N° 25, décembre 2007

Un monde aux couleurs de l’enfance


Saïdeh Bogheiri


Pour la plupart des gens, le mot BD est un concept agréable, puisqu’il ranime le souvenir de leur enfance déjà lointaine à l’aube d’une vie.

BD, bande dessinée, bédé, sur les territoires francophones, fumetti en Italie, historieta en Amérique latine, comics aux Etats-Unis, tebeo en Espagne, manga au Japon, manhwa en Corée, manhua en Chine, tous présentent le concept du "neuvième art" où "une histoire est racontée grâce aux images" dans des cases, placées sur une planche, accompagnées de textes écrits dans des bulles ou des phylactères.

Will Eisner le bédéphile l’appelle "l’art séquentiel" et Scott Mc Cloud "connaît l’essence des BD entre les deux cases", autrement dit, deux séquences. Il définit l’essence comme celle qui ’’provoque une réaction esthétique chez le lecteur’’ dans son fameux ouvrage ’’l’art invisible’’.

Il est difficile de déterminer une date précise pour les premières bandes dessinées. On pourrait cependant affirmer que les fresques et bas-reliefs antiques en Egypte, en Grèce et à Rome en représentent la forme primitive, puisqu’ils racontent une histoire à travers des séquences imagées, auxquelles s’ajoutent des dialogues au Moyen آge, où les livres illustrés apparaissent et où on commence à utiliser des phylactères pour cesser de présenter des personnages muets. A la Renaissance, ces images prennent une forme religieuse qui sert à raconter l’histoire du Messie en plusieurs panneaux dans les églises, dont il est resté le "chemin de croix" dans les églises catholiques, qui raconte les dernières heures de Jésus.

Au XVII et XVIII siècles, l’apparition des "livres bleus" sert le développement de la BD, sous la forme d’ouvrages littéraires populaires qui racontent une histoire en utilisant des images encrées de couleurs vives. C’est à cette époque que les premières maisons d’édition de BD apparaissent grâce à J. Charles Pellerin. On pourrait envisager cette époque comme la date de naissance de la "pratique régulière du phylactère" ou plus généralement de l’intégration de l’image et du texte, et de l’apparition des premiers "personnages stéréotypes" et des séries en BD dont William Hogarth est considéré comme le précurseur.

Le XIXe siècle est marqué comme l’ère de la BD moderne dont la naissance est due à la diffusion de l’imprimerie et de la presse. D’abord c’est le tour de la BD moderne francophone en France avec Christophe, Nadar, Grandville, Gustave Doré et en Suisse avec Rodolphe Toepffer. Puis c’est en Allemagne et aux Etats-Unis qu’elle se répand en série, en album, dans les journaux et hebdomadaires.

Le rayonnement de ce grand succès ne cesse pas au XX siècle où Montréal, New York, l’Espagne, la Belgique, le Japon font partie des territoires qui furent les tenants de "l’art invisible" de Mc Cloud. A la moitié du siècle certains éditeurs pratiquent cependant l’autocensure pour sauver la BD d’une violente vague de reproches déclarés par une minorité qui n’arrive pas à l’accepter comme un art, notamment le psychologue Wertham qui la considère comme un "complot, mal de jeunesse" ! Le procès finit par la victoire glorieuse de la BD avec l’apparition de la BD adulte qui anime les années 60 et 70 dans un très vaste domaine, des thèmes historiques aux thèmes politiques et même avec l’émergence des romans de BD dans les années 80. Le processus se poursuit dans

la décennie 90, et la BD publiée de manière progressive et périodique disparaît au profit de l’album. Autrement dit elle devient peu à peu un genre indépendant et se consacre à différents domaines : autobiographique, expérimental, d’aventure, héroïque, classique, etc.

Le grand succès que la BD a connu au cours de ces siècles va cependant être remplacé par une "mutation" que les éditeurs, dessinateurs et auteurs jugent inquiétante. On peut lui trouver trois raisons principales :

- surproduction des albums dont le nombre dépasse dix par jour.

- Production des ersatz de BD par les groupes non spécialisés et diffusion très facile sur le web.

- Apparition des web comics qui fournissent une très bonne occasion aux amateurs pour " échapper à l’édition " et trouver leur public d’une façon directe.

