N° 29, avril 2008

Disparition de l’écrivain

Alain Robbe-Grillet, une figure du Nouveau Roman


Elodie Bernard


Des grands écrivains français de la seconde moitié du XXème siècle, Alain Robbe-Grillet a probablement figuré comme l’auteur le plus connu à l’étranger et le moins aimé à Paris. Le 18 février dernier, le chef de file autoproclamé du "Nouveau Roman" disparaissait à l’âge de 85 ans, laissant derrière lui une somme importante d’ouvrages, théoriques ou fictifs, de réalisations cinématographiques, le plus souvent de dimension très polémique.

Alain Robbe-Grillet : Les Gommes (1953) et Le Voyeur (1955).

Alain Robbe-Grillet est arrivé en littérature quelque peu "par hasard". Ce romancier cinéaste à la formation d’ingénieur agronome a été enclin à l’originalité littéraire davantage par méconnaissance de ce qui existait déjà que par choix délibéré. Il en fait tout d’abord le constat avec le rejet par une partie influente de la critique littéraire de ses premiers romans, Les Gommes et Le Voyeur, qui seront finalement publiés respectivement en 1953 et 1955. De cette confrontation, il en ressort un ouvrage Pour un nouveau roman en 1963 où il fait l’inventaire de ses propres règles en matière d’esthétique littéraire ; des règles qui seraient plus valides selon lui pour son époque que celles qu’il venait de transgresser.

C’est l’éditeur parisien, Jérôme Lindon, qui accepte le premier, avec grand enthousiasme d’ailleurs, de publier ses romans pour les éditions de Minuit. Le Voyeur obtient, dès sa sortie en 1955, le prix des Critiques grâce au soutien des écrivains Georges Bataille, Jean Paulhan et Maurice Blanchot. En revanche, ce roman déchaîne la chronique dans Le Monde, sous la plume de l’académicien Emile Henriot. Lent, énigmatique, répétitif et déroutant, expérimental en tout cas, Le Voyeur est tout de même vendu à 10 000 exemplaires la première année de sa sortie en librairie.

Parmi ses romans, ce sont Les Gommes (1953) et Le Voyeur (1955) qui ont marqué indéniablement l’ensemble de son travail littéraire. Les Gommes est souvent présenté comme l’archétype même du roman robbe-grilletien. Ce roman mais aussi l’ensemble de ses œuvres peuvent se concevoir tel le cheminement d’un protagoniste menant sa vie selon une trajectoire circulaire, le ramenant en apparence à son point de départ. Pourtant, malgré la ressemblance des situations initiale et finale, le destin se trouve inéluctablement modifié par cette trajectoire.

Les Gommes, roman policier ou conte métaphysique, comme aime à s’y interroger Bernard Dort dans la revue Les Temps Modernes en 1953 ? Il est incontestable que l’univers ici décrit n’est plus celui d’un Chateaubriand ou d’un Lamartine. On entre dans une autre dimension : les personnages sont entourés d’un halo flottant, leur existence semble aberrante, leur raison d’être à un temps et espace donnés semble obstinément injustifiable. Dans un article publié dans L’Observateur, Roland Barthes écrit ceci : "Robbe-Grillet travaille à introduire dans le récit un mixte nouveau d’espace et de temps, ce que l’on pourrait appeler une dimension einsteinienne de l’objet. Ceci est d’autant plus important que littéralement, nous vivons encore dans une vision purement newtonienne de l’univers." C’est bien là que l’on trouve la touche artistique bien spécifique à Robbe-Grillet : il fait exploser la lisibilité du monde selon un axe linéaire ; la cohérence devient une circulaire. On en sort avec une impression de vertige, de tourbillon. Virtuosité verbale, habileté et maîtrise de l’intrigue, angoisse et froideur de l’atmosphère, volontaires glissements narratifs, font de la plume de cet écrivain un art expérimental.

Un des chefs de file du Nouveau Roman

Le nouveau roman est conçu comme une manière de faire corps contre la littérature "périmée, facile et qui plaisait au grand nombre", pour reprendre les propres termes d’Alain Robbe-Grillet. Nathalie Sarraute, quant à elle, définit dans L’ère du Soupçon (1953) ce nouveau genre littéraire de la sorte : toute psychologie des personnages et de l’intrigue est évacuée, leurs figures sont totalement dévaluées dans leur prétention à fonder le genre romanesque, l’écrivain prend un malin plaisir "à détruire le personnage et tout l’appareil désuet qui assurait sa puissance".

Tout est donc conçu pour faire exploser la cohérence, la stabilité, la lisibilité du monde représenté par le roman bourgeois de type balzacien. Contre le désir de "faire vrai", le nouveau roman est également appelé l’Ecole du regard et propose de transmettre une présence et non une signification. Cela amène Robbe-Grillet à écrire que : "Le monde n’est ni signifiant, ni absurde. Il est, tout simplement. C’est là en tout cas ce qu’il a de plus remarquable." D’où cette passion de décrire "objectivement" afin de traduire l’étrangeté d’un monde qui, regardé par l’homme, "ne lui rend pas son regard".

