N° 19, juin 2007

Le luth fou (Épisode n° 2)

Lalla Gaïa à Qom (1)


Vincent Bensaali

Voir en ligne : Lalla Gaïa à Qom (2)


Une des premières choses que Lalla Gaïa a constaté en arrivant à Qom, fut que cette ville ne constituait pas le meilleur endroit pour dénicher un instrument de musique ! Un musicien qommî est un musicien pauvre… Et un instrument de musique y est plutôt un objet de réprobation, une source de honte… Cependant, le rigorisme n’est pas seul présent dans cette cité du savoir et les cœurs attendris par l’amour divin, ici comme ailleurs, savent reconnaître dans la musique une expression de cet amour qui les submerge. Toutefois, il est inutile d’y chercher le lieu et la date du prochain concert spirituel…

A l’approche de cette fille du désert, Lalla Gaïa a comme chaque visiteur aperçu la coupole d’or marquant le mausolée de Fâtima al-Ma’sûma (Fâtima l’immaculée), et cette vision a fait d’elle une pèlerine, car elle a aussitôt ressenti le désir de s’y rendre. Le mausolée de la sœur de l’Imâm Rezâ, lui-même enterré à Mashhad et constituant le phare des chiites en Iran [1], lui a semblé très féminin. Les multiples portails du sanctuaire surmontés de curieuses petites colonnes, le grand porche ouvragé, entièrement tapissé de miroirs, les fins minarets, la coupole recouverte d’or, plus svelte que celles des autres sanctuaires chiites, les cours de dimension moyenne, comportant chacune un bassin pour les ablutions et bordées par des pièces abritant des tombes importantes ; tout cela compose un ensemble d’une harmonie rare, d’une élégance extrême, d’une beauté qu’elle a rapproché d’une certaine féminité. Le sanctuaire se trouve au bord de la rivière de Qom, asséchée la plupart de temps, mais qui certaines années se remet à couler au printemps, faisant la joie des enfants des quartiers environnants. Du côté nord, une grande esplanade s’étend vers le bazar. Encadrée par les habituelles boutiques proposant les indispensables cadeaux que l’on se doit de ramener aux siens, on y croise des pèlerins des quatre coins de la terre, qui sont aussi, souvent, des étudiants venus boire à la source du savoir imamite.

En attendant la prière du crépuscule

L’esplanade borde une sorte de square qui à la fin du jour constitue l’endroit le plus charmant qui soit. Lorsque le soleil a calmé ses ardeurs et illumine encore le dôme doré, trônant au centre du ciel bientôt rougeoyant, les gens viennent savourer l’air humidifié par les jets d’eau et prennent place à l’ombre des pins, attendant là l’appel à la prière du crépuscule. C’est un moment délicieux, et c’est peut-être là que l’on goûte le mieux le sens de l’adjectif que l’on a adjoint au nom de la ville : Al-Mahrûsa, la bien préservée… De l’autre côté du square, on trouve un petit cimetière clos, dans lequel reposent quelques uns des qommîs les plus célèbres, dont notamment trois compagnons des Imâms [2] ayant rapporté d’eux des hadiths, ainsi que des martyrs de la guerre Iran/Irak.

En vérité, le sanctuaire était il y a un siècle le point de mire d’un très grand cimetière qui s’étendait très loin vers le nord, l’est et le sud. Il englobait ce qui se trouve être aujourd’hui l’esplanade, le square, le cimetière clos, la rue bordant le sanctuaire et tous les bazars qui l’environnent. Rezâ Shâh, l’ami d’Atatürk, fit raser tout cela, là et dans d’autres villes, au nom d’un urbanisme moderne et progressiste. A Qom, les badauds et les voitures circulent sur les emplacements de tombes dont il ne reste plus trace, hormis par exemple une tombe surgissant d’un trottoir [3], ou un mausolée qui semble se trouver dans un autre quartier [4], alors qu’il faisait partie du même cimetière que le sanctuaire de la fille du septième Imâm. La cour du sanctuaire a elle aussi été refaite à neuf, des dalles uniformes remplaçant les pierres tombales, les morts perdant jusqu’au droit au souvenir.

Mausolée de Zakariyyâ ibn Âdam

Dans le sanctuaire de celle que les qommîs appellent Ma’sûma, un vieux gardien portant l’uniforme des serviteurs du lieu a appris à Lalla Gaïa que bien d’autres femmes descendant des Imâms ont été ensevelies auprès de la sainte : Maymuna, Djâria, Zaynab, Bariha, Omm Qâsim, dont trois de ses propres sœurs dit-on… Ma’sûma était en route vers Marv [5], afin d’y rejoindre son frère, l’Imâm Rezâ, lorsqu’elle tomba malade - ou fut blessée - à Sâveh. On la transporta à Qom, où vivait déjà une communauté chiite et arabe, cherchant à échapper dans ce désert inhospitalier aux persécuteurs des partisans de la famille du Prophète. Elle passa quinze jours dans une chambre, au sein d’une maison appartenant à une famille de la tribu des Ach’arî, fondateurs de la ville, et quitta ce monde sans avoir revu son frère. La chambre où elle fut logée existe toujours, quoique mal connue [6]. En y entrant, Lalla Gaïa y fut prise d’une grande émotion, surpassant même celle qui l’avait envahie au sanctuaire. L’intimité du lieu n’y était sûrement pas étrangère. Elle pensa que Ma’sûma était certainement une grande dame pour savoir si bien recevoir ses invités plus de douze siècles après sa disparition. Elle l’aima et reçut beaucoup en retour.

