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Nizâr Qabbâni naquit le 22 mars 1922 à Damas. Il étudia tout d’abord à l’école Française de cette même ville qui lui permit, selon ses propres mots de "boire la littérature française à sa source". Après avoir effectué des études de droit à l’université de Damas en 1945, il entra au ministère des affaires étrangères. Il quitta son poste en 1966 et revint à Beyrouth - où il avait vécu durant plusieurs années-pour y fonder une maison d’édition appelée "Manshoraté Nizâr Qabbâni ".
En 1943, il publia ses premières poésies intitulées Cette femme verte me dit qui fut l’objet de nombreuses critiques mais le convertit en " poète de la femme ". Par la suite, il publia d’autres livres tels que Tu es à moi (1950), Le journal d’une femme indifférente (1968), Le livre de l’amour (1970), 100 lettres d’amour (1970), Des poèmes hors- la loi(1972), Je t’aime, je t’aime et la suite viendra (1978), A Beyrouth, avec mon amour (1978), Que chaque année tu sois ma bien aimée (1978), Je jure qu’il n’y a de femmes que toi (1979). La majorité de ses poèmes constituent de véritables hymnes à l’amour et prennent parfois la défense des droits de la femme. Il utilise un langage simple aux sonorités douces, tout en affirmant qu’" il y a deux langues arabes, la langue des dictionnaires et la langue familière ; il y a aussi une autre langue que j’emploie, la langue qui est entre les deux".
Il décéda le 1er mai 1998 à Londres et laissa derrière lui une œuvre vivante, très largement lue et appréciée aujourd’hui au sein des pays arabes, pour incarner désormais le poète de la femme, du soi et de la patrie.
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La langue ne peut guère te ressembler en quoi que ce soit
J’inventerai une langue pour toi, pour toi seule
Je l’agrandirai aux dimensions de ton corps et à la taille de mon amour
Je voudrais voyager au sein des feuilles du dictionnaire
Je voudrais que ma bouche soit satisfaite de moi, mais je suis las de sa forme
Je voudrais une autre bouche qui puisse changer quand je le veux
Contre un arbre comme raisin
Contre une allumette
Je voudrais une nouvelle bouche, les mots quitteront ma bouche comme les fées quittent la mer, tout comme l’oiselet blanc quitte le chapeau du magicien
Ramassez tous les livres que j’ai lus durant mon enfance
Ramassez les craies
Ramassez les stylos
Ramassez les tableaux noirs
Et enseignez- moi un nouveau mot pour que j’en orne, telle une boucle, l’oreille de mon aimée
Je voudrais d’autres doigts pour écrire différemment
Je déteste les doigts qui ne grandissent pas… et ne rapetissent pas
Je déteste les arbres qui ne mûrissent pas … et ne grandissent pas
Je voudrais de nouveaux doigts
Longs comme les mâts des bateaux
Longs comme les cous des girafes
Pour tisser un gilet pour mon aimée qui ne le fut point
Je voudrais inventer de nouveaux alphabets qui ne soient pas comme tous les alphabets
Au creux de mes alphabets, il y a
Un peu de pluie tombée
Un peu de poussière de lune
Un peu de chagrin des nuages cendreux
Un peu de plainte des feuilles de saule sous des calèches de septembre
Je voudrais t’offrir les trésors des mots qui ne furent jamais offert à une femme
Et n’enlacèrent jamais une femme
O femme !
Il n’y a personne avant toi
Il n’y a personne après toi
Je voudrais enseigner à ton corps paresseux
Comment épeler mon nom
Et
Comment lire mes lettres
Je voudrais inventer une langue pour toi, pour toi seule
Deuxième lettre
Je voudrais inventer une langue pour toi, pour toi seule
A midi tu entras
Un jour parmi les jours du mois de mars
Comme une ode qui marchait sur ses deux pieds
Le soleil entra avec toi
Le printemps entra avec toi
Sur ma table, il y avait des papiers… les pages furent tournées
Et devant moi, il y avait une tasse de café
Tu m’en abreuvas avant que je ne la boive
Sur mon mur, il y avait une peinture à l’huile de chevaux qui courent
Ils me quittèrent lorsqu’ils te virent et coururent vers toi
***
A midi tu entras
Ce jour-là parmi les jours du mois de mars
Ce jour-là la terre frissonna
Une étoile filante tomba
Les enfants pensèrent qu’elle était un pain plein de miel
Les femmes pensèrent qu’elle était un homme décoré par des diamants
Et les hommes pensèrent qu’elle était un des signes de la nuit de Qadr [1]
***
Et quand tu enlevas ton manteau de printemps
Et que tu t’assis en face de moi
Je vis un papillon qui apportait sur ses ailes un vêtement d’été
Je soutins que les enfants avaient raison
Que les femmes avaient raison
Que les hommes avaient raison
Et que toi
Tu sois appétissante comme le miel
Transparente comme le diamant
Etonnante comme la nuit de Qadr
Elle s’assied
Elle s’assied
Elle fixe ma tasse renversée
Mon fils ! Me dit-elle, l’amour, c’est ton destin !
L’amour, mon fils ! C’est ton destin !
O ! Mon fils, qui se sacrifie pour sa bien-aimée et meurt,
Meurt comme un martyr
Mon fils ! Mon fils !
Je suis une astrologue habile, mais
Je n’avait jamais lu un tel sort dans le marc du café
Je suis une astrologue, riche d’expérience, mais jusqu’à ce moment,
Je n’avais jamais vu de souffrances comme les tiennes.
Tu dois ramer sans voile dans la mer de l’amour, c’est ton destin
Tu dois rester prisonnier entre eau et feu
Bien que tu te brûles
Dans le feu des incidents
Avec la peine que tu te donnes jour et nuit
Dans le vent et sous la pluie
Sous les coups de tonnerre
L’amour, vivra mon fils ! Mon fils !
L’amour, ce plus doux de tous les destins
Dans ta vie, une femme aux yeux séduisants existe
Sa bouche, telle une grappe de raisin
Son sourire comme des chansons d’amour
Et ses cheveux enlacent le tour du monde
Mon fils !
Ton aimée, le cœur du monde l’aime.
Ton aimée dort au palais
Mon fils !
Qui voudrait entrer dans sa chambre
Qui voudrait sa main
Qui voudrait s’approcher du mur de son jardin
Qui souhaiterait lui détacher ses cheveux frisés
Il sera perdu mon fils ! Perdu, perdu
Mon fils ! Tu seras en sa quête partout
Tu traverseras toutes les mers
Et te noieras dans la mer de tes pleurs
Tes peines croîtront telles des arbres
Mon fils ! Las tu retourneras
Ta vie passée, tu sauras que tu cherchais une ligne de fumée
Ton aimée n’a guère de patrie ni d’adresse
Qu’il est dur d’aimer une femme sans adresse
Mon fils ! Hélas ! Mon fils !
[1] La nuit de Qadr (en arabe : leylat-ul-qadr) est la nuit du mois de ramadân durant laquelle le Coran aurait été révélé.