante d’une puissance créative en soi, dont le Divân serait l’expression. Les thèmes sociaux chez Shahriyâr expriment encore cette idée d’une poésie qui se regarde naître et qui, si elle ne sait pas encore quelle forme elle va prendre, se découvre d’infinies possibilités. Cette impression de liberté se traduit par une tendance de la nouvelle poésie dite « des vers libres ». Durant les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, Shahriyâr s’intéressa à la poésie nouvelle (she’r-e no) et s’essaya dans ce domaine. C’est ce que disent les premiers vers d’un autre poème Ey vây mâdaram (ش ma mère !) écrit à la mémoire de sa défunte mère dont voici un fragment :


Elle est de nouveau passée lentement près de l’escalier,
Plongée dans des pensées de riz et de légumes pour son (fils) malade.
Mais autour d’elle et au-dessus d’elle s’est déployée une ombre noire.
Quoique morte, elle veille constamment sur nous.
De son vivant, elle était occupée sans cesse et partout,
Chaque recoin de la maison parle d’elle.
La fin de sa vie l’a trouvée au travail,
La pauvre mère ! [6]

L’élasticité du talent poétique de Shahriyâr est grande. Elle lui permet de s’approprier avec la même facilité les courants poétiques les plus nouveaux et les plus traditionnels. Entre le ghazal traditionnel et les vers libres, l’échelle est étendue et peu ordinaire. En réalité, Shahriyâr n’est pas principalement un poète moderne, car les poèmes qu’il a composés dans son Divân représentent des avancées considérables par rapport aux œuvres classiques : la nouveauté s’est tout à fait substituée au pastiche.

Formellement, Shahriyâr respecte les règles classiques même si son travail sur la rime témoigne d’une plus grande virtuosité qu’auparavant. En revanche, il mélange plus franchement les lexiques et les registres même s’il n’est pas le premier à pratiquer ce genre de perturbation.

Certes, la diversité des ouvrages poétiques a bien démontré l’activité et la motivation de notre poète pour la créativité d’une poésie à caractère lyrique. Les poèmes lyriques sous forme de ghazals ont mis également en évidence les particularités de la parole subtile de Shahriyâr sur la condition sociale et politique de l’Iran durant l’entre-deux-guerres. L’habilité et la hardiesse ont fait de Shahriyâr un poète populaire aussi bien dans l’attitude que dans le langage. La production littéraire du poète persan a trouvé son originalité dans l’inspiration de Hâfez d’une part par l’emploi du langage spirituel, et d’autre part par le désir de s’enthousiasmer dans les vers émotionnels. L’exemple de cet amalgame a pris corps dans la composition des vers libres reflétés dans le poème « ش ma mère ! ».

En somme, l’œuvre majeure de Shahriyâr, le Divân présente en grande partie la trace d’une vie mouvementée à la fois par la quête de l’identité et la recherche d’une spiritualité. Si Shahriyâr se montre favorable aux goûts modernes, ce n’est pas qu’il souhaite s’écarter de la poésie monumentale classique, mais c’est qu’il considère que l’ouverture d’esprit constitue le germe de toute progression humaine.

Bibliographie :
- Machalski F, La littérature de l’Iran contemporain, éd, Wroclaw, Printed in Poland. 1967.
- Ducros D, Lecture et analyse du poème, A. Colin, 1996.
- Grammont, Petit traité de versification française, A. Colin, 1976.
- Linares, S., Introduction à la poésie, Nathan Université, 2000.

Notes

[1Francizek Machalski, La littérature de l’Iran contemporain, éd Wroclaw, 1967. p. 116

[2Ibid., p. 113.

[3Ibid., p. 114.

[4Ibid., p. 113.

[5Ibid., p. 110.

[6Ibid., p. 115.


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