|
Les décorations de l’architecture safavide
Jolfâ d’Ispahan
Mohammad-Karim Mottaghi
Traduit par
Mohammad Karim MOTTAGHI
A l’époque des Safavides, Jolfâ était une cité rattachée à Ispahan ; de nos jours, elle est un quartier de la ville, perdant progressivement son identité d’antan et ses précieuses particularités architecturales. Le quartier est surtout menacé de destruction par la mauvaise gestion urbaine, l’offre démesurée de permis de construire et l’absence de programmes appropriés pour protéger ou restaurer les monuments historiques. Jolfâ compte aujourd’hui quinze églises, une trentaine de maisons anciennes et plusieurs autres monuments historiques datant de la période safavide et qâdjâre, d’où la nécessité de la prise des mesures urgentes pour sauver ces objets du patrimoine historique et culturel de notre pays.
Les décorations de l’architecture de la "Nouvelle Jolfâ" d’Ispahan témoignent de l’art et du talent des anciens maîtres et artistes traditionnels, reflétant des aspects différents des croyances et des traditions de nos compatriotes arméniens (chrétiens de culte grégorien).
Une étude appliquée des décorations et des ornements architecturaux de Jolfâ (décorations en briques, en plâtre, en mosaïques, en bois et les peintures murales) permettra une meilleure connaissance de l’histoire de l’art et de l’architecture d’Ispahan de l’époque safavide, et la protection efficace de son identité culturelle et historique.
Alors qu’Ispahan venait d’être choisie comme "capitale", une grande guerre éclata en 1587 (1013 de l’Hégire) entre l’empire ottoman et l’empire perse des Safavides. [1] Une grande partie de la population iranienne des régions situées à l’ouest de la mer Caspienne, dont un grand nombre d’Arméniens, durent quitter Chaldorân, Ararat et Jolfâ pour des raisons politiques et sociales, mais aussi en raison des tactiques de guerre de Shâh ’Abbâs Ier et de ses généraux. Les villes et les villages du Sud-Caucase et de l’Azerbaïdjan se dépeuplèrent, et les réfugiés s’installèrent dans les autres parties du pays.
L’historien Arakel divise en trois étapes l’exode forcé des Arméniens :
Etape I : chasser les étrangers,
Etape II : déporter les habitants de la plaine d’Ararat,
Etape III : déporter les habitants de la ville de Jolfâ, dès 1603, à l’époque où l’armée de Shâh ’Abbâs Ier avait encerclé la forteresse d’Erevân. [2] Un groupe de ces réfugiés arméniens arriva à Ispahan et s’installa sur la rive sud du Zâyanderoud. La cité des Arméniens fut nommée aussitôt la "Nouvelle Jolfâ", en souvenir de leur ville d’origine.
Les styles et les motifs décoratifs de la "Nouvelle Jolfâ" à Ispahan font partie intégrante des styles et des traditions de l’architecture iranienne de la même période historique. De nombreux facteurs sont alors à l’origine des décorations architecturales de Jolfâ d’Ispahan : le patrimoine commun de différents groupes ethniques, l’histoire commune de l’architecture des régions situées à l’ouest de la mer Caspienne, la culture dominante de l’époque, la situation géographique, la religion et les croyances des habitants, ainsi que la situation sociale, économique et culturelle de l’Iran des Safavides.
L’usage de la pierre dans les villes arméniennes et iraniennes - comme Erevan, Nakhjavân, Takab et Marâgheh - remonte à l’époque de l’empire sassanide.
