N° 61, décembre 2010

Etudes sur le monde iranien en France


Hoda Sadough


Le développement des études sur la Perse moderne en France, notamment dans le domaine des sciences sociales durant la deuxième moitié du XXe siècle, relève largement du progrès des relations politiques entre les deux pays, des changements radicaux effectués dans le système universitaire français, et de l’organisation de missions académiques en Iran.

A la différence de l’Angleterre, de la Russie et des Etats-Unis, la France n’a jamais exercé une influence politique prolongée en Iran. Cette différence est d’autant plus saillante si l’on examine les rapports consulaires de l’Angleterre ou les journaux des sociétés savantes de Londres, Calcutta et Bengale qui abondent en aspirations politiques et économiques et observations détaillées sur les coutumes locales, la géographie et l’histoire de la Perse, et qu’on les compare avec les œuvres et journaux français de la même période où elle demeure relativement absente. Cependant, cette marginalité et quasi-absence d’engagement dans le domaine politique a eu pour effet la mise en place de relations culturelles équilibrées et durables entre les deux pays. La croissance du nombre des étudiants iraniens en France et la concession du monopole des fouilles archéologiques aux Français par le gouvernement iranien en 1894 sont deux éléments qui contribuèrent au développement de leurs relations culturelles. L’élaboration des travaux archéologiques par les Français en Iran ainsi que l’existence d’une tradition solide et mondialement connue en philologie comparative et linguistique en France démontrent que les études iraniennes en France furent dominées par une connaissance qui se voulait alors "scientifique" et par les spéculations théoriques de générations successives de chercheurs français en langues et cultures indo-iraniennes tels que James Darmesteter, Antoine Meillet, Emile Benveniste et Georges Dumézil dont l’influence en philologie, linguistique et anthropologie est mondialement reconnue.

Jean-Baptiste Feuvrier

Au cours du XIXe et début du XXe siècle, on constate une augmentation de l’intérêt général concernant la situation sociale et économique de l’Iran, notamment en conséquence d’une politique culturelle active du gouvernement français et de la diffusion de nouveaux récits des voyageurs de français en Iran. A titre d’exemple, les observations de Jean-Baptiste Feuvrier dans Trois Ans à la Cour de Perse (Paris, 1900) constituaient alors une source précieuse de renseignements sur la vie persane de l’époque. D’autres voyageurs moins connus fournirent des données pour les théories scientifiques en plein essor de l’époque. Emile Duhousset, par exemple, effectua une étude analytique sur les mesures anthropométriques du crâne des membres d’un régiment persan qu’il évoque dans son ouvrage intitulé Etudes sur les populations de la Perse et pays limitrophes. Trois Années de séjour en Asie (Paris, 1863) qui fut utilisée plus tard par Nicolas de Khanikoff (Chanykov) et Domaine Henry. Il faut également évoquer les travaux des orientalistes individuels partis explorer le monde oriental dans différents domaines. L’œuvre d’Henri Massé intitulée Croyances et coutumes persanes (Paris, 1938) est peut-être sa contribution la plus importante de l’époque aux études persanes, même si son intérêt principal demeurait l’enseignement de la littérature persane classique.

Jacques de Morgan

L’exemple le plus important des mesures directes et officielles du gouvernement français visant à développer les études persanes fut la mission scientifique de 1890 sous la direction de Jacques de Morgan, un ingénieur des mines, qui fut chargé de mener une enquête complète sur la Perse occidentale. Les résultats de cette enquête ont donné naissance à l’œuvre monumentale de Mission Scientifique en Perse (5 pièces en 10 volumes publiés de 1894 à 1905 à Paris) couvrant une multitude de sujets : l’archéologie, la botanique, l’anthropologie, la démographie ainsi que les textes mandéens et dialectes kurdes.

L’écroulement du régime colonial après la Seconde Guerre mondiale et l’accroissement de l’influence d’organisations internationales telles que l’UNESCO ont dans une certaine mesure affaiblit le lien entre les sphères d’influence politique et économique et les préoccupations académiques et culturelles. Alors que la Grande Bretagne et les Etats-Unis continuaient à jouer un rôle dominant dans la vie politique, militaire et économique du pays, la France s’engagea à prendre des initiatives culturelles. Un bureau des relations culturelles, mis en place sous les auspices du Ministère des Affaires étrangères, fut responsable de la création de l’Institut franco-iranien de Téhéran (qui deviendra plus tard l’IFRI) avec un Département d’iranologie dirigé de 1946 à 1975 par Henry Corbin. Un an plus tard, en 1947, l’Institut d’Etudes Iraniennes fut créé à la Sorbonne. Bien que l’objectif principal des deux institutions était de couvrir tous les aspects de la civilisation Perse, ancienne et moderne, le centre d’intérêt s’est davantage fixé sur l’Iran ancien et, sous l’influence d’Henry Corbin, sur l’étude du soufisme et de l’« islam iranien ». En outre, l’extension du rôle du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) dans les années 1960 a fourni un cadre institutionnel pour les chercheurs souhaitant poursuivre leurs études de manière individuelle ou collective.