Mausolée de Ibn Baboyeh

L’Imâm Rezâ également est présent à Qom. On dit qu’il y passa lors de son voyage devant le conduire à Marv. Lorsqu’il atteignit la ville, les gens avaient tous un profond désir de le recevoir chez eux. L’Imâm décida que ce serait son chameau qui ferait à sa place le choix du lieu de son étape, ce qui n’est pas sans rappeler la manière dont fut choisi l’emplacement de la mosquée de Médine... Le chameau plia les genoux devant une maison dont le propriétaire avait précédemment rêvé que l’Imâm allait être son invité, sans toutefois savoir comment cela pouvait être possible. Cette maison est aujourd’hui une école religieuse [7], dans la cour de laquelle on peut encore puiser l’eau du puits dont l’Imâm se servit pour faire ses ablutions.

La Settiyeh, ou Bayt an-Nûr (la maison de lumière)

De l’autre côté de la rivière, face au sanctuaire de Ma’sûma, se trouve le cimetière dit "neuf". Dans ce cimetière, on a construit un mausolée pour un paysan analphabète nommé Kerbelâ’î Kâzem. On dit que cet homme s’endormit un jour dans un Imâmzâdeh. [8] Lorsqu’il se réveilla, il vit que des lettres scintillaient sur la clôture de la tombe, et lorsqu’il les regardait, il pouvait les lire. Il s’agissait du Coran. La même chose se reproduisait lorsque l’on ouvrait un livre devant lui : il reconnaissait le Coran parmi les autres écrits et pouvait le réciter, mais restait analphabète en ce qui concernait le reste. On dit aussi que si l’on commençait à réciter un verset devant lui, il pouvait enchaîner et réciter la suite, alors qu’il n’avait jamais appris cela auparavant.

Mausolée de Kerbelâ’î Kâzem

Lalla Gaïa se prit d’un grand intérêt pour ces mausolées et pour les récits qui leurs sont attachés. Elle se mit à parcourir la ville, quartier par quartier, recherchant de nouvelles tombes, et de nouveaux prodiges. On dit que quatre cent quarante descendants et descendantes des Imâms sont ensevelis à Qom et dans sa région. L’ampleur du phénomène fit prendre conscience à Lalla Gaïa de l’existence d’une géographie sacrée. D’une part, le destin assigne à chacun le lieu de sa sépulture, et d’autre part, les croyants ont besoin de lieux sacrés afin de concentrer leur attention sur quelque chose de tangible. Un lieu peut être gratifié de la présence d’un disparu porteur d’une grande bénédiction. Il attirera les croyants en quête de cette fameuse baraka que l’on recherche comme l’on cherche un trésor. Un lieu déterminé provoque le déplacement, l’effort, ce que l’on appelle le pèlerinage. Il s’agit d’un sacrifice, motivé par l’espoir. Chaque point de cette géographie sacrée constitue une Ka’ba locale à laquelle on se rend et autour de laquelle on tourne, comme le papillon autour de la chandelle. Le plus petit de ces lieux est l’occasion d’un voyage spirituel. Ces lieux existent depuis que l’homme existe. Les religions nouvelles s’emparent des lieux qui existaient avant elles. L’homme les bâtit et les recherche depuis qu’il est homme. Ils lui fournissent l’occasion de faire un pas hors de lui-même, de s’ouvrir à la soif de transcendance qui l’habite et qui réclame sa coupe. Dans ces lieux, Lalla Gaïa, voyant une vieille dame tournant autour du tombeau, voyait du même coup les pèlerins tournant autour de la Ka’ba, les moines tournant autour du chœur de la cathédrale, dans le déambulatoire, les cheyennes dansant autour d’un cercle invisible… soit l’homme s’inscrivant dans le mouvement pour lequel il est fait, et qui le ramène à sa propre source, à travers les degrés de l’élévation. Il lui semblait qu’elle rejoignait là la grande noria universelle telle une galaxie tournant au sein du cosmos et qu’elle pouvait s’y dissoudre, afin que seule subsiste la ronde, le tout…

Comme ce fut à Qom que Lalla Gaïa toucha à cette universalité, elle décida d’y rester quelques temps, afin de pénétrer autant que possible cette conscience que la ville sainte avait fait naître en elle…

Notes

[1Ce qui n’empêche pas les musulmans sunnites de Mashhad, du Khorâssân, et même des pays alentours de visiter le sanctuaire et d’y manifester une grande ferveur.

[2Zakariyyâ ibn آdam, Zakariyyâ ibn Idris et آdam ibn Is-hâq.

[3Celle de Fayâz Lahijî, élève et gendre de Mollâ Sadrâ.

[4Par exemple, celui de Ibn Baboyeh, le père de Sheikh Sâdûq, qui reçut de la part du onzième Imâm la promesse d’avoir un fils qui serait un grand savant, le texte de la lettre qu’il reçut de lui étant affiché auprès de sa tombe.

[5Actuellement au Turkménistan.

[6L’endroit se nomme la Settiyeh, ou Bayt an-Nûr (la maison de lumière).

[7L’école dite Razavieh.

[8Descendant d’un Imâm et mausolée construit sur sa tombe.


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