Aujourd’hui … 10 octobre. Il fait beau, plus beau, et tout le monde le dit, que les années précédentes au même jour. Mais je vais bientôt mourir. Dans quelques jours ; dans quelques semaines, au plus tard dans quelques mois : ma vie ne dépassera pas, je le sais, les limites de l’année. La date exacte me sera indiquée au terme d’examens confiés aux soins du docteur Mac Lawrence, spécialiste des maladies graves de renommée mondiale, et professeur émérite à Harvard. " Votre cas est bien rare, me disait-il hier, nous ne saurons vous dire si tôt la date ; sinon, pour votre information, monsieur, je dois vous dire que la franchise avec la clientèle, je veux dire avec tous nos patients, est la devise de notre profession".

Je suis donc moi-même contraint de m’imaginer une échéance. Je dis contraint, car je désire depuis quelques jours éprouver pleinement le temps qui passe, si lent, mais si rapide pour les autres. Ils viennent me rendre visite à l’hôpital de temps en temps, en rentrant de travail. Je leur ai dit de ne pas se donner cette peine. " La mort est une réalité qu’il faut accepter ", ai-je dit, sans trémolos dans la voix, pour les en convaincre. Ils ont presque tous l’air convaincus, sauf ma mère. Elle ne veut pas accepter la mort imminente de son fils. Pauvre mère, Jusqu’à présent, elle n’avait pas vraiment ressenti le passage du temps. Il ne la concernait pas. Peut-être vais-je devoir, en dernier recours, demander au docteur Mac Lawrence de lui parler pour lui faire admettre l’événement. Il s’y connaît, il en est capable, j’en suis sûr. Et pour moi, je n’aurai qu’à attendre, c’est également sûr.

La fenêtre de ma chambre donne sur un café, où chaque jour viennent s’installer, à la tombée du soir, deux amants, très jeunes. Ils ont presque mon âge. J’attends de les voir tous les jours dès le matin. Arrive tout d’abord, à 5 heures moins le quart, le garçon, habituellement en costume gris, avec, toujours une rose à la main, et une écharpe rayée, rouge et noir, autour du cou. Il se met à attendre, inquiet, la venue de son aimée, qui ne manque jamais de surgir au coin de la rue, à 5 heures précises, souvent en robe violette, et toujours avec un beau sourire aux lèvres. Ils s’embrassent avant de s’asseoir et commander deux cafés ; c’est tout ce qu’ils prennent. En revanche, ils se parlent longtemps - je le déduis de leurs gestes, de leurs mains qui tracent des lignes dans l’air- de l’avenir ; de leur vie conjugale à venir ? Moi, je m’efforce bêtement de faire partie de leurs rêves : une petite maison blanche donnant sur la mer, et deux petits enfants qui courent sur la plage. L’envie me prend à l’instant de vomir ; l’air de la chambre devient étouffant ; ma respiration difficile. Je tire violemment les rideaux et je crie à me faire éclater les poumons ; à éclater en larmes. Mon infirmière arrive nonchalamment ; me fait une piqûre, se lave les mains et part sans mot dire. Pauvre infirmière ! Elle doit me subir, elle ne sait pas combien de temps encore. J’aurais dû peut-être lui dire que cela ne durera pas longtemps. Mais il se peut également qu’elle soit habituée. Heureusement que l’on s’habitue.

Je me calme un peu ; il fait déjà nuit. J’ouvre les rideaux. Serein paraît le ciel, criblé d’étoiles, plus que jamais brillant, à m’éblouir. Se moque-t-il de moi le ciel, en me jetant son immensité à la figure, là où je ne trouverai plus de place ? Subitement, et cruellement, le goût en moi de la vie devient si fort, que je me mets à tousser sans m’arrêter. Je crache du sang dans le creux de mes mains, essayant désespérément de retrouver mon étoile ; existe-t-elle encore ? Scrutant le ciel du côté de l’horizon, j’aperçois une étoile solitaire, comme errante, qui scintille au firmament, faiblement, confusément. Mon front cogne la fenêtre, une goutte de larme dont je sens le poids et la chaleur, sort de mon œil droit pour tomber pesamment sur le parquet et se distiller dans l’espace. Personne, je le sais, ne se souciera bientôt de moi. C’est bientôt la fin ; je serai bientôt fini.

