N° 25, décembre 2007

La liberté et l’Azâdegui vus par Mowlânâ


F. L. Miremadi, S. Nafici


Il n’est pas nécessaire de s’attarder trop sur la vie de Djalâl-o-Dîn Mohammad Mawlawî de Balkh, célèbre en occident sous le nom de Rûmî, surnommé Mowlânâ (Balkh, Afghanistan, 1207- Konya, Turquie, 1273), connu dans le monde entier et beaucoup évoqué cette année du fait du 800ème anniversaire de sa naissance.

Mais il est important de rappeler qu’il est "l’un des plus grands génies mystiques de tous les temps" et que son livre, le Mathnavî, écrit en persan durant les onze dernières années de sa vie, est "sans conteste l’un des sommets de la littérature universelle et, pourrait-on dire, l’un des livres sacrés de l’humanité". Ces phrases sont tirées du début de l’introduction du Mathnavî [1] écrite par Eva de Vitray Meyerovitch qui, avec Djamchîd Mortazavî, ont traduit des années durant les cinquante et un mille vers de ce grand livre. C’est la seule traduction complète en langue française qui existe actuellement.

Il existe dans la langue originale plusieurs éditions commentées du Mathnavî. Notre travail s’est basé sur le livre de Mr Mohammad Estelâmî.

Rûmî a quitté sa ville natale avec sa famille alors qu’il n’était encore qu’un enfant, pour fuir l’invasion mongole et aller finalement s’installer en Turquie, dans la ville de Konya, où se trouve son tombeau.

En traversant l’Iran, il rencontra le grand ’Attâr, qui lui prédit qu’il deviendrait un grand homme et "un jour, mettrait le feu au cœur de tous les Amoureux".

Mais on ne peut évoquer Mowlânâ sans parler de Shams de Tabrîz, car sans leur rencontre, nous n’aurions probablement jamais entendu parler de Mowlânâ. Ce que Shams apporta à Mowlânâ, qui avait déjà une connaissance approfondie du Coran pour l’avoir étudié, c’est "une ouverture sur une autre dimension, un dévoilement, l’enivrement de l’amour divin".

C’est surtout le contenu du Mathnavî que nous souhaitons évoquer ici, en faisant ressortir un exemple concret. Eva de Vitray-Meyerovitch nous dit que concernant "les conceptions philosophiques et métaphysiques, nous trouvons dans le Mathnavî un système profond et complet qui, une fois déchiffré, peut être tenu pour l’un des plus importants du monde".

Car en effet, le Mathnavî nous donne au fil de ses nombreuses histoires, soit inventées, soit tirées des livres saints ou d’anciens contes indiens, la possibilité de faire connaissance avec nous-même à travers tous les personnages et animaux qui incarnent des traits de caractère que nous avons tous enfouis quelque part en nous. La connaissance de ces caractéristiques nous permet alors de mieux les maîtriser et diriger nos pensées, nos désirs, nos actions et nos paroles.

Il est important d’évoquer de nouveau le caractère universel des textes du Mathnavî, qui citent l’ensemble des religions monothéistes et font l’éloge de tous les grands prophètes.

Nous comparons et expliquons ci-après, selon notre vision, les deux histoires de perroquet qui se trouvent dans le livre 1er du Mathnavî.

La première histoire s’intitule "Le perroquet et l’épicier".

C’est l’histoire d’un perroquet très beau et parlant extrêmement bien qui vivait en liberté dans une épicerie. La clientèle venait surtout s’achalander dans ce lieu, afin de profiter des talents de ce beau volatile. Le perroquet était en quelque sorte également le gardien de la boutique. Un jour où l’épicier s’était absenté, le perroquet paniqua lorsqu’il vit, traversant la boutique, un chat courant après une souris. Dans sa panique, il se mit à battre des ailes et renverser un flacon d’essence de fleurs très précieuse.

A son retour, l’épicier, fou de colère, se mit à taper sur la tête du perroquet qui en perdit ces plumes, et devint comme chauve. Il ne parla plus, et les clients devenaient moins nombreux. Le propriétaire était malheureux et regrettait d’avoir agi ainsi. Et toute la gentillesse dont il faisait preuve envers son perroquet restait sans résultat. Jusqu’au jour où un homme chauve et vêtu d’un manteau de pèlerin entra. En le voyant, le perroquet se mit à parler pour dire : "Ah, toi aussi tu as renversé des flacons d’essence de fleur", pensant que sa calvitie était aussi due à des coups de bâtons. Et les clients présents se mirent à rire de la remarque du perroquet.

La deuxième histoire se nomme "Le perroquet et le commerçant".

