N° 24, novembre 2007

Les nouvelles identités des banlieues de Téhéran


Conférence de Monsieur Bernard Hourcade
du 26 septembre 2007, Téhéran, IFRI

Mireille Ferreira


Bernard Hourcade est un géographe spécialiste de l’Iran né en 1946. Docteur en géographie de l’Université de Paris-Sorbonne (1974), il a enseigné la géographie humaine à l’université de Pau, puis dirigé l’Institut Français de Recherche en Iran de 1978 à 1993. Il est directeur de recherche au CNRS depuis 1990 et a dirigé de 1993 à 2004 l’équipe de recherche "Monde iranien", à Paris.

Spécialiste de géographie et d’anthropologie urbaine, il a consacré l’essentiel de sa vie scientifique à l’Iran, en particulier à des recherches sur la ville de Téhéran. Il est également le co-auteur d’un Atlas d’Iran. Il est actuellement membre du conseil scientifique de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris III et directeur de recherche au sein des universités Sorbonne Nouvelle - Paris III et Paris Nanterre.

Il est également actif au sein de plusieurs instances scientifiques, dont le Conseil Scientifique de la Bibliothèque Universitaire des Langues et Civilisations BULAC et le Conseil de gestion de l’UFR Orient et Monde arabe.

Plusieurs prix et médailles honorifiques lui ont été accordés en récompense de la qualité de ses travaux scientifiques, dont le Prix de la recherche de l’année en sciences humaines et sociales du Ministère de la Culture et de l’Orientation islamique à Téhéran (1999), le Prix Brunet, de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1990), le prix Schlumberger de la Société des sciences, lettres et Arts de Pau (1973). Il est également Chevalier de l’Ordre National du Mérite depuis 1971.

Cette présentation s’appuie sur l’Atlas de la Métropole de Téhéran, réalisé dans le cadre d’une convention franco-iranienne, d’avril 2004, entre le Centre d’Informations géographiques de Téhéran (TGIC Municipalité de Téhéran) et l’équipe de recherche "Monde iranien" (CNRS, Université Paris III, INALCO, EPHE).

Outre Bernard Hourcade, ont participé à l’élaboration de cet ouvrage :

Mohsen Habîbî, urbaniste, doyen de la faculté d’urbanisme de Téhéran,

Masserat Amîr-Ebrâhîmî, géographe, coordinatrice scientifique et technique du projet,

Shahryâr Zarrîn, architecte, directeur du projet,

sous la direction de Mehdî Moienî, directeur du Centre d’informations géographiques de Téhéran.

Le développement de Téhéran et de ses banlieues

Au début du XXe siècle, Téhéran est encore enfermée dans ses murailles, qui seront détruites plus tard par Rezâ Shâh Pahlavî. Des milliers de petits villages, aujourd’hui englobés dans la ville, sont disséminés dans la campagne à la périphérie. La ville se distingue alors de la campagne par deux systèmes sociologiques, culturels et urbanistiques radicalement différents. La jonction se fera, très modestement, dans les années 1960.

Bernard HOURCADE

Jusqu’en 1950, la croissance démographique de Téhéran et de sa banlieue reste faible, comme l’était à cette époque celle de la population iranienne. A partir de 1966 puis de 1976, la croissance de Téhéran devient forte, mais les villes de banlieue n’apparaîtront qu’après la Révolution islamique et d’une manière significative, qu’après 1986.

A partir de 1976, Téhéran se développe davantage en surface qu’en population. Elle sort alors des limites de ses anciennes murailles et éclate complètement, principalement vers le Nord, englobant des villages de banlieue, comme Tajrîsh par exemple, devenu un des grands quartiers nord de Téhéran. La distinction entre ville et banlieue commence alors à s’estomper. Des villes distinctes de Téhéran, qui n’existaient pratiquement pas avant la Révolution islamique voient le jour. C’est le cas notamment de Islâmâbâd, Ramchar, Varâmîn.

Jusqu’en 1986, la banlieue de Téhéran éclate en rythme de croissance, ensuite elle se stabilise, s’embourgeoise et la croissance baisse parallèlement à celle de Téhéran, alors que les autres villes d’Iran connaissent un rythme de croissance plus important.

Les villes de banlieue comme Mehrshahr, Shahriyâr, etc. sont peu connues alors qu’elles sont peuplées de 100 000 à 300 000 habitants.

La ville de Karaj est actuellement la 5e ville d’Iran. Elle comptait 2 000 habitants en 1900, 14 000 en 1956, 44 000 en 1966, et 1,2 million aujourd’hui.

