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Le haut-parleur de la mosquée, située juste à côté de l’hôtel, remplit son office : il réveille les musulmans, les hypocrites, les mécréants, les chiens, les oiseaux, tout ce que Dieu a gratifié d’une ouïe… Il fait encore nuit, ce n’est pas comme dans les films hollywoodiens, dans lesquels on voit les musulmans prier sur fond de lever de soleil… C’est sûr que c’est plus joli et plus romantique que de voir des hommes transits de froid se rendre à la mosquée tandis que l’aube n’est pas encore perceptible… Ah ! La vie est si différente de ce que l’on voit dans les films hollywoodiens… Heureusement d’ailleurs, se dit Lalla Gaïa…
Pas de regrets, autant se lever… Une bonne douche… Ah non, c’est vrai, pour la douche, il faut aller réveiller le gardien de nuit qui va promettre de mettre le chauffe-eau en marche et qui au lieu de cela va aller se recoucher… Et quand bien même il le ferait, il faudra deux bonnes heures avant d’avoir de l’eau tiède… Un thé peut-être ? A condition de le faire soi-même… Heureusement, les hôtels iraniens ont toujours à chaque étage une petite cuisinette dans laquelle on trouve toujours au moins une théière, un peu de thé, un peu de sucre… Un thé, sa chaleur qui parcoure le corps, c’est la vie qui reprend, cela donne à l’aube le temps de se manifester, aux croyants celui de ressortir de la mosquée, tandis que les hypocrites et les mécréants en profitent pour ronfler encore un peu… et que les chiens se taisent, pour laisser les oiseaux prendre le relais…
Un peu de lecture, une ou deux pages noircies dans le journal de voyage, les affaires empaquetées, et Lalla Gaïa peut se retrouver dans la rue principale, juste au moment où le soleil apparaît, côté désert. Les quelques boutiques sont encore fermées, mais la rue est déjà animée. Des paysans passent sur leur âne, en route pour leur verger de montagne, des journaliers attendent un hypothétique patron qui viendra en choisir un ou deux pour une journée de travail, des vieux sirotent déjà du thé dans la minuscule tchâykhâneh devant laquelle s’arrêtent les minibus. D’ailleurs, un vieux minibus bleu se remplit tout doucement, il va à Kâchân, à "Kâchoun", comme disent les gens du coin. Pour Lalla Gaïa, c’est le moment de se lancer dans cette pénible enquête, renouvelée à chaque étape et consistant ici à essayer de savoir s’il y a un minibus pour Abyâneh. Il faut choisir ses interlocuteurs, car si l’on demande à cinq personnes, on aura cinq réponses différentes, sauf si ces personnes sont ensemble, auquel cas elles diront toutes strictement la même chose que ce qu’aura déclaré la première d’entre elles… Lalla Gaïa connaît ce fonctionnement, car en Egypte, cela marchait à l’identique, mais elle ignore toujours pourquoi c’est toujours ainsi… Recoupant les informations, tâchant de tenir compte des causes faisant dire ceci ou cela à chacun, et gardant un œil sur la carte, elle en déduit qu’il vaut mieux monter dans ce minibus pour en descendre à l’embranchement de la route qui monte vers Abyâneh. L’expérience lui a appris qu’il faut se mettre en route, Dieu récompense toujours les audacieux : "Aide-toi, et le Ciel t’aidera"… S’il existe un minibus pour Abyâneh et s’il n’est pas encore parti, il la récupérera sur la route… Le vieux Mercedes rempli, le chauffeur sort de la tchaykhâneh, son flex [1] à la main, et au lieu de démarrer, se contente de desserrer le frein à main ; le véhicule se met à descendre la rue principale, en silence, puis l’enclenchement de la troisième vitesse réveille soudain le moteur…
Chemin inverse. Redescente vers le désert. Le minibus emprunte la vieille route de Kâchân. L’embranchement pour Abyâneh n’est pas loin. Lalla Gaïa est la seule à descendre. Cette fois encore, on ne l’aura pas initiée à la science décidément secrète des routes des minibus… A l’embranchement se trouve un de ces postes militaires jaunes pâles, surmontés de quelques créneaux grossiers et flanqué d’une petite tour, mais sans aucune fortification ; c’est comme une simple maison déguisée en forteresse ! Lalla Gaïa se met en route à pied, cela fait venir les voitures… Le soleil n’est pas haut, l’air est frais, et au loin, dès le premier virage, la route surplombe une vallée verte au fond de laquelle serpente une jolie rivière…
Pourtant, elle n’aura même pas le loisir d’atteindre ce virage, puisqu’une voiture est déjà là, et qu’un sourire l’invite à monter…
A Abyâneh, la route s’achève sur une petite place, là où commence le village, et ne mène pas plus loin. Sur la place : un minibus bleu ! Trois grands-pères sur un banc. D’où est-il venu ? De Natanz bien sûr… A quelle heure repart-il ? A seize heures. Très bien, merci.