Un riche commerçant possédait et chérissait un perroquet réputé pour sa beauté et son langage. Un jour, le commerçant décida de partir en Inde pour ses affaires. Il demanda à chaque membre de la famille le cadeau qu’il désirait. Les uns demandèrent des épices, les autres des tissus… Lorsqu’arriva le tour du perroquet, la requête était différente. Il demanda au commerçant d’aller voir ses congénères dans la forêt et de leur expliquer qu’il possédait un perroquet qui se languissait d’eux, et qui ne trouvait pas cela juste de vivre dans une cage alors qu’eux vivaient dans cette grande forêt.

Le commerçant promit de transmettre le message, ce qu’il fit après quelques jours de voyage. Il alla dans la forêt où vivaient en effet des centaines d’oiseaux qui volaient gaiement de branche en branche. Le commerçant récita consciencieusement le message, et à peine eut-il terminé qu’un perroquet tomba du haut d’un arbre et resta immobile sur le sol. Le commerçant était très étonné et désolé, et pensa que la tristesse avait du être la cause de la mort de cet oiseau. Il regrettait même d’avoir apporté ce message.

Quelques semaines plus tard, il rentra chez lui. Il distribua tous les cadeaux qu’il avait apportés, et s’en alla retrouver le perroquet. Il hésita à lui raconter la mauvaise nouvelle, mais l’oiseau insista. Le commerçant raconta alors la scène de la forêt et la chute du perroquet.

Et là, à peine son récit terminé, le perroquet tomba de son perchoir et resta immobile.

Le commerçant pleura toutes les larmes de son corps tellement il était triste. Il ouvrit alors la porte de la cage afin de mettre le perroquet en terre dans son jardin. A ce moment-là, le perroquet reprit vie, et s’envola pour se percher sur la branche d’un arbre.

On imagine bien la stupéfaction du commerçant qui ne comprenait pas cette mauvaise blague.

Le perroquet lui expliqua que ses congénères lui avaient délivré un message grâce au langage secret des gestes. Pour être libre, il devait mourir, car son enfermement était du à sa beauté et à sa voix.

Le perroquet s’envola en direction de l’Inde pour rejoindre les siens.

Comparaison des deux histoires :

Les points communs aux deux histoires :

- Les deux personnages principaux sont des perroquets ;

- Ils ont tous les deux un maître, ou un propriétaire ;

- Ils parlent tous les deux très bien ;

Le mot âzâdegî (prononciation : "âzâdeguî") est un mot qui n’a pas d’équivalent en français. Le dictionnaire persan-français Gilbert Lazar donne : noble, tolérant, généreux. Même si l’âzâdegî comprend tout cela, ce mot a besoin d’être mieux expliqué. Et c’est ce que nous nous proposons de faire dans la conclusion. Pour le moment ce mot sera utilisé tel quel dans la comparaison.

La langue persane contient une multitude de mots nous concernant, définissant la profondeur de notre être, mais qui trouvent difficilement un équivalent dans d’autres langues. Car la Perse a pratiqué depuis des millénaires (plus de onze mille ans) la croyance en la lumière et au Dieu unique (mithraïsme, zoroastrisme et islam) et n’a jamais adoré les idoles. C’est dans le quotidien que ces significations apparaissaient et que des mots étaient donc inventés.

Par la comparaison de ces deux perroquets, il devient très clair que le perroquet de l’épicier vit dans un environnement limité. Pour achalander son magasin, l’épicier n’a pas besoin d’aller très loin, et donc ses informations sont elles aussi limitées.

Alors que le perroquet du commerçant, même s’il est en cage, a un propriétaire qui part beaucoup en voyage. Le voyage est synonyme de danger, de risque… mais il offre un environnement vaste, rempli de connaissances.

Notre épicier n’a peut-être jamais entendu parler de l’Inde ; par conséquent, son perroquet ne sait même pas ce qu’est l’Inde et où se trouve ce pays.

Le commerçant, lui, voyage en Inde, et cet endroit manque toujours à son perroquet qui sait que ses congénères y vivent librement.

Nous pouvons nous demander pourquoi il en est ainsi, mais nous ne devons pas oublier que le perroquet doit seulement à l’homme toutes les paroles ou les informations qu’il connaît.

Le perroquet est notre "nafs", notre principe vital ou notre soi, qui répond à ce que nous lui enseignons. Si tu lui dis : "Fleur ", il te répondra "champs de fleurs" ; si tu lui dis : "bois à brûler", il te répondra : "Feu".