A la période islamique, l’usage plus abondant de la terre cuite, de briques et de bois créa une grande évolution dans l’architecture iranienne. Nous pouvons comparer la technique, la forme et les motifs des décorations en briques, dans des anciens monuments de Jolfâ, avec les meilleurs exemples de l’école architecturale de Rey : des Seljoukides jusqu’à l’époque des Safavides, en passant par les Ilkhanides et les Timourides. Par ailleurs, Shâh ’Abbâs Ier encourageait la coopération de maîtres et d’artistes musulmans et chrétiens à Jolfâ d’Ispahan, pour que le tissu urbain de la cité des Arméniens bénéficie d’un échange de vue et de savoir-faire culturel et architectural enrichissant. Parmi les réfugiés arméniens de Jolfâ émergèrent plusieurs familles d’architectes et de maçons :
- Les familles d’architectes : Khatchatouriân, Dâvidiân, Simoniân, Georgien, Gustanî, Vaskanî, Hârotoniân.
- Les familles de maçons : Avâkî, Elias, Gregor, Margus, Hartonî, Huakîm, Hakup Jân, Nazar, Sarkis. [3]
Les différents quartiers de la cité Jolfâ d’Ispahan prirent forme au rythme de l’immigration des Arméniens. La cité se trouvait en dehors des remparts entourant Ispahan. La partie ancienne de la cité ("Ancienne Jolfâ") comprenait des quartiers créés à l’époque de Shâh ’Abbâs Ier, et la "Nouvelle Jolfâ" comptait des quartiers plus récents datant de l’époque de Shâh ’Abbâs II. Le voyageur français Jean Chardin, qui avait visité Ispahan à l’époque de Shâh Soleymân, écrit dans son récit de voyage que la cité Jolfâ d’Ispahan comptait "deux caravansérails, onze églises, deux écoles, deux bains publics, une place centrale et quelques 3500 maisons". [4] Dans ces quartiers, les décorations en briques, en pierre, en bois, en plâtre, en miroir et en peinture diffèrent sensiblement, de par leurs formes et leurs thèmes, des autres monuments d’Ispahan datant de la même période.
Les particularités physiques de la brique ont favorisé son usage abondant, par rapport à la pierre, dans l’architecture iranienne. Des vestiges des fours de briques ont été découverts à Suse et à Sialk, ce qui fait remonter l’usage de ce matériel de construction au IVe millénaire avant J.-C. [5] La malléabilité et l’harmonie avec la terre cuite, le torchis et le plâtre étaient autant de raisons pour l’usage de la brique, sur une très vaste échelle depuis l’époque des Seldjoukides jusqu’aux Safavides. En même temps, l’interdiction des images humaines et la difficulté d’application des motifs "eslîmî" [6] sur la brique a favorisé l’application des décorations géométriques - techniquement et esthétiquement plus conformes aux constructions en briques. Pendant cette période historique, les décorations géométriques ont connu un développement considérable dans l’architecture iranienne.
A Jolfâ d’Ispahan, la brique couvrait souvent la façade principale des bâtiments et jouait un rôle important dans la décoration de l’édifice, mais servait également à protéger les couches de torchis. La façade de brique contribuait ainsi à la protection du bâtiment.
Outre les motifs décoratifs en brique, les églises de Jolfâ sont largement décorées de peintures, notamment à la Cathédrale Vank (connue aussi sous le nom de Cathédrale Saint-Sauveur d’Ispahan) et à l’Eglise de Bethléem et à l’Eglise Minas. Contrairement à l’islam qui interdit la reproduction des images humaines, les Arméniens grégoriens d’Ispahan ont utilisé la peinture pour reproduire sur les murs intérieurs et extérieurs de leurs églises les scènes différentes de la vie de Jésus-Christ.
