N° 49, décembre 2009

Le luth fou (Épisode n° 20)

Où la voûte céleste plie par la main du luthier


Vincent Bensaali


Les jours passent. Les souks de Baghdâd offrent un spectacle continu. Lalla Gaïa, de plus en plus familière, y déambule dans ses nouveaux atours. Ainsi, elle passe plus inaperçue. Elle joue de son voile blanc léger, au gré des circonstances, le rabattant sur son visage lorsqu’elle pénètre un quartier inconnu, et dans les ruelles en général, le relevant lorsqu’elle se trouve dans une échoppe, s’adresse à une personne connue ou sirote un café non loin de chez Sayyida Roqayya. Les gens de cette partie de la ville apprennent vite qu’elle est une protégée de la Sayyida, on ne la questionne donc pas, l’honorant d’un grand respect.

Photos : Vincent Bensaali

Elle a tôt fait de repérer le souk des luthiers. Il est naturellement éloigné du sanctuaire, les oreilles de certains censeurs s’accommodant mal du chant des instruments de musique… Elle s’y rend chaque jour, passant de longues heures à contempler le patient travail. Le bois y est prêté aux courbures les plus enivrantes, assemblé à l’aide de colles savantes, revêtu de teintes réconfortantes, percé de rosaces délicates. L’assemblage séchant, il se tend, absorbant sa propre force pour la changer en puissance contenue, dissimulée dans l’apparente immobilité de l’objet. Le bois brut, résolu dans des plaques fines livrées par d’habiles menuisiers, se change en lamelles élégantes, auxquelles on imprime un galbe téméraire, puis, bientôt serrées en alternances, selon deux ou trois teintes contrastées, elles donnent une voûte capable de devenir céleste, selon les mains entre lesquelles elle échouera. A cette voûte répond une table fine, recevant l’onde sonore, comme la terre reçoit la lumière descendue du ciel. Des ouïes y sont pratiquées, afin que le chant la traverse, dans les deux sens, comme lorsque l’invocation du croyant, montant, croise déjà la réponse de son Seigneur… L’origine de l’onde se trouve dans la vibration des cordes. Fixées au chevalet, côté caisse de résonnance, elles parcourent ensuite la table, puis le court manche et soudain suivant un angle droit, se trouvent solidement amarrées au cordier, chacune à sa cheville respective. Les rosaces habillent les ouïes, fragmentant le son, le rendant plus fin, comme celles des cathédrales découpent la lumière pour la diffuser harmonieusement. Le manche, petit et solide, dénué de frettes, offre à la main qui le tient la précision du quart de ton. Les cordes vibrent selon le bon vouloir de celui qui est le maître de l’instrument, celui qui le tient en main. Le cœur est le maître de la main. Le Créateur celui du cœur. Aussi, le bon luthier est conscient que l’objet qui prend forme dans son atelier va pouvoir devenir le medium d’une inspiration toute sacrée, qu’elle soit codifiée ou improvisée. Les parties codifiées forment une trame, procèdent d’un héritage, d’une transmission, d’un savoir nécessaire, tandis que celles improvisées donnent vie à la grâce et approfondissent la connaissance… L’instrument est une voix, il révèle le silence, perce le secret de l’air, montre les merveilles que recèle l’apparente inertie dans laquelle nous baignons, que nous respirons. Comme la lumière est invisible avant de toucher une surface la révélant, l’air est inaudible avant d’être heurté, frotté, déplacé, au contact d’un corps quelconque. La beauté est là, partout présente, attendant d’être touchée pour éclater à nos sens, comme ces fruits qui explosent lorsqu’on les effleure : tendus à l’extrême, ils semblaient pourtant inoffensifs, se balançant au gré du vent sur le bord du chemin…

Ibid.

Le luthier qu’observe Lalla Gaïa l’a vue plusieurs fois déjà au seuil de son petit atelier. Ses gestes sont sûrs, et bien qu’empreints de fermeté, ils ont l’apparence de la douceur. Ses mains admirables vont et viennent sur le cœur de noyer dont il tire un manche, usant de divers ciseaux et rabots. Le vieil homme rompt le silence :

« Assalamo ‘alaykoum mouslima [1]. Que Dieu te garde. As-tu besoin de quoi que ce soit ? Je suis ton serviteur. »

« Wa ‘alaykoum assalam ô serviteur du Très-Haut. Je me demandais si tous les ‘ûds produisent un son analogue ou s’il existe une gamme diversifiée de tonalités. »

