N° 20, juillet 2007

Gâvkhouni (Le Marais), Roman de Ja’far Modarres Sâdeghi,


Sara Saïdi Boroudjeni


Vingt-trois ans après sa première parution en 1983, Gâvkhouni reste encore aujourd’hui l’œuvre la plus populaire de Ja’far Modarres Sâdeghi, écrivain contemporain iranien. La particularité de ce roman d’une centaine de pages réside non seulement dans sa forme mais aussi dans son écriture savamment peaufinée. Considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature de fiction, ce roman de Sâdeghi a été traduit en anglais par Dick Davis, poète, écrivain et professeur de littérature persane à Ohio State University. Il a également fait l’objet d’une adaptation au cinéma par le réalisateur iranien Behrouz Afkhâmi en 2005. Le long métrage a remporté la même année le grand Prix du festival de Séoul en Corée du Sud et a été présenté au festival de Cannes à la quinzaine des réalisateurs en 2004.

Gâvkhouni retrace l’étrange histoire d’un jeune homme de 24 ans, chômeur, solitaire, isolé et hanté par le souvenir de son père. Pour se libérer des rêves qui le tourmentent depuis la mort de celui-ci, il décide de les écrire mais en vain, puis il quitte la ville d’Ispahan située sur les rives du Zâyanderood pour Téhéran, annulant ainsi son mariage avec sa cousine paternelle. Dans tous ses rêves, le narrateur, son père et parfois son ancien instituteur d’école monsieur Goltchin, se baignent dans la rivière Zâyanderood. A bord d’une barque à moteur, ils se dirigent vers le marais "gâvkhouni" [1] dans lequel se jette l’eau de la rivière : "Toute notre vie est dans ce marais" [2], martèle le père, ce "vieux couturier qui n’avait plus de clients et qui marchait avec peine". Tantôt leur barque s’enlise dans les eaux boueuses du marais, tantôt le narrateur se jette à l’eau pour se réveiller.

Ja’far Modarres Sâdeghi

Mais un jour, le jeune homme est entraîné par son père dans une promenade hors du temps et de l’espace, dans les anciens quartiers de Téhéran mystérieusement situés au bord des rives du Zâyanderood. Ce dernier lui révèle sa rencontre avec une belle cantatrice polonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Regrettant le malheureux destin de son père mort non pas noyé mais dans une solitude et une indifférence totales alors qu’il travaillait dans sa vieille et petite maison de couture, le narrateur veut revenir à la réalité. Il se jette à l’eau, descend dans les profondeurs et une fois arrivé au fond, "je n’entendais que la voix d’une femme qui chantait - une voix étrange venant de loin." [3]. Un épilogue qui laisse le lecteur perplexe, dans l’impossibilité de démarquer les frontières entre le réel et l’imaginaire. Un épilogue baigné dans une atmosphère parfumée d’amour, de délivrance ; le regret d’avoir gâché toute une vie.

La lecture de ce roman nous offre des purs moments d’évasion dans un univers où le rêve et la réalité ne forment plus qu’un, tout en nous entraînant dans les méandres d’une existence anonyme parmi tant d’autres à laquelle on pourrait s’identifier.

Ja’far Modarres Sâdeghi et son œuvre

Sâdeghi est né à Ispahan en 1333 de l’Hégire (1954). Il fait partie de cette nouvelle vague d’écrivains d’après la révolution iranienne qui ont œuvré pour le renouvellement de la création littéraire ; l’adoption de nouvelles formes ne les empêchant pas de puiser dans les traditions, les mythes, l’histoire nationale et religieuse du pays. Contrairement à la génération précédente, ces écrivains furent directement influencés par les événements socio-économiques de la révolution et de la guerre et soucieux d’expérimenter de nouvelles formes aptes à illustrer leur nouvelle perception de la réalité. L’envie de devenir "moderne", de créer un style qui leur serait propre et de s’accommoder au modernisme devient alors leur première préoccupation. [4]

Sâdeghi occupe une place privilégiée dans le monde littéraire iranien d’aujourd’hui. Depuis 1977, il a publié de nombreux ouvrages. Nouvelliste, romancier, traducteur (en particulier des nouvelles de Tchekhov), essayiste (Sâdegh Hedâyat, le nouvelliste - 1991) mais aussi correcteur de textes anciens, Sâdeghi compte parmi les plus actifs de sa génération. Dans ses œuvres transparaît les caractéristiques des contes mythiques. Il ne se fige pas dans le réalisme, au contraire, ses fictions évoluent dans un univers fantastique, subjectif et profondément symbolique où les frontières entre le réel et l’imaginaire sont vite brouillées.

"La réalité est une forme du rêve" disait Jorge Luis Borges (1899-1986), figure de proue de la littérature sud-américaine du XXème siècle, écrivain argentin dont les idées ne sont pas loin de celles de Sâdeghi : Borges niait l’existence d’un réel fiable, unique et stable ; en conséquence, il voyait tout art réaliste comme une imposture. Le choix du fantastique lui paraissait diminuer l’imposture en permettant de mener, au sein même de la création, une réflexion sur le statut de toute réalité. "Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre" [5] disait-il. Se démarquant de nombre d’écrivains "engagés" du XXème siècle, il considérait son travail comme une intervention limitée au seul champ de l’imaginaire. Autant de raisons qui expliquent le refus de Sâdeghi d’être un auteur réaliste. Il se prononce contre la littérature de "simulation psychologique" pour s’affirmer comme un auteur de pure fiction.