Certaines peintures murales des églises de Jolfâ ont été appliquées sur des couches de plâtre, tandis que certaines autres ont été dessinées sur les toiles, placées plus tard sur les murs. Les peintres qui ont créé ces tableaux étaient souvent soutenus par des mécènes arméniens dont les plus célèbres furent probablement Khâjeh Petros et Khâjeh Odik. [7] Lorsque l’artiste était présent à Ispahan, il dessinait directement les tableaux sur des couches de plâtre à l’intérieur de l’église ; sinon l’artiste dessinait son œuvre sur des toiles de tissu, qui étaient transportées à Ispahan une fois l’œuvre terminée. La plupart de ces œuvres sont des peintures à l’huile créées par des artistes des XVIIe et XVIIIe siècles. Dans les églises de Jolfâ d’Ispahan, il y a également plusieurs tableaux, œuvres de peintres inconnus iraniens ou étrangers ; d’autant plus que la plupart des tableaux de Jolfâ ont été restaurés ou réparés par ces mêmes artistes inconnus.
Les peintures murales des églises s’inspirent largement des thèmes différents de l’Ancien et du Nouveau Testaments et des Evangiles, des scènes différentes de la vie de Jésus-Christ, ainsi que des thèmes relatifs à la vie des propriétaires des bâtiments et autres sujets profanes. Dans la Cathédrale Vank, "L’Œil sans sommeil" et les autres peintures murales montrent la scène de la crucifixion et les autres épisodes de la vie de Jésus-Christ, des apôtres et des anges (Michel et le Saint-Esprit). D’autres tableaux représentent la Vierge Marie et les scènes du paradis et de l’enfer. Les frises et les décorations en "eslîmî" indiquent cependant l’influence de la tradition décorative de l’architecture islamique dans les églises de Jolfâ d’Ispahan. Dans les anciennes maisons des familles aisées de Jolfâ, il y a aussi des peintures murales aux thèmes différents de ce que l’on trouve dans les églises. La plupart de ces œuvres sont caractérisées par l’influence de la peinture classique européenne, mais l’usage assez fréquent des éléments décoratifs tels que les motifs "eslîmî", les formes géométriques, etc., rappelle aussi des œuvres du célèbre peintre de l’époque des Safavides, Rézâ ’Abbâssî. La combinaison des techniques et des thèmes de la peinture iranienne, arménienne, espagnole et néerlandaise témoigne, en quelque sorte, des relations sociales, économiques et politiques établies sous les Safavides, entre Jolfâ d’Ispahan et le reste du monde.
Les décorations en plâtre, dans la maison de "l’Horloger suisse" [8], datent de l’époque qâdjâre et celles de la maison de David constituent de bons exemples de ce type de décoration dans les maisons arméniennes de Jolfâ d’Ispahan. Les artistes qui ont créé ces œuvres se sont inspirés à la fois de l’art européen et des monuments historiques d’Ispahan. Les décorations en plâtre les plus remarquables de Jolfâ datent de l’époque safavide et se trouvent dans les maisons de David et de Sarkis.
L’Arménie est un pays montagneux où la pierre constituait le matériau principal de construction des églises et des monuments historiques, en raison de son abondance et de sa diversité. En effet, les Arméniens étaient d’excellents tailleurs de pierre et lorsqu’ils vinrent s’installer à Jolfâ d’Ispahan, ils y ouvrirent leurs ateliers dans un quartier qui est devenu aussitôt celui des tailleurs de pierre venant de Jolfâ d’Arménie. Mais à Ispahan, les briques et les mosaïques constituaient les principaux matériaux de construction d’où l’usage modéré mais de grande qualité de la pierre dans les bâtiments construits par les architectes arméniens. Les décorations de pierre de la façade de la maison d’Abkar sont les meilleurs exemples de l’art des tailleurs de pierre des Arméniens de Jolfâ, qui cherchaient leur matière première dans les mines de pierre de Lashotor près de la ville. [9]
Il est évident que l’architecture de Jolfâ n’est pas restée totalement imperméable à l’influence de la perfection artistique et technique de l’architecture islamique, notamment les chefs-d’œuvre historiques et religieux d’Ispahan. Cependant, les architectes arméniens de Jolfâ ont préféré ne pas décorer les dômes et les façades de leurs églises par des mosaïques turquoise des grandes mosquées de l’époque des Safavide ou des Qâdjârs. Mais à l’intérieur de leurs monuments, surtout dans la Cathédrale Vank et l’église de Bethléem, on retrouve des décorations en mosaïques de toutes couleurs avec des motifs végétaux et animaux. Sur la façade de la Cathédrale Vank, de l’église de Bethléem et de presque toutes les autres églises de Jolfâ d’Ispahan, des mosaïques ont été utilisées, pour créer des formes géométriques, des croix et des frises entourant les épigraphes.