Jean-Pierre Digard

Les premières tentatives des chercheurs français pour réaliser des études spécialisées sur la Perse moderne furent réalisées par les géographes Xavier de Planhol et Jean Dresch. Le premier commença ses recherches en Perse en 1958 en Azerbaïdjan iranien puis dans la région centrale d’Alborz (Lârijân, Kalardasht) qu’il a présenté dans son ouvrage Géographie Humaines de l’Iran Septentrional (Paris, 1964). Mais ce sont les travaux ultérieurs et théoriquement plus avancés de Planhol traitant de l’interaction entre la culture, l’histoire et la géographie au sein du monde musulman qui eurent un impact fondamental sur l’étude de la géographie. Bien que très différent dans son approche théorique, Dresch exerça aussi une forte influence sur les générations suivantes de géographes. Il organisa la première expédition géographique française en Iran en 1958 dans le cadre du CNRS. Quelque temps plus tard, en 1968, un autre projet plus important consacré à l’étude détaillée et complète du désert de Lut fut lancé en partenariat à la fois avec le CNRS sous la direction de Dresch et le Centre pour la recherche géographique de l’Université de Téhéran dirigé alors par Ahmad Mostawfi. Bien que ce projet demeura inachevé, plusieurs monographies de projets de recherche interdisciplinaire réalisés à la fois par des Français et des Iraniens furent publiées en persan. Cette coopération étroite entre les chercheurs français et iraniens, en particulier dans le domaine des sciences sociales durant les décennies du milieu du XXe dépendit en partie du CNRS qui favorisait alors les projets collectifs, mais était aussi favorisée par le flux continu des étudiants iraniens voulant poursuivre leurs études en France. De nombreux universitaires spécialisés en géographie ont ainsi été les anciens étudiants de Dresch et Planhol en France, dont Mohammad Hossein Papoli Yazdi, Paridokht Feshâraki, Asghar Nâzeriân et Sirus Sehâmi.

Une nouvelle génération de géographes français commença des travaux de terrain dans les années 1970 jusqu’à l’époque actuelle. Elle comprenait des géographes tels que Marcel Bazin (études sur Qom et Tâlesh), Bernard Hourcade (études sur la région centrale d’Alborz et la géographie urbaine de la période post-révolutionnaire de l’Iran), Hubert de Mauroy (études sur la communauté assyro-chaldéenne et ses migrations internes à Téhéran).

Bernard Hourcade

Le développement des études sociologiques sur l’Iran en langue française fut largement lié au développement des instituts de recherche en Iran et au rôle actif de l’UNESCO. L’Institut d’Etudes et de Recherches Sociales (IERS) fut fondé en 1955 dans le cadre de la Faculté des sciences sociales de l’Université de Téhéran. Présidé par Golâm-Hossein Sâdighi et dirigé par un sociologue iranien formé en France, Ehsân Narâghi, cet institut était constitué en partie par des sociologues français employés par l’UNESCO. Parmi ces sociologues, il faut évoquer le nom de Jean-Claude Chasteland qui a effectué plusieurs études démographiques utilisées ensuite comme références par les démographes iraniens de la génération suivante. Un autre érudit influent associé à l’Institut fut Paul Vieille, premier sociologue français à se spécialiser sur la Perse. Il collabora également étroitement avec ses collègues iraniens et rédigea des ouvrages influents sur la sociologie urbaine pendant son long séjour en Iran. Après son retour en France en tant que chercheur au CNRS, il a continué à publier ses recherches sur l’histoire sociale de la Perse et la structure de ses classes sociales à partir d’une perspective marxiste. En 1979, il fonda la revue Peuples méditerranéens qui fut l’une des seules revues publiées en France (jusqu’en 1997) menant des études régulières sur les sciences sociales en Perse.