J’entends tomber une fine pluie, dont les gouttes cognent sur mon cœur. Il me prend tout à coup l’envi de partir. J’aimais tant, il m’en souvient, sortir les yeux fermés sous la pluie, sentir son odeur qui se mêlait si bien à celle de la terre. En ce temps-là, j’allais souvent du côté de la voie ferré qui passait à proximité des jardins. L’étrange sentiment que j’éprouvais de passer sous les roues du train… Ah ! J’irai fermement supplier la surveillante ; elle aura peut-être pitié de moi et me laissera m’en aller ! Et j’irai loin cette fois, très loin, tout droit. Je passerai par toutes les forêts, tous les monts, pour arriver à la mer, à l’océan. " Deux tiers de la surface de la Terre, disait notre professeur de géographie au collège, est couverte d’eau : des rivières, des lacs, des mers et cinq océans : ces derniers couvrent une grande partie de notre globe terrestre, plusieurs mois, au bas mot, seraient nécessaires pour les parcourir avec de grands navires, et encore, vous n’y parviendriez pas ; et que dire de leur profondeur ? Saviez-vous que le point le plus profond se trouve à 11034 mètres, à Mariannes dans le pacifique ? C’est le règne, dit-on, du noir absolu ; à cette profondeur, vous ne trouvez aucune vie !" Que de nuits j’ai rêvé de ce point ! "Es-tu jamais allé voir l’océan ?", demandai-je un jour à mon père, qui me répondit en fixant le vide devant lui, comme s’il rêvait : "Hélas ! On dit qu’il est vaste comme le ciel, des vagues s’y forment, cinq fois plus hautes que le toit de notre maison ! Quel bonheur pour les marins ! Tu aimerais devenir marin ?" "Oui papa, j’aimerais beaucoup", répondis-je. La dame, me laissera-t-elle m’en aller ? " Vous prendriez froid ! ", dira-t-elle sans doute. Elle est responsable de nous. Elle a raison. Je ne veux pas qu’elle perde son travail à cause de moi. Elle a une famille, des enfants. Sa petite fille lui faisait promettre l’autre jour, je l’entendais dans le couloir, de l’emmener, pour leurs vacances de Noël, chez leurs grands parents en Suisse, sur les bords de ce lac de rêve dont j’avais fixée une toile sur le mur de ma chambre ! J’espérais tant le voir un jour de près ! Non, il ne faut pas mettre la dame dans l’embarras.

Le rythme heureux d’une musique, orientale me semble-t-il, vient de la chambre voisine. Elle est habitée par un vieillard. Il a une leucémie. " Je n’ai plus rien à faire ici-bas, me disait-il ce matin, je suis si content de quitter ce vilain monde, où tant de péchés nous guettent ! Toi aussi, ne t’en fais pas mon enfant ! Les péchés de jeunesse sont même plus facilement pardonnés. Il est miséricordieux notre Seigneur ! " La tête n’arrête pas de me tourner depuis le matin.

Il est minuit. En face de ma fenêtre s’illumine l’appartement qu’habite un couple entre deux âges. L’homme, en robe de chambre, je peux le voir, ouvre la porte au frigo pour en sortir deux pommes rouges, et en tend une à la femme. Ils s’enfoncent dans un fauteuil qui fait face à la télé, la femme pose la tête sur l’épaule de l’homme et mord dans la pomme. L’éclat d’un astre dans le ciel attire mon attention. Je me demande s’il n’est pas le leur. Il me souvient du jour, où notre professeur de sciences expérimentales nous parla pour la première fois du système solaire. Nous expliquant la différence entre une galaxie, une planète et une étoile, il nous a, vers la fin du cours, adressé une question : " lequel d’entre vous peut me donner le nombre exact des étoiles qui composent notre univers ? ". Dans l’attente, je crois, d’une réponse extraordinaire, la classe tomba, je ne sais pour combien de temps, dans le silence. J’osai enfin balbutier, non sans frayeur, vu la grandeur du chiffre que j’allais lancer : " un million, Monsieur ? " et lui, d’un air triomphant, de prononcer un discours hallucinant : " les scientifiques ont estimé le nombre des galaxies à 100 milliards, chacune contenant à son tour 100 milliards d’étoiles, dont notre soleil ; il y en a qui vivent des millions et même des milliards d’années ! … ". " Papa, j’aimerais devenir astronaute ", lançais-je ce jour-là en rentrant de l’école. Il m’étreignit sur sa poitrine, et d’une voix étranglée par l’émotion, murmura à mon oreille : " je serais si fier de toi ! ". Sa voix, telle une navrante cloche, résonne encore dans mes oreilles. Que sa poitrine me manque ! Les sanglots me nouent la gorge. Je m’allonge sur le lit.

Tout le monde dort maintenant. J’écoute le silence qui envahit petit à petit le bâtiment. Je crois avoir encore les yeux ouverts. J’essaie tout de même de dormir, d’oublier le monde. Me lèverai-je au matin ? je me le demande une dernière fois. Je m’endors. Dans mon sommeil, je me trouve suspendu au bout d’un fossé noir que je ne connais pas. Devant moi, se dresse un mur de verre à quelque 12000 mètres d’altitude. Derrière le mur flottent des milliards d’étoiles, au milieu desquelles se balance la nouvelle lune. Au creux de cette lune, j’aperçois confusément un couple. L’homme est majestueusement allongé sur un lit, tendant une pomme rouge à la femme, assise au bord du lit.


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