A l’instar de l’ensemble des monuments d’Ispahan, le bois a été utilisé à Jolfâ pour construire les portes, les fenêtres, les balustrades, etc. Les portes et les fenêtres sont très finement travaillées. Là encore, les artistes arméniens de Jolfâ se sont inspirés à la fois de la culture arménienne et des traditions de l’architecture islamique d’Ispahan. Les colonnes de bois de la maison de Sarkis, par exemple, reproduisent exactement la colonnade du palais de Hasht-Behesht.
Les décorations en brique, en plâtre, en pierre, en mosaïques en bois et les peintures murales des monuments et des églises de Jolfâ d’Ispahan sont des œuvres des architectes et des artisans chrétiens et musulmans de trois périodes historiques safavide, qâdjâre et pahlavie. Ces décorations tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ces monuments reflètent une partie des croyances et des traditions des Arméniens qui vivent depuis des siècles dans la ville d’Ispahan. Par ailleurs, elles font partie du patrimoine collectif de toutes les ethnies iraniennes qui ont contribué à leur création. Malheureusement, ces objets du patrimoine historique, architectural et social sont menacés de destruction pour diverses raisons, notamment l’indifférence face à l’importance de la protection de ce patrimoine national et l’absence de la législation nécessaire pour protéger le patrimoine culturel et historique. Il faut donc de toute urgence pour sauver le patrimoine national, car l’avenir appartient aux peuples qui connaissent leur passé, le respectent et le protègent.
[1] MOTAGHI, Mohammad Karîm, Etude et restauration des décorations en briques des monuments safavides à Jolfâ d’Ispahan, éd. de l’Université des Beaux Arts de Téhéran, 1375 (1996).
[2] DERHOHANIAN, Harton, L’Histoire de Jolfâ d’Ispahan, en 2 vol., traduit en persan par Léon Mînâssiân & M. Moussavî Farîdînî, 1ère édition, éd. Zenderoud & Naghsh-é Khorshîd, 1379 (2000).
[3] Ibid., vol. 1, Chapitre 6, p. 18.
[4] CHARDIN, Jean, Voyage en Perse, traduit en persan par Hossein Arîzî, 1er édition, éd. Golhâ, 1379 (2000), p. 160.
[5] FARSHAD, Mahdî, L’Histoire de l’ingénierie en Iran, 2ème édition, éd. Bonyâd-e Neychâbour, 1362 (1983), pp. 29-34.
[6] Eslîmî : arabesque particulièrement iranienne formée d’une tige enroulée sur elle-même en spirale et terminée par des feuilles fourchues qui en prolongent les évolutions.
[7] Khâjeh Olik et Khâjeh Petros Valîjaniân étaient des grands commerçants arméniens qui ont soutenu financièrement la reconstruction et la décoration de la plupart des églises d’Ispahan. Voir : L’Histoire de Jolfâ d’Ispahan, vol I, pp. 88-95.
[8] Rudolf Stadler, surnommé "l’Horloger suisse", est arrivé à Ispahan en 1632, sous le roi Shâh Safîeddîn, en compagnie de Tavernier. Voir : Le Cimetière des Arméniens à Ispahan, pp. 12-13.
[9] MOTAGHI, Mohammad Karîm, La Pierre dans l’architecture d’Ispahan sous les Safavides et les Qâdjârs, in : L’Acte des 3ème et 4ème Conférences internationales de Protection et de restauration, 1372 (1993), pp. 195-208.