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Voir en ligne : Lalla Gaïa à Qom (6)
Lalla Gaïa ignore depuis combien de temps elle jouit de l’hospitalité de Sayyed ’Alî Mabda’. Au fil des jours, elle en a appris davantage au sujet de son hôte enseveli, auquel elle ne manque pas de rendre visite, chaque matin et chaque soir. La nuit de vendredi, beaucoup de visiteurs traversent le jardin ; des hommes, des femmes, quelques enfants, des Iraniens, des Indiens, on y croise même parfois un membre du clergé. Au sous-sol, la ferveur est profonde, on alterne la récitation du Coran et la lecture de poèmes, on se fond dans le tourbillon ascendant d’un dhikr, personne ne se préoccupe de l’identité des autres visiteurs, chacun vient louer le Seigneur des mondes au creux de la sublime présence d’un amant marchant plus avant sur le chemin… Dans le jardin, on prend le frais des nuits du désert, on contemple les étoiles en sirotant un thé, on partage du pain et des dattes, on devise avec des gens venus d’horizons différents, sans être limité par les convenances habituelles, car tous partagent ce même cœur vibrant pour l’Immensité. Aussi, comme ce cœur est partagé, chacun y adjoint son souffle, ce qui l’exalte… Dans les paroles de chacun, on apprend sur ce cœur que l’on sent dans sa propre poitrine. L’un récite des vers de Rûmî, de Hâfez, car il ne saurait mieux exprimer l’amour qui jaillit de son être. Un autre répète inlassablement des noms de son Seigneur, car il ne voit pas l’utilité de prononcer d’autres mots que ceux-là. Un autre encore transmet des éléments de la vie des saints, de ceux que l’on appelle les Amis de Dieu. Chacun veut donner aux autres les perles qu’il a découvertes, comme autant de gouttes d’eau de cet océan que tous cherchent et veulent goûter. Au cours de ces nuits, Lalla Gaïa a l’impression que l’ensemble des hommes et des femmes de ce monde forment en réalité un seul être, qui pourrait être elle, tout simplement, car c’est à travers elle qu’elle le perçoit. Aussi, dans une telle perspective, chaque individu rencontré lui parle d’elle-même, de sa quête, et lui rapporte des nouvelles de lieux qu’elle n’a pas encore atteints, de chemins qu’elle n’a pas encore parcourus, qu’ils soient célestes ou terrestres. Ce sentiment la remplit de joie, elle réalise qu’en vérité, chaque personne rencontrée est susceptible de lui rapporter une nouvelle au sujet de son ’oud perdu, le luth fou.
Au cours des conversations, Lalla Gaïa apprend que Sayyed ’Alî Mabda’ aurait vécu trente ou quarante ans en Inde, où il est connu sous les noms de "Bâbâ Qalendar" et "Bâbâ Yâdegâr". Il aurait également passé plusieurs années à Dezfoul. On dit qu’il s’est retiré dix-huit années durant dans une grotte, à Kermânshâh, à "Kouhâ-ye Dâlâhou", près du village de Sahneh. Durant sa retraite, il ne se coupa ni les cheveux ni la barbe. Les gens du voisinage en ayant entendu parler, il advint qu’ils viennent le voir, espérant voir ses longs cheveux et sa longue barbe. Un jour, il se coupa les cheveux et la barbe, les mit dans un tissu et les jeta aux gens du haut de sa grotte en leur disant : "Vous êtes venus voir mes cheveux et ma barbe, alors prenez-les et partez !" Il aurait passé plusieurs années à Chiraz également, à Haft Tanân, auprès des sept Amis…
Lalla Gaïa en apprend également davantage au sujet du sanctuaire de Jamkaran, tout proche. La mosquée originale, de très petite taille, se trouvait à l’écart du village. Il s’agissait d’un lieu peu fréquenté et ombragé qui n’avait pas grand-chose à voir avec l’imposant sanctuaire qui se dresse aujourd’hui dans la plaine, que l’on voit de très loin et qui attire plusieurs millions de visiteurs par an. Le complexe actuel est destiné à être immense, on y construit des minarets géants, on y accole un centre commercial, et au vu des terrains en préparation, le projet est phénoménal ; il est d’ores et déjà le troisième lieu saint en Iran par le nombre de ses visiteurs. Nulle trace de la petite mosquée dont les dimensions avaient pourtant été données par l’Imâm du Temps. La grande salle de prière englobe son emplacement sans qu’il soit marqué. Derrière la mosquée se trouvait un puits dans lequel les pèlerins avaient l’habitude de déposer leurs requêtes écrites adressées à l’Imâm du Temps, ou à son dernier représentant connu. Aujourd’hui, il y a deux puits de facture moderne ; un pour les hommes et un pour les femmes. Au début de la Révolution Islamique, un étudiant étranger pouvait passer plusieurs années à Qom sans entendre parler de Jamkaran, or aujourd’hui, c’est un passage obligé, vers lequel affluent les bus par centaines, surtout les nuits de mercredi, lorsque s’y rassemblent des milliers de gens venus des quatre coins de l’Iran. Depuis qu’elle est à Jamkaran, Lalla Gaïa ne s’est toujours pas rendue au sanctuaire. La foule, l’agitation, les haut-parleurs, les parkings immenses, les files de taxis, les marchands de bricoles ; l’ambiance tranche trop durement avec la paix de son jardin où bruisse l’eau des fontaines, à l’ombre des eucalyptus. Elle passe devant chaque jour, sur le vélo chinois que le gardien du jardin lui a prêté, lorsqu’elle va voir l’un après l’autre les petits sanctuaires disséminés à la surface de la plaine.