C’est le cas en France ; cependant, le développement de la BD dans chaque pays s’est réalisé selon un processus particulier.

La BD franco-belge

Tintin apparaît en 1929 sous la plume de Hergé. Après la guerre, dans les années 50 la BD de jeunesse apparaît grâce aux nombreux magazines Spirou, Pilote, Vaillant, Pif gadget. Les adultes ne l’acceptent pas cependant jusqu’à son évolution vers les récits adultes. Astérix convient au goût français et influence la BD française même dans les années 70, où elle prend un style graphique narratif propre grâce à Jodoroswski et Mِbius dont l’influence se maintient jusqu’à maintenant.

La surproduction des albums, de perte de richesse du contenu existe en Belgique depuis une dizaine d’années, elle a déjà influencé de grands éditeurs, dont font partie Dupuis et Dargaud dont les séries sont parfois adaptées pour la projection à la télévision en forme de dessins animés.

Un autre aspect est l’influence des mangas sur les BD franco-belges qui a incité certains auteurs belges à s’y intéresser et prendre leur style narratif, graphique, et de format…

Le changement de format de la BD classique est un autre phénomène qui a déjà été adopté par certains éditeurs belges. Le changement de nombre de planches (46), de nombre de pages, jusqu’à 150 à 200 en noir et blanc, est tout à fait acquis en Belgique.

Il faut noter l’enrichissement d’action et de personnages chez les bédéphiles belges, contrairement aux auteurs de manga, qui en produisent sous forme de feuilleton d’une vingtaine de planches par semaine, tendant à rapprocher ce dernier du cinéma. Il ne fait pas de doute cependant qu’elles ne s’influencent pas l’une l’autre, comme le démontre la diffusion de toute sorte de BD dans le monde entier.

Les Mangas

La BD c’est aussi des dessins animés japonais, dont le nom composé de "man" ("involontaire") et "ga" ("dessin") signifie "image malhabile, esquisse rapide". Le concept trouve ses racines aux XIIIe et XIXe siècles et l’auteur s’appelle "mangaka", c’est-à-dire qui travaille à un rythme très rapide et est soumis au goût public même contre son gré.

En 1978, les mangas sont introduits en France avec la revue Le cri qui tue. ہ fin de les rendre lisibles, il faut les faire passer par quelques filtres et les réécrire au sens occidental, de gauche à droite, à l’horizontal ou retourner les images pour éviter des confusions au lecteur. Cela impose de gros frais. C’est pourquoi il y a quelques années des éditeurs se sont contentés de garder le sens initial même au prix de la réduction du nombre de leurs lecteurs. Ce n’est cependant pas le cas hors de France, notamment aux Etats-Unis.

Malgré leur prix bas, les mangas sont considérés au Japon comme un objet de consommation et c’est en fait en Europe qu’ils vont trouver leur marché. En France, ils font un tiers des tirages et plus d’un quart des revenus de l’ensemble des éditions japonaises. Les mangas sont présents dans les différents festivals en France et en Suisse, y compris Cartooniste, Tokyo zone et Poly mangas.

Contrairement à la BD européenne avec sa quarantaine de planches par série requise par le style et la structure du récit, toute série de mangas paraît en une centaine de planches voire deux cents. Les mangakas s’intéressent moins au décor qu’aux personnages et au récit jusqu’à aller à l’absence de décor pour attirer le lecteur vers le reste.

Le rôle publicitaire des mangas n’est pas négligeable. Du fait de la mondialisation, les mangas font partie des trois rivaux mondiaux : la BD européenne, la BD américaine (comics) et la BD asiatique (manga) qui a bien influencé les deux autres.

Le manhwa

Apparue en Corée, le manhwa est une BD assez dynamique, publiée dans les magazines, diffusée sur le web et les portables. Les chaînes de production coréennes n’ont pas oublié de conquérir la BD dont l’auteur s’appelle "manhwaga". Influencée par la BD chinoise, elle servait au Xe siècle à la diffusion du bouddhisme.

