N° 25, décembre 2007

Le luth fou (Épisode n° 7)

Lalla Gaïa à Qom (6)


Vincent Bensaali

Voir en ligne : Lalla Gaïa à Qom (1)


Le matin, Lalla Gaïa est réveillée par les mouches. Ayant craint un nouveau face-à-face avec les chiens, elle a préféré passer la nuit dans le petit sanctuaire, dormant à même le sol, à deux mètres à peine de la sépulture, derrière le saint. Elle s’est allongée comme doit l’être le Seyyed, sur le côté droit, la main droite sous la tête, tournée vers le sud-ouest, vers la qibla. Les musulmans, vivants ou morts, se reposent de la même manière, imitant en cela le Prophète, et réalisant là aussi cette unité qui leur est si chère. Lalla Gaïa a aimé cette double intimité du sanctuaire et de la nuit. Elle n’a pas beaucoup sommeillé mais a goûté la paix du lieu. Elle ne sait à quel moment elle s’est endormie. Maintenant, elle est assise, reprenant ses esprits et réajustant son foulard au plus serré pour se protéger de la ronde incessante des mouches. Elle entend du bruit et réalise qu’une porte, masquée la veille par un rideau, est maintenant ouverte sur une pièce plus petite que celle du tombeau. Un remue ménage se fait entendre ; des casseroles ? Elle se lève, passe la tête, et croise le regard d’un vieil homme qui lui sourit aussitôt et lui fait signe d’entrer. Lalla Gaïa se retrouve dans un petit intérieur des plus modestes, comprenant que le gardien du lieu vit dans le sanctuaire. Le vieil homme est affairé à allumer son samovar à gaz. Il lui fait signe de s’asseoir. Une femme entre dans la pièce, venant de l’extérieur. Elle apporte du lait dans une petite casserole d’aluminium. Elle est aussi âgée que lui, aussi souriante. Le vieux gardien dit à Lalla Gaïa de patienter, le thé sera bientôt prêt. Lalla Gaïa proteste, lui dit qu’elle n’a besoin de rien, mais d’un signe de la main, il lui intime de ne rien dire et de rester assise, avec toute l’autorité bienveillante dont jouissent les anciens. La femme passe un coup de balai sur le vieux tapis, les tochak et les couvertures recouvertes d’un drap de coton sont déjà empilés le long du mur.

Imâmzâdeh Jamal Gharib, Jamkaran

Trois poules tournant devant la porte se régalent de ce que le balai a repris au tapis. Tandis que l’eau est portée à ébullition, puis que le thé s’infuse dans la petite théière de porcelaine trônant sur le samovar ronronnant, Lalla Gaïa apprend que Seyyed ’Alî Rezâ, ou Hajjî Safar est un descendant de l’Imâm Mûsâ ibn Ja’far. Il avait la réputation d’être fiable, à tel point que les gens partant pour le Pèlerinage lui confiaient leurs biens afin qu’il les garde. De là à ce que les gens de la plaine s’imaginent que le monticule sur lequel est édifié son sanctuaire recèle un trésor, il n’y avait qu’un pas, que des voleurs ont franchi plus d’une fois. Or à chaque tentative de creuser le monticule, ils ont été mis en fuite par des djinns qui les ont roués de coups. Cela n’a cependant pas empêché que le gardien précédent ait été assassiné par des voleurs. Sa tombe a d’ailleurs été creusée dans le sanctuaire même, et il faut désormais l’enjamber pour aller à la tombe du saint. Un cadre, accroché au mur, montre le visage du vieil homme. Les gens de la région se sont bien entendu empressés d’accuser les réfugiés afghans des alentours, qui travaillent dans les briqueteries et vivent pauvrement, cela sans la moindre preuve... Malheureusement, comme dans la plupart des contrées de ce monde, l’étranger est responsable de tout ce qui ne va pas.

