N° 20, juillet 2007

Le luth fou (Épisode n° 3)

Lalla Gaïa à Qom (2)


Vincent Bensaali

Voir en ligne : Lalla Gaïa à Qom (3)


Rivière de Qom

Lalla Gaïa marche le long du lit de la rivière de Qom. L’eau y coule depuis ce matin. C’est un événement dans cette ville du désert. Des milliers de gens sont là, comme elle, le visage éclairé, goûtant ce don si rare. Tous sont comme des enfants, beaucoup ont même ôté leurs chaussures et font quelques pas dans l’eau vive, au pied du sanctuaire de Ma’sûma, là où ne se trouvent habituellement que des autobus par dizaines, et des étalages de souvenirs. Bien qu’elle soit ici une étrangère, Lalla Gaïa ressent clairement l’aspect quasi miraculeux de cette soudaine arrivée du mince courant venu du sud, ayant enfin pu atteindre la ville après avoir serpenté dans le désert salé, au lieu d’être avalé par le soleil. Son cœur se réjouit d’être là, justement ce jour-là. Elle a lié ses deux sandales entre-elles, les a posées sur son épaule, et remonte doucement le cours de la rivière de Qom, regardant l’eau se fendre sur ses chevilles. Le soleil n’est pas encore très haut dans le ciel, une douce brise fraîche descend elle aussi le lit de la rivière et s’engouffre dans ses vêtements, lui donnant la délicieuse impression d’être sur quelque rivage. Bien qu’elle s’en éloigne, elle sent le sanctuaire dans son dos, en permanence, et ce sentiment la recouvre comme une ombre bienfaisante. Elle a ainsi l’impression d’être sous le regard protecteur d’une mère et elle se dit qu’elle a bien fait de venir jusque dans cette ville décidément surprenante, même si l’on n’y entend pas parler de musique… Goûtant ainsi cette eau, cet air et cette ombre que le soleil ne peut effacer, Lalla Gaïa s’éloigne du sanctuaire, de la foule, et finit par se retrouver seule. Bientôt, la lumière l’éblouit au point qu’elle perd conscience de ce qui l’environne, tandis qu’elle continue de progresser doucement, à contre courant. Elle se sent merveilleusement bien, il lui semble qu’elle absorbe et fait sienne cette conscience qui s’est montrée à elle depuis qu’elle est ici. Cette conscience lui semble prendre la place de la conscience qu’elle avait jusque-là d’elle-même, ce qui a pour effet de l’ouvrir à un univers tellement plus large, de repousser son horizon aux confins de sa vue intérieure, lui faisant pressentir un espace s’ouvrant indéfiniment, au-delà, toujours au-delà… Le cœur de Lalla Gaïa, hier comme un oiseau de bosquet gazouillant parmi les fleurs est maintenant comme un aigle planant au sein d’un espace immense. Il découvre désormais ce qui se trouve au-delà du petit jardin aux quatre saisons qui bouchait son horizon, car au centre du ciel, il ne se trouve qu’une saison, permanente et verticale…

La montagne de Khezr

Abîmée dans cet état, Lalla Gaïa ne comprend pas tout de suite que la vibration lancinante qui emplit peu à peu l’espace de sa "rêverie" est en réalité le son d’une flûte ! Du fond de la conscience qui l’avait rendue absente au monde qui l’entourait, elle avait bien perçu une présence sonore, mais l’avait prise comme inhérente à son état, l’intégrant de fait à son vol et à l’immensité qu’elle dominait, comme si ce son était celui du silence… Or progressivement, il s’était révélé jusqu’à apparaître distinct, puis extérieur. Il la ramena au monde des apparences, ce qui peut sembler paradoxal, sachant que la flûte joue souvent le rôle inverse, emmenant celui qui s’y attache au-delà des formes extérieures… Lalla Gaïa pense maintenant au concert de ’oud [1] et à son retour dans la salle, après une absence à elle-même, une fuite hors du temps qui avait ouvert son âme et déclenché la soif inextinguible l’ayant emmenée au Caire, puis à Qom. Elle se dit que cette fois-ci, c’est la musique qui l’a rappelée vers ce monde, vers ce temps qui trouble le cœur, mais qui semble pourtant nécessaire à la survie du corps. Les yeux de son corps ayant retrouvé leur fonction mondaine, elle constate combien elle a marché vers le sud et combien le sanctuaire est loin maintenant. La rivière est bordée d’un côté par un bois de pins. C’est de là que vient la mélopée d’une flûte de roseau.

