N° 24, novembre 2007

Le parfum du ruisseau des Mouliânes


Mohammad Bahman Beigui
Traduit par

Khadidjeh Nâderi Beni


J’ai commencé ma vie sous une tente, par un coup de fusil et par le hennissement du cheval. A quatre ans, je me mis en selle. Peu de temps après, on me donna une carabine. Jusqu’à l’âge de dix ans, je n’ai jamais passé une seule nuit en ville ni dans une maison en ville.

Notre tribu passait du côté de Shirâz deux fois par an. Les colporteurs et les marchands des quatre saisons de la ville étalaient, sur la route, leurs marchandises, le gâteau et le Halvâ [1]. A l’époque, l’argent liquide était rare. Je recevais de mes proches parents du lait condensé et séché et j’en étais drôlement content.

La ville m’attirait et lorsqu’on y proscrit mes parents, je fus le seul membre de la famille à me réjouir d’y vivre. Je ne savais pas qu’on allait me prendre mon cheval pour me faire asseoir derrière le pupitre d’une salle de classe. Je ne savais pas qu’on allait me prendre mon beau fusil pour me mettre une plume dans la main.

Mon père n’était pas un personnage important, ma mère non plus. Ils furent contraints à l’exil par erreur. Nos biens furent saisis par les messieurs du gouvernement. Pour ceux qui dressaient la tente au bord des plus savoureuses fontaines, le réservoir d’eau de Téhéran à cette époque était une catastrophe. Pour ceux qui étaient accoutumés au feu rouge du bois parfumé, le pétrole du poêle et le charbon du réchaud étaient insupportables. Pour ma mère - qui avait passé toute son existence dans une ample tente à l’air frais - respirer dans ce petit bouge exigu était devenu une chose difficile et insupportable. On lui avait dressé une tente dans la cour, et seul le froid accablant et la neige hivernale l’obligeaient à se réfugier dans l’enclos de la chambre.

Je dormais dans la tente de ma mère. Une nuit, on vola mes vêtements. Nu, je pleurai. Un jeune exilé m’offrit ses habits, trop grands pour moi, mais c’était toujours mieux que la nudité. Je m’en revêtis et me mis en route. Les camarades de la rue et de l’école se moquèrent de moi.

Nous n’avions pas d’argent pour louer une vraie maison. Beaucoup de voisins cohabitaient dans notre cour : laitier, balayeur des rues, et une femme célibataire, qu’on appelait "Hamdam" [2]. C’était la plus pitoyable.

Un jour, mon père fut mandé par la préfecture de Police. Il ne rentra pas le midi, ni le soir, ni les nuits suivantes. Le chagrin de la mère et le notre ne cessa d’augmenter. Après quelques mois, il revint, mais méconnaissable ; il avait été torturé. Seule sa voix nous permis de le reconnaître. Un père dont les chevaux étaient si renommés. Celui dont la nappe copieuse était dressée pour les tribus Ghashghaï [3].

Celui qui avait diverses troupes et dont les tapis précieux étaient connus de l’ensemble des tribus.

Mon père s’inquiétait. Il vieillissait et s’affaiblissait de jour en jour ; il avait tout perdu. Il ne lui restait qu’une seule satisfaction : que son fils étudie studieusement. Je lisais nuit et jour. La lecture et l’école m’intéressaient beaucoup. Je devins le premier de la classe.

Les exilés, les officiers de police, les amis de la rue adressaient leurs félicitations à mon père. Enfin, je parvins à obtenir mon attestation de licence : le certificat le plus en vogue de l’époque. Mon père le fit encadrer et l’accrocha au mur de notre chambre ; celle dont le plâtre s’était détaché. Il la montra à tous.

Les exilés, les officiers de police, les marchands ambulants, les colporteurs, les vendeurs d’oignons et de maïs et les chiffonniers, tous, venaient voir mon attestation. J’avais honte mais rien à faire : c’était la seule joie de mon père. Il la regardait avec orgueil, gaiement, fièrement. Et il disait que cette attestation valait mieux que toutes ses pertes.

Sa joie augmenta quand un étranger qui traversait notre rue en cherchant une adresse en faisant des gestes, semblait ne pas comprendre ce qu’on lui disait. Alors j’ouvris ma bouche et lui parlai en français et lui montrai le chemin. On fit tumulte.

Mon père était au septième ciel. Après le départ de Rézâ Shâh [4], tous les exilés furent délivrés et rentrèrent dans leurs tribus et leurs familles. J’étais le seul à avoir un certificat. Tous reprirent leur vie agréable d’avant.

Les sources limpides les attendaient. Les montagnes élevées et les champs illimités les embrassèrent. Mais moi, hésitant et retiré, je demeurais égaré parmi tous.

J’étais licencié, et cette licence ne me permettait pas de rester ici. On me reprochait de rester dans la tribu. On me blâmait : pourquoi, ayant cette précieuse attestation, je restais à ne rien faire. On m’obligea à laisser mes proches, ma famille et à retourner à la ville où il n’y avait pas d’affection ni d’amis. Là où l’air est plein de poussière et le ciel est tout enfumé. J’y rentrai dépourvu des bienveillances des compagnons.

Je vins à Téhéran pas moralement mais plutôt physiquement. Mon âme demeurait là-bas, au milieu des deux montagnes l’une verte, l’autre blanche ; à côté de l’aimable fontaine, dans la tente noire, dans les bras affectueux de la mère. Je travaillais à la Banque Mellî [5] pendant deux ans.

Le troisième été arriva. Il faisait chaud et je dormais mal. Ma résidence n’avait pas de cour ni de balcon. Elle était située au milieu de la ville. A Téhéran, on ne connaissait pas le ventilateur. Peut-être n’était-il pas encore inventé. Je transpirais.

Je pensais sans cesse à ma tribu. Son souvenir était vivant et hantait mes pensées, tous les jours, ou bien mes rêves, toutes les nuits.

Dans ma tribu, je possédais une tente, à la ville je n’avais aucun logement. Dans ma tribu, j’avais un cheval, à la ville pas une voiture. J’y étais respecté et paisible, alors qu’à la ville, il n’y avait ni quiétude, ni tranquillité.

Je reçus de la part de mon frère une lettre pleine d’affection, qui contenait les nouvelles que je voyais dans mes rêves : "le mont est encore enneigé. On ne peut pas toucher l’eau de la fontaine. Le yoghourt est ferme. La laine des moutons se colore par les plantes et les fleurs. L’air est rempli du parfum des trèfles cueillis pour la deuxième fois. Les épis de blé ne sont pas mûrs. La caille ne cesse de chanter. Les cimes de Kamâneh sont occupées par les perdrix royales. Viens ! Maintenant que le temps devient beau et l’air frais. Ta mère t’attend. Elle n’est pas joyeuse sans toi."

Le lendemain, je laissai le progrès. Je mis le pied à l’étrier me ramenant vers la vie. Je m’enfuis de Téhéran pour me rendre à Bokhârâ où était ma tribu.

Notes

[1Nourriture faite avec de la farine, du sucre et de l’huile.

[2Nom de femme qui signifie "amie intime".

[3Tribus nomades du sud-ouest de l’Iran.

[4Roi Pahlavi.

[5Banque Nationale.


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