Eslâmshahr qui n’existait pas en 1966, avait 50 000 habitants en 1976, 215 000 en 1986 - ce qui correspond à l’explosion démographique de la révolution islamique - 267 000 aujourd’hui. De nos jours, c’est une ville installée, un shahrestân.

Aujourd’hui, un tiers des habitants de l’agglomération de Téhéran est "banlieusard". C’est là un phénomène tout à fait original d’explosion urbaine.

Les banlieusards

La loi interdit de construire les usines dans la ville de Téhéran. La banlieue de Téhéran est, de ce fait, largement industrielle, attirant une main d’œuvre nombreuse venant de tout le pays.

Pour la plupart, les habitants de ces banlieues sont ouvriers dans le secteur de l’industrie. Même dans les villages ruraux situés autour de Téhéran, le nombre d’ouvriers est important, contrairement à Téhéran où le nombre d’employés du tertiaire prédomine.

Il y a opposition très forte entre la zone de montagne au nord, et la plaine au sud de Téhéran. Les zones rurales agricoles attirent peu les migrants, excepté dans la région de Lavasân et Damâvand, considérées comme villes de banlieue proches. Venant buter sur le massif de l’Alborz, la banlieue se développe en un demi-cercle qui s’étend de l’Ouest de Karaj à Varâmîn. La population très dense de Téhéran, des banlieues et des zones montagneuses industrielles est jeune, composée de grandes familles. Par contre, dans les zones rurales et les zones de montagne du nord de Téhéran, la population, implantée depuis longtemps, est plus âgée.

Photo prise à partir du train Téhéran-Sârî, près de la gare de Varâmîn

Les migrants de ces banlieues viennent de toutes les régions d’Iran, proches comme éloignées : Azerbaïdjân, Ispahân, Khorâsân, Qom, Hamedân, Baluchistân, etc. Une spécialisation ethnique de la banlieue de Téhéran existe de ci de là, qui n’existait pas dans la ville elle-même. 10 à 20 % sont des Azéris. Dans certaines villes, ces derniers représentent 40 à 50 % des migrants comme à Varâmîn ou Golestân. Il y a monopolisation et territorialisation des Azéris, sauf à Téhéran où ils sont dispersés dans la ville. La deuxième région de migration traditionnelle vers Téhéran est constituée par les provinces caspiennes. Firûzkûh et la vallée de Karaj, de dialecte caspien, accueillent naturellement une migration des provinces caspiennes, ce qui n’est pas très significatif. Firûzkûh pourrait d’ailleurs être, à terme, rattachée à la province du Mazandarân.

On constate une certaine dispersion des gens du Guîlân qui s’installent un peu partout sauf dans la région de Hashtguerd et de Tâleqân.

Entre 1986 et 1996, 70 à 100 % des migrants s’installent à Téhéran et non pas en banlieue.

La tendance s’inverse à présent. Ainsi les Azéris, qui s’installaient prioritairement dans Téhéran même, préfèrent maintenant la banlieue, économiquement plus accessible.

A l’inverse, on voit toute une population venant de loin, du Baluchistân, de l’Hormozegân, de Kermân, etc. s’installer à Téhéran intra-muros. Il s’agit là sans doute d’une bourgeoisie proche du système politique qui recherche un environnement plus conforme à son nouveau statut social. Les Azéris ont un réseau plus étalé, on les voit autant en ville qu’en banlieue car ils ne sont pas obligés, culturellement, de venir en ville.

Dans les villages, la migration est complexe. Peu d’habitants migrent de la banlieue vers la ville de Téhéran. Ils viennent en grande partie de l’extérieur mais aussi de la ville de Téhéran. A Eslâmshahr, par exemple, que l’on dit peuplée d’Azéris, on s’aperçoit en fait que les migrants viennent du sud de Téhéran car les terrains y sont moins chers. Ces Azéris constituent en fait le premier noyau dur de cette extension, qui ont acheté des terrains et fait venir leurs proches.

Histoire, culture et tradition des banlieues

On a dit de ces banlieues qu’elles n’ont pas de racines, pas d’histoire, pas de culture ; il n’en est rien, et elles ont au contraire un noyau urbain important.

Culturellement, elles ne sont pas abandonnées notamment grâce aux Dâneshgâh-e Azâd, Universités islamiques, installées dans toutes les villes d’Iran et particulièrement dans les banlieues.