La montagne de Khezr

Curieuse, Lalla Gaïa va vers la source de cette musique, elle veut voir qui est celui qui l’a ainsi appelée. Dans le bois, elle trouve un homme assis en tailleur sur une natte. Il est entièrement vêtu de laine, ses pieds sont nus, il porte un petit chapeau de feutre clair. Près de lui, contre un arbre, il a posé son vélo et sa sacoche. Un tout petit foyer tient au chaud une théière noircie. L’homme joue un air qui lui semble obéir à une forme indienne. Sa musique est douce et libre. Il ne semble pas gêné par l’arrivée de la jeune fille, continuant de jouer. Lalla Gaïa l’interroge du regard. Baissant les yeux et esquissant le sourire de l’hôte, il lui fait comprendre qu’elle peut s’asseoir et écouter, ce qu’elle fait. L’homme tire de son ney court une mélodie mélancolique et légère à la fois, elle est comme l’illustration d’une résignation à l’existence, une plainte souriante, une fatalité assumée… Le thème passe et repasse dans le corps de l’instrument, pareil à une ballade qui ne s’ouvre pas, qui revient à elle constamment, n’osant pas se libérer de soi… Pourtant, à chaque passage, quelque chose change, une légère variation se produit et garde l’auditeur attentif. Lalla Gaïa se demande d’où vient cet homme, car son art n’est certainement pas persan. Comme pour répondre à son interrogation, le musicien achève son morceau sur une note perpétuée et déclinante, et pose sa flûte. Pourtant, il ne dit rien. Il fixe le sol devant lui, préférant l’abri du silence à l’impudeur d’une parole. Il désigne une tasse en terre, proposant ainsi sans mot dire de partager son thé. Lalla Gaïa accepte d’un léger sourire. Le thé est rustique, parfumé, offert avec du sucre roux. Le musicien est assis d’une manière ancienne, dans une posture solide qui le dispense du besoin de s’adosser, il est très mince, sa barbe blanche comporte encore une frange brune, il semble jeune. Son regard est empreint de pudeur. Lorsque Lalla Gaïa a fini sa tasse, l’homme lui demande en anglais d’où elle vient. Comme elle lui dit venir de Paris, il continue en français, contre toute attente. Il lui parle de l’eau revenue dans le lit de la rivière, de la merveilleuse énergie dont le soleil nourrit les corps, de la douceur du vent, facteur d’équilibre… Il lui dit qu’il revient de Kâshân, et qu’il remonte tout doucement vers la montagne de Téhéran où il demeure, marquant des étapes afin de ne pas brusquer son métabolisme par des changements trop rudes. Il semble suivre des règles subtiles et précises concernant la santé du corps, là où les hommes d’aujourd’hui sont totalement insouciants, se demandant cependant pourquoi ils ne vont pas bien. Son corps est sec et souple, résistant, il paraît être accordé à des rythmes plus lents que ceux des gens de notre époque, comme s’il pouvait vieillir indéfiniment, sans s’user… Lalla Gaïa l’interroge sur sa musique, lui demandant si elle est indienne. Il lui dit qu’elle est iranienne, ancienne, lui rappelant de ne pas oublier les relations étroites qu’entretiennent l’Iran et l’Inde, depuis la plus haute antiquité… Lalla Gaïa est ravie de pouvoir parler de musique. Mais le musicien ne connait rien aux cordes, il préfère inviter le vent dans son corps, pour le détourner ensuite par le corps d’un roseau, cherchant ainsi à se rapprocher de Celui qui souffle dans le monde, dans une alchimie de l’air propice à l’oubli de soi. Tandis qu’elle écoute le musicien, Lalla Gaïa réalise qu’elle n’a ni soif ni faim, elle ne saurait dire non plus combien de temps dure ce moment, comme si elle s’accordait au rythme de son hôte, qui semble avoir pour effet d’élargir le présent. L’instant s’agrandit, les besoins vitaux s’estompent, et pour cela nul besoin ; il suffit de s’asseoir, et d’être, simplement, dans le soleil, sous le vent, au bord de l’eau…

Lalla Gaïa a remercié le musicien. Il lui a expliqué où le trouver dans la montagne de Téhéran. Elle l’a laissé à son présent et à ses éléments. Elle marche maintenant vers une montagne qui se trouve au sud de la ville et qui l’attire depuis son arrivée à Qom. Elle a une forme de trapèze, une étrange couleur jaune et se détache nettement sur la crête qui se trouve derrière elle. On lui a dit qu’il s’agissait de la montagne de Khidhr, celui que l’on rattache à la couleur verte, car il a bu à la source de la vie, de la jouvence éternelle et s’habillerait de vert, comme les seyeds… Celui que l’on nomme également "Roi de justice" et "Roi de Salem" (Melkitsedeq) et que les musulmans saluent où qu’ils soient, car il est dit qu’il entend le salâm et le rend… Lalla Gaïa ignore ce qui lie cette montagne à cet homme que ne rencontrent que les purs et ceux qui sont écrasés par une épreuve purificatrice, mais elle marche vers le haut-lieu que les qommî [2] lui prêtent, et peut-être en saura-t-elle davantage ?

Notes

[1Voir le premier épisode.

[2Les habitants de Qom.


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