« L’instrument le plus répandu, de la taille de ceux que tu peux voir dans mon atelier, demeure dans une gamme de tonalités dite classique, chaque luthier s’appliquant à affiner la qualité sonore des instruments qu’il produit en sélectionnant ses bois, travaillant sa colle, réglant la robustesse de l’assemblage, choisissant les meilleures cordes… Mais il existe des instruments de tailles différentes. L’un, plus petit, en forme d’amande, sert à produire des solos, le son en est clair et intense. Un autre, plus grand, a pour vocation de se faire entendre au sein d’ensembles conséquents, sa vibration est plus forte, la résonance de son bourdon réveille presque les autres cordes sans que l’on y touche. »

« Les ‘ûds ont-ils toujours été comme ceux que l’on voit aujourd’hui ? »

« Non. Dans les temps anciens, la table n’était pas faite de bois mais de peau tendue. Elle n’était donc bien évidemment pas percée comme on le fait aujourd’hui. La résonance en était très différente, elle dépendait beaucoup plus des conditions atmosphériques, la peau devenant moins sonnante avec l’humidité, ou très retentissante dans une atmosphère sèche. »

« As-tu toujours été luthier ? »

« Oui. J’ai appris le métier avec mon père. L’enseignement que j’ai reçu de lui fut un don du ciel. Mais sais-tu, chaque métier a pour vocation de conduire celui qui le pratique sur le chemin de la vérité, il faut être reconnaissant de ce que l’on a reçu, aimer le savoir capable de nourrir celui qui le détient, faire de son mieux, toujours, avec la meilleure intention. Le secret de la Création se retrouve, caché, dans chaque savoir, dans chaque technique, il est reproduit sous toutes les formes possibles, il habite chaque geste. Le métier de chacun est la voie de son Salut. Il est inutile de regarder à droite ou à gauche, sauf pour voir cette même vérité dans l’œuvre du compagnon, du voisin… »

« La louange est à Dieu. Que fais-tu présentement ? »

Ibid.

« Je sculpte le manche d’un instrument dans un cœur de noyer. Vois-tu, si la main droite du musicien lance la vibration de la corde, la main gauche la reçoit, et elle retourne ainsi dans son corps, le don offert est aussitôt reçu de nouveau, or au passage, il a généré un son qui a traversé la table, passant par les rosaces, est allé parcourir la voûte intérieure, se chargeant d’intensité, a retraversé la table, éclaboussant en premier ce même musicien, avant d’aller éclairer le monde et les cœurs qui l’habitent, subitement, pour un instant, aussitôt renouvelé par un autre pincement de risha [2]. La miséricorde du Seigneur se renouvelle à chaque instant dit le Coran, comme chaque goutte de pluie succède à une autre, et moi, simple luthier du bazar, j’ai le grand honneur de jouer un rôle en cela, sculptant le manche qui permettra au musicien d’accomplir son grand-œuvre, de produire son alchimie et de faire étinceler les cœurs de ceux qui l’auront écouté… »

« Tu parles bien de ton métier. Tu as ravi mon cœur, sans même produire un son de ‘ûd… Je t’en remercie. »

« Ne me complimente pas, ton appréciation se trompe de destinataire, en quoi suis-je l’auteur de l’un des gestes issus de mon corps, d’une parole que ma bouche aurait prononcée ? Garde tes louanges pour Celui qui en est digne. Je t’ai parlé ainsi car je vois que tu es intéressée par mon humble métier. Je tiens seulement à ce que tu te souviennes que ce que l’on peut y trouver est présent partout ailleurs, car le monde n’est que la succession indéfinie d’une immense variation sur un thème unique, et cela est aussi vrai que le Coran tout entier est contenu dans la sourate qui l’ouvre, de même qu’elle se cache elle-même intégralement dans la Basmala [3] qui la lance, cette formule magnifique étant à son tour absolument présente dans le  [4]

qui en est la première lettre, lui-même existant en totalité dans le point placé au dessous de lui… Maintenant, si je te dis que la courbure de la voûte du ‘ûd a la même forme que le  ? »

ب

Notes

[1« Musulmane ». Façon dont on peut s’adresser à une personne inconnue, dans l’Orient islamique, afin de lui témoigner du respect.

[2« La plume » : c’est ainsi que l’on désigne le plectre en arabe.

[3Formule ouvrant chaque sourate du Coran : Bismillâh ar-Rahmân ar-Rahîm / Grâce au Nom de Dieu, le Tout-miséricordieux, le Très-miséricordieux.

[4Deuxième lettre de l’alphabet arabe : ب


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