N° 49, décembre 2009

Bouillon aux prunes*


Ali Ashraf Darvishiân
Traduit par Atiyeh Aarabi et Fâegheh Najafi




Juste au moment où on mettait un pied dehors, maman, qui faisait la vaisselle dans la cour, a crié :

"N’achetez pas n’importe quoi, hein ! Vous aurez mal au ventre. Achetez des dattes ou quelque chose qui vous nourrisse."

Fatigués et somnolents, on s’est mis en route. Le soleil montait déjà jusqu’aux toits et brillait en haut des platanes. Les moineaux faisaient du tapage. Du dessus des toits lointains, les moustiquaires brillaient sous la lumière du soleil. Ca faisait mal aux yeux. On bâillait tous les trois. C’était l’été mais le froid du fond des ruelles mouillées me tenait. Je me sentais inquiet. J’avais froid et besoin de paresser. J’aurais voulu rentrer et dormir. J’avais les mains blessées par la brouette.

Notre propriétaire se bâtissait une autre maison dans les quartiers chics. Akbar, Asghar et moi, on travaillait sur son chantier. On tamisait la terre, on s’occupait de faire passer les briques au maçon, on ramassait les déchets et les décombres de démolition pour en bourrer les espaces vides des fondations. Le propriétaire nous avait promis à chacun un costume pour la fin des travaux.

Tous les jours, maman nous faisait partir après nous avoir donné de l’argent pour déjeuner. En chemin, dans le bazar, les plateaux de bâmyeh [1], trop appétissants pour nous, nous empêchaient de passer notre route. On s’installait à côté du vendeur et on dépensait en bâmyeh notre argent jusqu’au dernier sou, ce qui faisait qu’on restait affamés jusqu’au soir, sans un rond.

Maman gagnait notre vie en travaillant comme couturière ; notre petite sœur, Ozrâ, l’aidait. D’autre part, papa avait loué un lopin de terre pour y travailler. Il faisait ça chaque été.

Le soir, Ozrâ nous disait sur un ton enfantin et plaisant :

’’A chaque déjeuner, maman dit : O mon Dieu ! Si j’avais des ailes, je m’envolerais apporter ce yaourt aux concombres à mes enfants… Qu’est-ce qu’ils font au milieu de tous ces gravats ? Qu’est-ce qu’ils mangent ? J’espère qu’ils ne vont pas tomber malades.’’

Maman ne savait pas que l’on dépensait le peu d’argent que l’on avait dès le matin et que jusqu’au soir, on remuait ciel et terre pour en gagner.

L’une des sources de notre revenu, c’était de porter le moule à pâte chez le boulanger. Il y avait une femme qui préparait elle-même sa pâte et l’apportait chez le boulanger pour qu’il lui fasse des choux à la crème. Akbar mettait le moule à pâte sur la tête et le portait jusqu’à la boulangerie en échange de deux rials. Asghar, de son côté, collectait les papiers usés qu’il ramassait dans la rue et les apportait à Amou Youssef, l’épicier ; il y gagnait lui aussi deux rials. Mais une fois, Amou Youssef a trouvé une fiente de poule dans les papiers et a cessé de lui en acheter.

A midi, on s’asseyait, fatigués et affamés. On se tenait occupé avec le peu de pain que l’on avait. Amou Yadollâh, qui était manœuvre, achetait du melon tous les midis. Un jour, on était assis autour de lui ; il a tranché le melon. Il était véreux et pourri. Tout l’intérieur avait noirci. On a éclaté de rire. Amou Yadollâh s’est énervé et a dit :

"La prochaine fois, je n’achèterai plus de melon. Pourquoi ne pas acheter quelque chose qu’on peut examiner avant d’acheter, hein ? La prochaine fois, j’achèterai du raisin. Et vous, ricanez moins. Vous n’avez jamais vu de melon véreux ou quoi ?!"

Il l’a jeté. On l’a repris et mangé.

Un autre jour où on avait faim, un gamin est passé devant nous, un paquet de dattes à la main. Il avait de longs cheveux avec un joli costume. Les dattes ont fait hurler nos estomacs d’affamés. J’ai dit à Akbar :

"Tu peux lui piquer le paquet et te tirer ?

- Oui, ça peut se faire, j’y vais. » dit Akbar qui salivait.

Il s’est approché du môme et lui a demandé très cérémonieusement :

"Monsieur ! Où se trouve la maison de M. Ojâgh Zâdeh ?"

Et avant même que le gamin ait pu jeter un regard aux environs, il lui a piqué le paquet et s’est enfui. Le môme qui hurlait est rentré chez lui et est revenu avec sa mère et le reste de la famille. J’avais peur. Le garçon s’est tourné vers moi et m’a demandé :

"Il y avait un garçon en chemise rouge. Il travaille sur ce chantier. Tu sais où il est ?