Les petites villes de montagne autour de Téhéran comme Firûzkûh, Lavasân, Damâvand, Tâleqân ont un niveau culturel et d’éducation très élevé. On dit en souriant qu’à Tâleqân la moitié de la population est ingénieur, l’autre moitié est ayatollâh. Par contre, dans les autres villes de banlieue, hormis Karaj, le nombre des diplômés de niveau universitaire est faible. Mais les évolutions actuelles sont rapides.

Ces villes ont une histoire. Ainsi, Damâvand possède une mosquée seljoukide, une tour ilkhanide, un bazar, un caravansérail, un vrai centre ville, une culture urbaine. Elle figure dans les guides touristiques. La ville moderne s’est développée à quelques kilomètres à l’extérieur, préservant le centre ancien.

Karaj, qui était le passage obligé pour Téhéran, possède un pont safavide très célèbre, un ancien palais safavide et un caravansérail. Son université d’agronomie s’est installée à l’emplacement du palais royal. L’expansion de Karaj s’est d’abord faite avec Zûrâbâd. Près de la rivière, il y avait autrefois des kabâbis, au-dessus un tappeh vide, où s’installèrent des migrants d’Azerbaïdjân venus travailler dans l’industrie. D’où le nom de cette ville, Zûrâbâd, la ville de la force. Après la révolution, elle est devenue un quartier d’Eslâmâbâd.

Fresques murales en réfection d’un pavillon ayant appartenu à l’un des fils de Fath ’Alî Shâh dans un palais royal, lui-même situé autrefois dans l’enceinte de l’Université d’agriculture de Karaj.

Cette ville connaît actuellement un programme de restauration, symbolique de la banlieue en rénovation. Comme partout, il existe des programmes d’urbanisme moderne, car la population est diversifiée, constituée de migrants originaires des provinces mais aussi des classes moyennes venant de Téhéran, devenue trop chère. L’avantage majeur de cette rénovation est que les opportunités de travail sont en centre ville, limitant considérablement les déplacements des habitants. On démolit les vieilles maisons, les réseaux d’eau et d’électricité, les égouts et les routes sont modernisés. Le paysage urbain de Karaj est classique des villes moyennes iraniennes, avec des maisons neuves et anciennes.

Des villes de montagne comme Fîrûzkûh, Tâleqân, Damâvand, etc. restent d’agréables villes d’été, de résidences secondaires, non plus seulement des Téhéranais mais également des habitants des banlieues.

Les villages de ces banlieues révèlent leurs racines culturelles au cours d’événements festifs où les anciens habitants se retrouvent. C’est le cas, par exemple, du village de Jowestân qui accueille un ta’zieh spectaculaire chaque année le 21 du mois de ramadan.

Certes, autour de ces villes, on a parfois planté des immeubles en plein désert, dans le cadre de programmes immobiliers illogiques et inesthétiques. De la même manière, Téhéran possède un pourcentage de nouvelles constructions à l’uniformité architecturale assez triste, construites dans l’urgence, sous diverses pressions. On ne peut pas dire que l’architecture iranienne des 20 dernières années soit très remarquable. On voit dans les banlieues un paysage uniforme un peu consternant qui s’illustre par des constructions de béton et poutres métalliques.

Il faut toutefois noter qu’un des enjeux sociaux et politiques les plus intéressants de la période actuelle est d’observer ces villes de la banlieue de Téhéran en train de se construire, de gagner leur autonomie par rapport à Téhéran. Elles connaissent un grand dynamisme, illustré, par exemple, par la construction de grands ouvrages comme le barrage de Tâleqân, qui sera un des plus grands du Moyen-Orient.

Difficultés liées au développement des villes de banlieues

Le manque de services urbains constitue l’un des problèmes les plus importants des banlieues de Téhéran. Ce qui implique, pour les nombreux habitants de ces communes qui viennent travailler au centre de Téhéran, des déplacements longs et, pour les habitants de Téhéran, un coût important à supporter. Cela pose un problème de justice sociale.

Le plan d’urbanisme de la ville de Téhéran, créé en 1968 mais jamais complètement appliqué, fut élaboré pour la ville de Téhéran au sens strictement administratif du terme, sans concertation avec les municipalités de banlieue. De leur côté, les villes et villages de la périphérie se sont développés très rapidement de façon non planifiée ; l’évolution de la banlieue n’a pas été intégrée dans un plan rationnel depuis une trentaine d’années.

L’exemple de Karaj est très significatif de cet état de fait. Cette petite ville tranquille, qui comptait 50 000 habitants il y a encore quelques années, s’est retrouvée rapidement avec plus d’un million de personnes habitant aux portes de Téhéran, cette évolution posant ainsi d’énormes problèmes de transports et d’infrastructures.