Dans le Coran, le "nafs" est la force qui peut nous amener au plus bas ou au plus haut. C’est une échelle dont la moitié est dans un puits, et dont l’autre va vers le ciel. Nous sommes au point du milieu, au niveau zéro. Quand on regarde vers le puits, on peut entendre le bruit de l’eau. Descendre l’échelle est plus facile. La facilité du chemin, le bruit de l’eau si proche et notre soif intérieure sont des raisons de la perte d’une grande partie de l’humanité. Mais si quelqu’un connaît bien sa soif, il doit avoir aussi la foi en quelque chose qu’il ne voit pas et n’entend pas, pour pouvoir monter l’échelle. En montant, il atteindra les nuages qui sont l’origine de toutes les eaux.

Si, avec notre intellect, nous construisons une petite épicerie, alors il est évident que nous porterons constamment des jugements erronés qui seront risibles pour ceux qui les entendront.

Cependant, il existe en nous l’intelligence permettant de devenir un commerçant, de voyager, de sortir de la petite épicerie de notre corps, et d’aller à l’Inde de notre esprit.

Le perroquet est le miroir de nos pensées. Mowlânâ attend de nous que nous n’oubliions pas l’existence de l’Inde de la connaissance.

L’épicier, son épicerie et le perroquet, représentent les esprits étriqués, limités de l’humanité, la dépendance aux connaissances limitées, les environnements limités, les conversations limitées, les relations limitées et par conséquent les jugements risibles.

Alors que le commerçant, dans le voyage, met en danger sa vie et sa fortune, en contrepartie il s’enrichit de l’expérience. Alors son perroquet intérieur n’oubliera pas l’Inde. Ce n’est pas le perroquet qui meurt dans la cage, mais c’est le commerçant qui apprend qu’il faut mourir des dépendances de ce monde pour atteindre l’âzâdegî.

Et le perroquet de notre épicier est l’épicier lui-même. L’épicier n’avait pas plus à lui apprendre. Alors le flacon d’essence de fleurs de leur existence n’a d’autre possibilité que de se briser, et l’essence de se déverser.

Mais le perroquet de notre commerçant, même s’il est prisonnier de sa cage (et le commerçant de son corps), il pense à sa liberté. Et c’est cette pensée qui fait que lorsque le mot "Inde" arrive, il pense à poser la question concernant la liberté. Et lorsqu’il arrive en Inde, le commerçant obtient la réponse à sa question par la scène qu’il voit, non pas par une réponse orale.

Le commerçant et son perroquet meurent de leurs désirs, et maîtrisent leur "soi", alors ils arrivent à la vraie liberté.

Le perroquet du commerçant, même emprisonné dans sa cage, a son cerveau qui est libre. C’est ainsi qu’il a pu atteindre l’âzâdegî.

Bien que son corps soit libre, l’environnement du perroquet de l’épicier est bien trop étriqué et ne lui a pas permis de penser à la vraie signification de la liberté. Le perroquet de l’épicier croyait qu’il était libre, mais ce n’était qu’une illusion, un rêve. Aucune question sur l’Inde et les perroquets libres de là-bas ne lui est venu à l’esprit.

Néanmoins, le perroquet du commerçant est prêt à payer de sa vie pour avoir la réponse à sa question, et cette réponse est : "Meurs des apparences pour atteindre l’âzâdegî".

La liberté peut être emprisonnée, mais pas l’آzâdegî.

La liberté que nous revendiquons de nos jours et dont nous parlons concerne principalement notre corps et nos pensées : nous souhaitons pouvoir être où nous le désirons, faire ce que nous désirons, écrire ce que nous voulons, et penser ce que nous voulons. Et si nous sommes mis en prison, nous perdons alors la majorité de cette liberté.

L’âzâdegî est la liberté qui ne peut pas nous être enlevée, même si nous nous retrouvons en prison. Car lorsque nous devenons âzâdeh (libre, en référence à la liberté au sens vrai), nous savons que le fait d’être en prison a une raison et une signification, et nous ne nous sentons pas emprisonné.

Comment devenir âzâdeh ?

L’âzâdegî est un état qui peut être atteint d’une part en se "purifiant" de tout ce qui nous attache à ce "bas monde" : notre voiture, notre maison, nos comptes en banque, même nos enfants, nos parents, nos désirs, nos objets sont nos attachements. Cependant, nous pouvons garder tout cela et pourtant devenir âzâdeh.

Comment ?

En considérant que tout cela ne nous appartient pas vraiment. Tout cela est un ensemble d’outils devant être utilisés à bonne dose, pour vivre, et pour monter les échelons jusqu’à la perfection.