Le village est rouge ! Il tranche avec le noir et le blanc des montagnes encore largement couvertes de neige. Le ciel est couvert, l’air est encore glacé, l’altitude est perceptible. La ruelle principale est parcourue d’un petit canal rustique, agité par une eau limpide, rapide, et très froide. Personne dans les ruelles. Le lieu est stupéfiant de beauté. Ces grandes maisons rouges parfois reliées par un porche, aux portes de bois agrémentées de ferronneries, ces ruelles tortueuses, cette eau qui jaillit de toute part, ces arbres tourmentés qui se tordent en grandissant, s’étirant tantôt vers l’eau souterraine, tantôt vers la lumière du ciel, tels des équilibristes : ils sont comme une image de l’homme, qui veut boire tout son saoul les eaux de ce monde et qui désire tout autant la lumière céleste…
Au centre du village, elle tombe en arrêt devant la porte sublime de ce qui semble être une très vieille mosquée. Les deux battants, entièrement sculptés et peints, arborent un motif floral délicat qui s’articule notamment autour d’un hadith du Prophète. Le lieu est malheureusement fermé, mais peut-être sera-t-il ouvert plus tard…
Lalla Gaïa voudrait que ce village n’ait pas de fin… Elle se sent si bien dans ce décor humain, suspendu entre ciel et terre, marchant au fil de cette eau joyeuse dont elle s’asperge régulièrement le visage afin de goûter encore ce fouet vivifiant qu’elle procure à son sang… et cette rumeur de pureté qu’elle prodigue à son être…
Au bout du village, elle aperçoit un cône bleu, un peu comme celui de Natanz, mais nettement plus ornementé. Son cœur se met à battre la chamade : un sanctuaire ! Une perle dans ce magnifique écrin ! Quelle joie !
Elle a tôt fait d’en atteindre l’entrée. Elle pousse un petit vantail de bois, sis à gauche du portail principal et… reçoit comme un électrochoc intérieur qui l’immobilise sur place ! Tout son être est ébranlé par ce qu’elle voit, par ce qu’elle ressent, ou par ce qu’elle ne voit pas, qui le sait ? Elle cesse de se mouvoir, de penser, son cœur et son souffle semblent reprendre leur indépendance, comme si elle existait maintenant à côté de leur effet. Une énergie limpide et leste coule à travers ses membres, elle est devenue telle une onde, son être est parcouru par un flot de lumière, la faisant vibrer intensément. Une fois encore, la notion de temps s’évanouit, la conscience du corps également. Elle est comme un arbre de lumière, lieu d’un échange prodigieux entre une terre limpide et un ciel d’or ; l’or du ciel, aspiré par les branches, puis le tronc, et évacué par les racines, illumine le sol, vibrant, liquide, dont la matière subtile, repassant en sens inverse, va parcourir la voûte céleste en des tourbillons de particules fines, libres, aériennes, étincelantes… L’arbre, au centre, se met à flamboyer, pour se résorber dans la lumière qui le contient et qui le parcourait… Le processus sublime s’étend, gagnant toujours en intensité, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni tronc, ni racines, ni branches, ni terre, ni ciel… N’est plus qu’une immensité vibrante, immaculée, comme une clarté sans faille, sans relief, sans limites…
Après combien de temps ? Lalla Gaïa revient à elle. Elle est dans cette cour sublime, avec en son centre un grand bassin dont l’eau frémit, surmonté d’un hautin qu’escaladent deux ceps de vigne vénérables, bordée par deux galeries, l’une fermée, à l’étage de laquelle le sol est jonché de quartiers de pommes séchées, l’autre ouverte sur la vallée, sur les montagnes et qui sert pour les majlis [2], à la belle saison. Face au mur logeant le portail d’entrée, s’ouvre le grand portique donnant sur le sanctuaire, lui-même coiffé de ce magnifique cône, dont les ornements de faïence illustrent à la fois la manifestation et la transcendance. Quel endroit ! Sa galerie ouverte ramène à l’esprit de Lalla Gaïa le souvenir de Saint-Michel de Cuxa et de quelques autres cloîtres pyrénéens, lui donnant tout autant l’impression d’avoir atterri dans quelques monastère tibétain, cette impression étant accentuée par la présence de la neige. Ce lieu palpite à l’unisson avec d’autres lieux, c’est sûr ! Ne serait-ce qu’au travers du cœur des voyageurs qui y sont conduits au gré de leurs pérégrinations…
Un palais céleste, posé sur la neige…
[1] C’est ainsi que l’on appelle les thermos en Iran... D’une marque à l’autre…
[2] Assemblées religieuses, généralement composées de deux parties et animées par un ou des religieux qui se succèdent sur le minbar.