Karaj, qui s’est elle-même développée sans plan concerté, manque d’unité. Il y a encore deux ans, elle était dotée de trois prisons, mais n’avait ni hôpitaux, pratiquement pas de salles de cinéma ou de théâtre. Sur le plan des équipements éducatifs, elle n’abritait que l’université d’agriculture, complétée depuis par l’université Dâneshgâh-e Azâd. Ses équipements urbains, éducatifs, de santé, sociaux, sportifs, sont largement insuffisant pour une ville de 1,2 million d’habitants. C’est la ville de Téhéran qui fournit ces services, tels que l’autoroute et le réseau ferroviaire, très actifs entre les deux villes.

La ville de Téhéran est gérée par une municipalité qui essaie de prendre de plus en plus de pouvoir depuis une vingtaine d’années. Jusqu’à maintenant, c’était le Ministère du logement et de l’urbanisme de la province qui gérait tous les services. A présent, la ville de Téhéran est assez forte pour imposer son propre plan d’urbanisme mais elle ne prend en compte que ses 22 arrondissements et ses 5 millions d’habitants, sans prendre en considération ce qui se passe au-delà. Il n’y a pas de coordination entre les différentes municipalités. Chacune gère son propre développement, gardant jalousement ses prérogatives.

Ces problèmes sont pris en compte actuellement par les autorités qui envisagent une coordination au niveau de la région. Une communauté urbaine où les maires pourraient régler leurs problèmes en apportant des solutions concertées n’existe pas. Les relations entre Etat central et pouvoir local ne sont pas encore établies, c’est là une des difficultés politiques des plus importantes. La mise en place d’un système de décentralisation est un des gros enjeux politiques et culturels de l’avenir.

Le phénomène de la migration de Téhéran par rapport aux autres métropoles régionales

La métropole de Téhéran, malgré ses 20 millions d’habitants, est en fait la région d’Iran qui s’est le moins développée ces 30 dernières années, comparée à Ispahân, Shîrâz, Tabrîz, Mashad, Bandar ’Abbâs par exemple [1]. En Iran, les villes moyennes et les grandes métropoles régionales sont bien plus dynamiques que Téhéran. Sanandaj n’existait pas il y a 50 ans, pas plus que Zâhedân - 500 000 habitants aujourd’hui - n’existait il y a 30 ans.

Le niveau de la population de Téhéran a diminué pendant la Deuxième guerre mondiale puis, des années 1950 à 1980, il a progressé régulièrement avec un rythme accru dans les années 1970. Ensuite le rythme de croissance a baissé, alors que celui des autres villes d’Iran n’a pas cessé d’augmenter.

Ce qui est à noter en Iran, ce n’est pas le développement très spécifique de Téhéran et de sa banlieue, qui est somme toute classique, mais bien la migration de la population vers les capitales régionales, venue, comme pour Mashad par exemple, de la province même du Khorâsân. Les Kurdes s’installent à Sanandaj, les Baloutchs à Zâhedân, les Arabes vont à Ahwâz, les Guîlakîs à Rasht.

La population de ces villes, qui étaient autrefois des villes moyennes de 100 000 habitants, peut atteindre jusqu’à 700 000 habitants, tout en gardant une identité culturelle tout à fait originale.

Le phénomène de banlieue, modeste dans les villes de province, est une originalité de Téhéran où existe toute cette nébuleuse. Par contraste, Ispahân, par exemple, présente une banlieue plus cohérente car développée autour d’un système d’industries très organisées, bien reliées à la ville.

Notes

[1En proportion, Téhéran est plus petite que Paris, si on compare la taille de l’Iran à celle de la France.


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1 Message

  • Les nouvelles identités des banlieues de Téhéran 29 septembre 2016 12:02, par PARRAUD

    J’ai travaillé en IRAN avant la révolution. Je travaillé sur le chantier d’APADANA proche de shaiade le rond point. J’ai assisté au vendredi noir et les jour qui ont suivi. J’habitai rue palavhi. J’ai donné des cours de français aux enfants de mes voisins. Dont un parents travaillait à la banque ETEBARAT et le propriétaire était chirurgien voir directeur de l’hopital de Téhéran. J’ai connu un peintre, qui m’a appris à peindre le vendredi APM, proche du bazard. J’aimerai apporter à ce pays tous ce qu’il m’a donné. Mais aussi retrouver tous ces personnages qui ont construit ma vie de jeune homme.

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