Vincent Monteil fut peut-être le premier Français à avoir effectué une étude sous forme de monographie anthropologique sur la Perse. En 1969, Jean-Pierre Digard commença une étude sur la tribu bakhtiâri. Il fut également membre d’un petit groupe d’ethnographes au CNRS formant une unité de recherche en 1972 avec le but d’établir des cartes ethnographiques de la Perse. L’élaboration d’un programme d’établissement de cartes ethnologiques de l’Iran fut un événement important car pour la première fois, une institution universitaire française s’engageait à soutenir un projet de diversification des sciences sociales liées à la Perse. A part Digard, de jeunes chercheurs tels que Christian Bromberger, Anny Tual, Marcel Bazin ou Bernard Hourcade y participèrent. Ces derniers avaient tous une connaissance suffisante du persan pour mener à bien leur travail sur le terrain sans avoir besoin d’interprètes. A partir de 1975, le groupe PECEI se développa pour inclure d’autres chercheurs et de nouveaux sujets de recherche dans d’autres disciplines comme la sociologie, l’histoire moderne ou les sciences sociales. Après être devenu Equipe de Recherche du CNRS en 1982, il fut baptisé "Sciences sociales du monde iranien contemporain", incluant presque tous les chercheurs engagés dans la recherche sur les sciences sociales relatives à l’Iran et à l’Afghanistan.

La Révolution islamique a sans aucun doute inspiré une pléthore de publications en français traitant un éventail très large de sujets, allant de récits de première main de journalistes tels que Paul Balta et Pierre Blanchet aux travaux généraux d’analyse historique réalisés par des universitaires tels que Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard. D’autres historiens et sociologues publièrent des monographies sur divers personnalités, mouvements et aspects de l’Iran contemporain comme sur les Fadâyân-e eslâm (Richard, 1985), sur Ali Shariati (Yavari-d’Hellencourt, 1985), sur les femmes après la Révolution (Adelkhâh, 1991), sur les problèmes urbains et les migrations internes ainsi que sur la sociologie et le discours politique de l’Iran après la Révolution (Khosrokhâvar, 1980, 1993 ; avec Vieille, 1990). Les études françaises sur l’Iran contemporain bénéficient d’une riche base sur la carte universitaire en France. En 1955, une réorganisation générale s’effectua néanmoins dans le domaine des études iraniennes à Paris. Les groupes de recherche consacrés aux sciences sociales, histoire, langues et littérature fusionnèrent pour ne former qu’une unité mixte de recherche sous le nom de Mondes iranien et indien, parrainé conjointement par le CNRS, la Sorbonne Nouvelle, l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE).

Logo de l’INALCO

Bibliographie :

-Ch. Adle and B. Hourcade, eds, Téhéran, capitale bicentenaire, Paris et Téhéran, 1992.

- D. Balland, Les eaux cachées ; études géographiques sur les galeries drainantes souterraines, Paris, 1992.

- M. Bazin, La vie rurale dans la région de Qom (Iran central), Paris, 1974.

- B. Hourcade et F. Khosrokhavar, « L’habitat révolutionnaire à Téhéran, 1977-1981 », Hérodote 31, 1983, p. 62-83.

- B. Hourcade, H. Mazurek, M H. Papoli-Yazdi, and M. Taleghani, Atlas d’Iran, Paris, 1998.

- X. de Planhol, Les fondements géographiques de l’histoire de l’islam, Paris, 1968.

- X. de Planhil, Les nations du Prophète : manuel géographique de politique musulmane, Paris, 1993.

- F. Khosrokhavar, P. Vieille, Le discours populaire de la Révolution islamique, 2 vols, Paris, 1990.

- H. de Mauroy, Les Assyro-Chaldéens dans l’Iran d’aujourd’hui, Paris, l978.

- V. Monteil, Les tribus du Fars et la sédentarisation des nomades, Paris et La Haye, 1966.


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2 Messages

  • Etudes sur le monde iranien en France 29 décembre 2010 14:00, par Bernard HOURCADE

    Merci pour cet excellent article très clair, juste et informatif. Il ne manque peut être qu’une chose, c’est la volonté des chercheurs en sciences sociales - suivant en cela et de façon paradoxale, l’exemple de Henry Corbin- de coopérer étroitement avec leurs collègues universitaires et chercheurs iraniens. La plupart des travaux importants ont été réalisés et sont signés par des équipes réunissant iraniens et français. Une méthode de travail et une morale qui ont été essentielles pour mieux se comprendre et dépasser les frontières.
    Merci encore à la Revue de Téhéran.
    Bernard HOURCADE

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  • Etudes sur le monde iranien en France 5 février 2013 03:54, par Simonin

    Merci pour cet article que je découvre tardivement. Je m’intéresse à toutes les activités, la carrière du Dr Feuvrier , à la Perse et à l’Iran de ce fait.
    G. Simonin
    (Saulx, bourg natal du Dr Feuvrier)

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