La voiture est là pour nous rendre service, ce n’est pas à nous d’être à son service et de nous mettre dans tous nos états si elle a une rayure.

Nous ne possédons pas non plus nos enfants. Nous sommes là pour leur donner la base de leur éducation et leur permettre de grandir dans l’amour et la confiance. A partir d’un certain âge, les enfants deviennent libres à leur tour de leur choix, et le rôle des parents est de continuer à vivre en harmonie avec la famille, le travail, la société, et d’accomplir la mission qui chaque jour leur est "dictée" par les signes justes qu’ils pourront voir s’ils savent vivre en accord avec la nature.

Lorsque l’être humain a la volonté d’en être un, et qu’il veut suivre la voie de Dieu et voir tout à travers lui, alors cet être-là deviendra âzâdeh, car alors joies et souffrances auront la même valeur pour lui, celle d’apparaître pour le construire.

Si nous ne pensons qu’à notre voiture, nous devenons nous-mêmes "voiture". Si nous ne pensons qu’à notre compte en banque, nous devenons "compte en banque", si nous ne pensons qu’à nos enfants, nous devenons "nos enfants". Mais si à tout instant nous pensons à Dieu à son existence dans tout ce qui est, que nous aimons alors nos enfants, notre famille, nos amis et tout le reste à travers Lui, car ils sont Lui, alors nous devenons âzâdeh.

Nous devenons âzâdeh lorsque l’on a compris le détachement.

Pour le comprendre et arriver à être détaché de toute chose, il faut accepter à l’avance la disparition de toute personne, même la plus proche, jusqu’à soi-même. Il faut pouvoir accepter de se retrouver du jour au lendemain sans un sou. Car si cela arrivait, ce serait pour nous apprendre, pour nous faire signe et tester notre croyance. C’est en étant âzâdeh, que le perroquet pense à poser cette question. C’est aussi en étant âzâdeh que le perroquet a compris la réponse qui n’était pas orale. Ce perroquet est emprisonné et a su comprendre les signes et le message pour se libérer de sa cage, et surtout pour apprendre cette leçon essentielle à son maître, et à nous autres.

Les différences

L’épicier vend les produits qu’il achète au commerçant, qui lui-même les achète ailleurs. Sans le commerçant, l’épicier n’a pas de marchandises.

Le perroquet et l’épicierLe perroquet et le commerçant
1) L’épicier vend au détail 1) Le commerçant est un vendeur en gros.
2) L’épicier est toujours assis au même endroit. S’il bouge, c’est juste pour aller au bazar et revenir. 2) Le commerçant voyage.
3) Le perroquet est libre dans l’épicerie. 3) Le perroquet est dans une cage dans la maison du commerçant.
4) Le perroquet fait du marketing car il attire les clients. 4) Le perroquet n’a de rapports qu’avec le commerçant, pas avec les clients.
5) Le perroquet est aussi gardien. 5) C’est le commerçant qui est le gardien du perroquet.
6) Le perroquet a peur du chat alors que le chat n’est pas venu pour l’attraper lui, mais pour attraper la souris. 6) Le perroquet, en regardant les apparences, est en fait à la recherche de la profondeur. Pourquoi ? Parce lorsque le commerçant lui a demandé ce qu’il souhaitait des Indes, il n’a pas répondu "du bon sucre…", mais il a souhaité la réponse à une question.
7) Le résultat de la liberté de ce perroquet et le résultat de sa peur ont été de renverser l’essence de fleurs. 7) Le résultat de sa question a été la mort apparente d’un perroquet en Inde.
8) Le résultat de l’acte de renverser l’essence de fleurs a été de recevoir des coups sur la tête de la part de son propriétaire. 8) Le résultat de la mort apparente du perroquet de l’Inde a été la mort apparente du perroquet en cage.
9) La langue du perroquet se ferme après les coups reçus, mais il est toujours vivant. 9) Le perroquet ne parle pas parce qu’il se fait passer pour mort.
10) Son propriétaire est triste que son perroquet reste muet. 10) Le commerçant est triste de la mort de son perroquet.
11) La durée de son silence est de quelques jours. 11) Après avoir pleuré, le commerçant a sorti le perroquet, qui s’est retrouvé libéré de sa cage.
12) En voyant un homme chauve comme lui, il reparle et la conséquence de sa parole est la moquerie des autres. 12) Lorsqu’il a reparlé, le perroquet a étonné son maître et les autres par son intelligence, et son âzâdegî.

Notes

[1Eva de Vitray Meyerovitch, Djamshîd Mortazavî, Mathnawî, La quête de l’absolu, Editions du Rocher, Jean-Paul Bertrand éditeur.


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