Une nuit de vendredi, deux heures environ avant l’aube, tandis que les visiteurs du jardin sont repartis ou endormis, Lalla Gaïa enfourche le vélo et contourne le sanctuaire de l’Imâm du Temps, aussi animé qu’en pleine journée, pour rejoindre une piste remarquée la veille en passant, car à son entrée on a planté une petite pancarte peinte à la main disant : "Sayyed ’Alî Rézâ". Au fur et à mesure qu’elle s’éloigne du grand sanctuaire, bruyant et lumineux comme un aéroport, Lalla Gaïa entre dans la nuit douce et claire que domine une lune presque pleine. Le silence se fait. La piste sinueuse se déroule devant elle, brillante comme le sillage d’un bateau sur la mer. Il lui semble en effet traverser un océan. A sa droite, la montagne des deux frères domine ce paysage nocturne, tel un rivage tourmenté, tandis qu’à sa gauche s’étend l’immensité, ponctuée par les lumières des villages qui pourraient bien être autant de navires. Maintenant qu’elle est seule, Lalla Gaïa se remémore les gens qu’elle a rencontrés dans ce jardin qui lui sert d’asile, ce qu’elle a entendu d’eux, leurs visages chaleureux, leurs cœurs assoiffés. Ils sont en elle désormais, sur cette piste, au fond de la nuit… Cela lui montre sous un autre angle ce qu’elle a entrevu de la quête des hommes. Les hommes, comme des papillons, sont attirés par la lumière. Ils la cherchent, et parfois, ils se rencontrent et partagent les fruits de leur quête. Ils forment ainsi un seul être, un être multiple, unifiés par le but poursuivi. Cet être lui est accessible en permanence et là, maintenant, il est plus complet que jamais. Chaque pas va l’enrichir, chaque tour de roue sur la piste… Pendant qu’elle avance, d’autres avancent aussi, et leur rencontre les fera aller plus loin encore… Ainsi, l’être unique avance et de son propre point de vue, Lalla Gaïa porte seule la responsabilité de son avancée, car si elle n’avance pas, qu’aura-t-elle à partager ? Qui rencontrera-t-elle ? Lalla Gaïa se souvient alors de ce qu’avait un jour raconté en classe la prof de français, au collège : il existe en Inde une religion disant que les hommes sont tous les morceaux d’un grand vase ayant été brisé. Chacun doit rester pur afin que le morceau qu’il représente retourne au vase, dans le but de le reconstituer. Si un seul parmi les hommes se laisse aller à la bassesse, le vase ne sera jamais plus…
Tandis qu’elle pédale, absorbée par ses pensées, Lalla Gaïa n’a pas vu venir le premier chien, accourant à travers un champ en friche, bientôt suivi par une dizaine de congénères. Lorsque le premier se met à aboyer, les autres le rejoignent et aboient furieusement, se sentant forts face à une seule personne. Lalla Gaïa descend de son vélo car elle n’espère pas les prendre de vitesse et risque de se faire mordre si elle prend la fuite. Mieux vaut leur faire face. Elle prend le vélo à deux mains et le place entre elle et les chiens, de plus en plus menaçants et hardis. Elle avance maintenant à reculons. Elle se demande bien comment elle va s’en sortir, seule, au beau milieu de la nuit… Elle se retourne et voit avec soulagement que ce qui semble être sa destination se trouve juste derrière elle, à deux cent mètres à peine, au terme d’une petite côte. Elle n’a pas si longtemps à tenir, mais les chiens deviennent vraiment enragés, s’excitant mutuellement. Le premier se rapproche même dangereusement. Lalla Gaïa n’a plus qu’une solution : elle hurle de toutes ses forces, employant la voix la plus grave et la plus effrayante possible ! Sur le coup, les chiens détalent, ce qui lui donne le temps de grimper sur le vélo et de franchir le plus vite possible la distance qui la sépare du petit mausolée. Les chiens ne la suivent pas, ce lieu paraissant se trouver en dehors de leur territoire… Ouf ! La voilà hors de danger.