Aux temps modernes, le manhwa, avec ses images très pacifiques, servait à la couverture des romans populaires. Ensuite, tout en gardant sa rigueur, il est entré dans la littérature. Au début du XX siècle, le manhwa présente de nouveaux aspects satiriques et didactiques. Après quelques années, elle commence s’adapter à la BD occidentale en servant la critique de l’oppression militaire japonaise à l’égard de la Corée. Il est intéressant de savoir qu’en même temps, l’armée japonaise l’utilisait comme instrument publicitaire pour inciter les jeunes à s’engager à la guerre. Ainsi, le manhwa a été le compagnon des Coréens pendant la guerre du Japon. Après quoi il a proliféré avec des manhwas propres aux différentes générations, aux différents genres, jusqu’aux années 1980 marquées par son épanouissement.

Il ne faut pas ignorer cependant l’influence des mangas sur les manhwas et la résistance de ce dernier. Actuellement, le web est un bon outil de diffusion des manhwas et favorise même l’apparition de nouveaux genres sonores et différentes formes. D’ailleurs beaucoup d’entreprises de téléphonie mobile en proposent à leurs abonnés. En un mot, l’Europe est en train de se familiariser avec cette sorte de BD à coté des mangas. Yang Young Soon, Lee Yoo Jeong et Kim San- ho font partie des principaux auteurs.

Les comics

Principal rival de la BD européenne et des mangas, les comics existent depuis les années 80 en Amérique. Le terme en exprime clairement le sens. Ils se sont rapidement diffusés en Europe et en Asie pour s’approprier une grande partie du marché de la BD et, comme c’est le cas du Japon, il existe beaucoup de magasins qui leur sont exclusivement consacrés, appelés "comics-shop" où se trouvent des albums très variés. Il y a aussi une autre

sorte de comics diffusée par la presse sous forme de feuilleton, dénommée "comic-strips".

Les fumetti

Signifiant "petites fumées" en italien, les fumettis viennent des phylactères dans lesquels les dialogues des personnages sont écrits. Comme en Amérique latine, les fumetti se vendent dans les kiosques en petit format. Sergio et Bonelli, Bottaro et Capiéri font partie des plus célèbres scénaristes et dessinateurs de fumetti.

La tebeo

Inspiré du nom d’un magazine intitulé TBO, la tebeo, la BD espagnole. Dans les années 1950-70 apparaît un nouveau genre d’aventure avec un héros historique - de préférence au super-héros américain. D’autres genres vont apparaître, humoristiques, sérieux etc. qui vont subir un fort contrôle. Dans les années 60, on observe une décadence due aux changements de mode de vie et à la censure plus restrictive qui donne naissance à une tebeo moins critique. C’est là qu’apparaît un changement fondamental en faveur de la BD longue, c’est-à-dire à plusieurs pages, qui met la BD classique hors de combat.

La tebeo a survécu face aux mangas grâce à "Mortadelo y Filemon", l’immortelle Tebeo née en 1958, bien qu’elle ait été souvent limitée.

Francisco Ibanez, Figueras et Gin en sont les auteurs les plus connus.

L’historieta

C’est le nom de la BD en Amérique Latine, qui raconte un évènement qui n’est guère important. Comme les mangas au Japon, l’historieta est considérée comme un objet de consommation. Mais elle existe dans une forme très primitive en Amérique Latine.

Elle ne se publie pas sous forme d’album, mais en série d’une quarantaine de pages, dans les hebdomadaires ou mensuels bons marchés de papier de mauvaise qualité ; elle se vend dans les kiosques et attire mensuellement presque deux cents millions de lecteurs qui la jettent le plus souvent à la poubelle après l’avoir lue.

Dans l’ensemble, le point commun de ces différents genres de BD est leur progressive perte d’indépendance et la soumission à des objectifs de rentabilité commerciale. Cependant des artistes en émergent comme Frédéric Boilet, qui s’efforcent de sauver la BD purement artistique en suivant leurs propres méthodes. Ils tâchent de rendre une certaine indépendance à la BD face aux éditeurs. Ils cherchent également à en atténuer l’aspect purement divertissant pour faire réfléchir le lecteur le plus possible. Ils la considèrent comme un "pont" culturel non seulement entre tous les pays, mais tous les continents. C’est un mouvement bien accueilli de la part des autres pays, dont le Japon et Suisse qui ont réalisé d’importants investissements dans ce secteur.


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