Imâmzâdeh Solaymân, Khorr Âbâd

A Jamkaran, si ce ne sont pas les Afghans, ce sont les Irakiens… Habituellement, l’administration des sanctuaires et des biens de main morte emploie des hommes âgés pour garder les lieux dont elle assume la gestion. Ils doivent parfois aller loin des leurs afin d’occuper leur poste, et ils consentent à ce sacrifice, car c’est là le seul type d’emploi qui leur est proposé. Mais le vieux gardien explique à Lalla Gaïa que le petit sanctuaire de Seyyed ’Alî Rezâ n’est plus géré par l’administration des sanctuaires, car jugé non rentable ! Chaque sanctuaire iranien inclus dans la gestion centrale dispose de son propre compte en banque, alimenté par les dons, et éventuellement les revenus des terres qui lui appartiennent. La gestion étant nominale, un sanctuaire riche ne viendra pas en aide à un sanctuaire pauvre ! Certains sanctuaires n’ayant pas de finances équilibrées sont ainsi abandonnés à leur sort. Ce fut donc le cas de celui de Seyyed ’Alî Rezâ, ce qui explique qu’il ne soit pas marqué par l’habituelle pancarte officielle. Cela aurait pu être pire ; un petit sanctuaire situé à une vingtaine de kilomètres de là, à Mobârak Abâd, a tout simplement été détruit par l’administration centrale ! Le mausolée de Cheikh Nûr od-Dîn, rasé, n’y est plus marqué que par des traces dans le sable que des gens viennent entretenir… A Jamkaran, le mausolée de Seyyed ’Alî Rezâ a donc été confié par les gens des alentours à cet homme et à sa femme. Ils s’y sont installés, profitant de l’excellente eau prodiguée par la source qui sourd de dessous le sanctuaire ; eau douce et délicieuse, lorsque toutes les sources alentour ne donnent que de l’eau saumâtre… Seyyed ’Alî Rezâ prend soin de ses visiteurs…

Imâmzâdeh Ibrâhîm. Sirû

Lorsque le thé est prêt, la femme du gardien dépose devant Lalla Gaïa une assiette d’aluminium contenant du beurre et un peu de halva, ainsi qu’une poignée de pain sec. Puis elle sort et revient deux minutes plus tard avec un homme qui ne semble pas être du coin. Entièrement habillé de vert, il est très souriant quoique silencieux. Il avale le petit-déjeuner d’un air satisfait et semble absorbé par ses pensées. Le gardien raconte également que certains soirs, certaines nuits de vendredi plus exactement, ainsi que les nuits importantes, une lumière apparaît dans la plaine. On dit qu’elle marque l’emplacement de la tombe oubliée de l’une des descendantes de la famille du Prophète. Mais il ne peut dire précisément où cette lumière a été vue. Lalla Gaïa se prend à rêver… Faire le pèlerinage à une tombe totalement oubliée, sans coupole, sans trace, sans pèlerins, une tombe qui aurait la grâce de se manifester à elle par le scintillement d’une lumière, au creux d’une nuit sacrée, quelque part dans la plaine de Jamkaran… Quelle expérience ce serait ! Lalla Gaïa en profite pour interroger le vieux gardien à propos d’un point qui lui apparaît comme relevant de l’injustice. Finalement, la renommée d’un lieu saint ne provient-elle pas de la richesse de ses donateurs ? Après plusieurs siècles, n’est-ce pas la brillance des miroirs, la largeur de la coupole, la magnificence de l’architecture qui attirent les pèlerins, là où l’on sait si peu de choses à propos de ceux qui sont ensevelis en ces lieux ? Le vieil homme sourit. Non ma fille, ce n’est pas ainsi, l’injustice n’a pas ici droit de citer. Chaque chose est à sa place. Ne disparaît que ce qui doit disparaître. N’est oublié que ce qui devait être oublié. Chaque sanctuaire est là pour répondre à la soif de celui qui parviendra jusqu’à lui, chaque saint éclaire les âmes auxquelles sa lumière était destinée, et les coupoles, les arcs et les miroirs n’échappent pas à cet ordre. Certains sanctuaires ont été détruits plus de dix fois, puis reconstruits. D’autres sont demeurés en place tandis que les religions se sont succédées les unes aux autres. D’autres encore ont simplement disparu avec le temps. Chaque chose est à sa place ma fille, crois-moi.

Lalla Gaïa remercie ses hôtes et va faire quelques pas à l’extérieur. Elle va visiter le petit cimetière situé un peu plus haut sur la pente, sans mur ni portail. Les tombes gisent là, sans émerger du sol pierreux, entre désert et montagne ; paix et simplicité. Pratiquement aucune inscription n’est lisible. De là, on voit l’immense bulbe bleu de Jamkaran, flanqué de ses minarets géants. Pourtant, il semble si loin.

Lalla Gaïa apprécie la qualité du silence de ce lieu modeste. Elle n’a guère envie d’en partir. Elle se verrait bien servir un tel lieu.

Lorsqu’elle revient au petit édifice, simplement recouvert de zinc, semblable à un petit navire flottant sur l’immensité, l’homme habillé de vert vient à sa rencontre et lui donne une petite pièce de cuivre frappée d’un nom écrit en arabe : "Al-Imâm oz-Zamân" [1]. Elle lui demande s’il vit là lui aussi. Il répond qu’il est là depuis quelques mois. Il lui sourit et retourne dans sa cellule.

Notes

[1L’Imâm du Temps.


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