- Je ne sais pas. Je ne le connais pas du tout."

De loin, Akbar, planqué derrière le mur, nous regardait. Il n’y avait que moi qui le voyais. Le gamin et sa smala finirent par partir. Mais Akbar resta collé à son mur jusqu’au coucher du soleil. Il n’avait pas le courage de nous rejoindre.

Asghar avait un petit coffret en bois que le maître maçon avait nommé "le coffret du malheur", parce qu’il y avait quelques bouts de pains sec dedans, qu’on se disputait toujours.

A la maison, on remplissait le coffret de pain rassis et on l’emportait au travail ; parfois, Asghar chassait un cafard ou une sauterelle et le mettait dedans aussi.

Le soir, on rentrait épuisés, couverts de terre et de poussière. On mangeait tout ce qu’il y avait. Asghar n’avait pas encore avalé sa dernière bouchée qu’on l’entendait ronfler ; maman le soulevait dans ses bras et l’emmenait dans son petit coin à coucher et se mettait à lui chanter tristement :

"O mon petit soutien ! Mon petit chaton tout sale ! Je donnerais tout pour tes mains de travailleur, rudes et desséchées. Mon petit chéri !"

La nuit, quand je m’endormais, je voulais ne jamais me réveiller. Et chaque matin, on se levait très tôt et on repartait.

Un midi, on était tristement assis contre le mur à moitié fait du bâtiment. L’air humide nous étouffait et je sentais le goût de la terre dans ma bouche. Akbar avait mal aux yeux. Ils étaient tout rouges, ses yeux. Il avait reçu de la chaux sur le visage et ça lui avait blessé un œil. On était morts de faim et de fatigue. Le maçon et les manœuvres s’étaient installés dans la pièce dont ils venaient de couvrir le toit et ils prenaient leur déjeuner.

Le soleil était au centre du ciel. Un homme avait enroulé un morceau de glace dans du papier journal et marchait très vite. J’ai vu soudain une femme en tchador noir venir vers la porte de la cour. De loin, elle m’a fait signe. Je me suis approché d’elle. C’était maman. Elle avait rougi ; la sueur coulait sur son visage. Tout ce chemin ! A pied ! Je me suis inquiété.

Maman a fait sortir du dessous de son voile un récipient enveloppé dans une serviette qu’elle m’a donné en disant :

"Aujourd’hui, j’avais préparé du bouillon au prunes ; on n’a pas eu le cœur de manger sans vous. J’ai laissé Ozrâ à la maison et je vous ai apporté votre part. Mangez avant qu’il refroidisse. C’est un bouillon réussi, les enfants ! Bon appétit."

L’odeur familière de la transpiration de maman mêlée à l’odeur agréable du bouillon me chatouillait.

"C’est très gentil de ta part, maman chérie !", ai-je dit.

Akbar et Asghar sont arrivés. Maman a embrassé leurs visages très sales. En voyant les yeux rouges d’Akbar, elle s’est donné une claque et est repartie, les larmes aux yeux.

On a déballé le repas et on a mis de côté l’assiette contenant le gousht koubideh [2]. Puis on a trempé le pain du dessous du bol dans le bouillon. Asghar a pris une bouchée de gousht koubideh. Akbar lui a donné un coup de poing sur la tête et a crié :

"Faut d’abord manger le bouillon. Pourquoi tu as touché la viande ? Tu as vu quelqu’un le faire ? Hein ? »

Asghar s’est mis à pleurer et ses larmes tombaient sur ses joues gonflées par la bouchée qu’il venait d’engouffrer. Je me suis fâché et j’ai frappé Akbar à la poitrine. Du coup, Akbar a donné un coup de pied dans le bol de bouillon qui s’est renversé dans la cour au milieu des gravats. Le sang m’est monté dans la tête. Je n’ai plus compris ce que je faisais. J’ai fourré mon poing dans le gousht koubideh et je l’ai jeté par terre. On s’est mis à pleurer tous ensemble. Le maître maçon a demandé à Amou Yadollâh :

"Qu’est-ce qu’ils ont, ces gamins ? Qu’est-ce qui leur prend ? Pourquoi ils s’engueulent ?"

Amou Yadollâh a répondu :

"Je ne sais pas. Peut-être qu’ils se disputent l’héritage paternel ou qu’ils ont ouvert leur coffret de malheur."

Je me suis essuyé les yeux avec ma manche ; le tamis à la main, je suis retourné vers le tas de gravats.


* Nouvelle issue du recueil Saison du pain

Notes

[1Gâteau traditionnel fait avec du sirop de sucre.

[2De la viande cuite dans le bouillon, pilée séparément.


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