Ainsi autour de l’éditeur Jérôme Lindon se sont rassemblés des écrivains comme Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute mais aussi Claude Simon, Robert Pinget, Samuel Beckett et Claude Ollier. Tous avaient cette même ambition : celle d’abolir les anciennes règles d’esthétique littéraire, de faire exploser la trame des anciens romans.

A ces romanciers pourrait-on ajouter, malgré leurs quelques divergences, les écrivains Michel Butor, Jean Ricardou et Marguerite Duras. Plus précisément, c’est par la publication de Moderato que Marguerite Duras fut classée abusivement par la critique littéraire de l’époque dans la catégorie du nouveau roman. A cette époque elle laisse dire. Il faudra attendre trente ans pour qu’elle critique publiquement le nouveau roman et qu’elle se défende, ardemment d’en avoir jamais été l’un des auteurs, assurant même fièrement n’y avoir jamais rien compris. Notons cependant qu’elle venait de se brouiller entre-temps avec Robbe-Grillet. Dans tous les cas, ces écrivains précédemment cités se sont tous engagés contre le récit traditionnel et la vision du monde que ce dernier véhicule.

Les premiers "nouveaux romans" sortent dans les années 50 : Les Gommes (1953), Passage de Milan de Michel Butor (1954). Si dès 1938 Nathalie Sarraute avait publié Tropismes, ce n’est pourtant qu’une vingtaine d’années après, c’est-à-dire vers la fin des années cinquante, que les revendications du nouveau roman sont reconnues et que le groupe est consacré en tant que tel avec un numéro spécial d’Esprit sur ce courant littéraire. Au cours de la décennie suivante, identité et volonté de rupture vont se consolider. S’ensuit alors l’époque de la publication de Pour un nouveau roman d’Alain Robbe-Grillet et des Problèmes du nouveau roman (1967) de Jean Ricardou. Incontestable nouvel acteur dans l’horizon littéraire des années soixante, le nouveau roman repose sur deux pôles éditoriaux : les éditions de Minuit, sous la houlette de Jérôme Lindon, et les éditions Gallimard. Les revues spécialisées comme Tel Quel et des hebdomadaires L’Express et France-Observateur assurent également soutien et diffusion.

Une alliance inédite est par ailleurs opérée entre le nouveau roman et les thèses d’une nouvelle critique littéraire illustrée par les travaux de Roland Barthes, issue des nouvelles sciences humaines et fortement ancrée dans le discours structuraliste. Toutes deux ont le souci commun d’un décentrement du sujet, d’une dilution du sens, et l’idée forte, au regard de la génération précédente, que l’engagement de l’écrivain se fait au cœur de l’écriture, "dans la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage" (Alain Robbe-Grillet). Avec cette symbiose entre la création littéraire et écrits critiques, les romanciers, à l’instar d’Alain Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute ou encore de Jean Ricardou et Michel Butor, se font les chantres d’un nouvel horizon littéraire, tantôt en position de romanciers, tantôt de théoriciens de leur propre écriture.

Des adieux sans grande pompe

Jalousé, admiré, respecté Alain Robbe-Grillet a défendu ses convictions esthétiques en attaquant. Ainsi le 18 février 2008 l’écrivain fut inhumé dans la petite ville de Caen, devant un désert de personnalités littéraires : pas un éditeur, pas un académicien, pas un membre du jury Médicis dont il fut un des fondateurs en 1958.

Selon le communiqué de l’Elysée, l’Académie française "perd aujourd’hui l’un de ses membres les plus illustres et sans nul doute le plus rebelle". C’est ainsi qu’il laissera sa trace : celle d’un écrivain décomplexé de toute convention. Même à 85 ans, son dernier livre, publié à l’automne 2007, Un Roman sentimental, fit scandale. Elu à l’Académie française au fauteuil de Maurice Rheims en 2004, il refusa de porter l’habit vert et l’épée, rechignant à faire son discours de réception et il n’y fut jamais reçu.

L’œuvre de Robbe-Grillet : une œuvre que beaucoup de critiques décrivent comme inégale et caricaturale sur la fin mais dont il ressort deux livres, Les Gommes et Le Voyeur.

Quelques dates :

18 août 1922 : Naissance à Brest

1953 : Les Gommes

1955 : Le Voyeur. Conseiller littéraire aux éditions de Minuit jusqu’en 1985.

1957 : La Jalousie

1961 : L’Année dernière à Marienbad (scénario et dialogues pour le film d’Alain Resnais)

1963 : Pour un nouveau roman

1963 : L’Immortelle (premier film)

1970 : Pour un projet de révolution à New York

1981 : Djinn

1985 : Le miroir qui revient

2001 : La Reprise

2004 : Elu à l’Académie française au fauteuil de Maurice Rheims

2006 : C’est Gradiva qui vous appelle (dernier film)

2007 : Un roman sentimental

18 février 2008 : Mort à l’hôpital de Caen où il avait été admis pour un problème cardiaque.


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