Dans toutes ses œuvres fictionnelles domine une atmosphère supranaturelle rendant difficile voire impossible la démarcation des frontières entre réel et imaginaire due au changement des niveaux narratifs. Par ses effets d’enchâssement, le récit métadiégétique ou la métalepse (Gérard Genette) entretient avec le récit qui le contient soit une fonction explicative, soit une fonction thématique (qui peut aller jusqu’à la mise en abyme), soit, indépendamment du contenu du récit enchâssant, une relation de contamination entre les deux niveaux. Le prologue du roman Gâvkhouni est ancré dans le réel mais très vite le rêve vient chambouler le cours de l’histoire, ce qui crée un brouillage des repères initiaux, donc une atmosphère mystérieuse, d’un fantastique raffiné. L’illusion perturbe l’évolution réaliste du récit et génère dès lors son intrigue. Les personnages principaux de Sâdeghi traversent une crise qui les amène à une nouvelle quête de soi. Le narrateur de Gâvkhouni voudrait fuir le souvenir de son père, mais les choses vont se passer autrement. Contrairement à son désir initial, il ne fera que se rapprocher de celui-ci et découvrira le revers de la réalité en empruntant les portes de l’imaginaire. Pour élever la réalité quotidienne au niveau des événements surnaturels, le narrateur adopte le langage courant. Dans ce va-et-vient constant entre présent, passé, rêve et réalité, le ton froid et insensible de la narration, adopté pour des raisons de style mentionnées plus haut, aiguise la curiosité du lecteur avide de connaître au plus vite le dénouement de l’histoire.

Sâdeghi fait preuve de scepticisme face aux préoccupations sociales des auteurs réalistes. Néanmoins, il critique les conditions d’une société où l’homme perd sa véritable identité et veut fuir. Le personnage principal est harassé par ses rêves (ou cauchemars ?) et se réfugie dans l’illusion dans le but d’échapper à la réalité indésirable qui l’entoure. Il est rejeté de la société - le narrateur de Gâvkhouni est au chômage, a du mal à trouver un appartement puisqu’il est célibataire - et a un sentiment de dilapidation. Avec le rêve, il s’isole dans son univers intérieur et fuit le monde extérieur qui lui inflige des limites. Du point de vue structural, l’auteur crée également des échappatoires vers l’imaginaire où l’espace et le temps suivent un ordre anachronique. Les exemples dans Gâvkhouni sont multiples. Dans certains de ses rêves, le narrateur remonte l’histoire, au temps où les ponts du Zâyanderood étaient neufs : "Et une fois, j’ai pu contempler de près le pont Shahrestân. Il était intact. Il devait être comme à l’époque où on l’avait construit et comme dans les dessins que j’avais tant regardés." [6]. A la fin du roman, le narrateur et son père se trouve à Lâleh Zâr, un ancien quartier au sud de Téhéran sur les rives du Zâyanderood.

Les rêves et l’eau du Zâyanderood

Les rêves deviennent des cauchemars. Le personnage s’engouffre dans un voyage subjectif. La fin de ce voyage marque l’épilogue de l’histoire. Une fois le voyage terminé, nous arrivons à la dernière demeure. Ce voyage signifie le refus de la réalité actuelle et des responsabilités de la vie.

Comme tous les grands romans, Gâvkhouni s’inscrit dans une forme allégorique. Cette forme allégorique n’est pas une "tranche de vie" mais la vie elle-même forgée délicatement dans un moule particulier. Dans ce roman, la rivière est la représentation allégorique du voyage ; la vie est un voyage vers la mort. L’eau est la vie qui passe et symbolise le néant.

Pourrait-on parler de cet élément sans faire allusion aux réflexions d’un grand philosophe comme Gaston Bachelard ? Dans L’eau et les rêves, on peut lire que "L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. […] la peine de l’eau est infinie." [7] Dans un autre chapitre consacré à la mythologie, il est dit que la mort n’est pas le "dernier" voyage : "Elle serait le premier voyage. Elle sera pour quelques rêveurs profonds le premier vrai voyage. […] La Mort est un voyage et le voyage est une mort. (…) Mourir c’est vraiment partir et l’on ne part bien, courageusement, nettement, qu’en suivant le fil de l’eau, le courant du large fleuve. Tous les fleuves rejoignent le Fleuve des morts. Il n’y a que cette mort qui soit fabuleuse. Il n’y a que ce départ qui soit une aventure." [8]

Dans ce roman de Sâdeghi, l’image de la rivière, tantôt concrète tantôt voué à l’imagination, joue ici un rôle indéniablement symbolique. L’eau assure la progression thématique du roman et module la structure de celui-ci. Elle se glisse dans toutes les parties du roman, lui conférant un mouvement, un rythme mystérieux. L’eau qui coule est la continuation des traditions tout au long de l’histoire (de l’évolution de l’humanité), une histoire aboutissant au marais. Et le narrateur veut fuir cet enlisement, lui qui rêve d’une mer ouverte, du détachement et d’un ailleurs. L’eau du Zâyanderood aide à la progression de l’histoire et décide de sa forme. En lisant ce roman, nous traversons le chemin de la vie qui mène au grand marécage de la mort, aux eaux mortes (le Fleuve des morts), lourdes et reposantes de Gâvkhouni.

Et pour finir, grâce à l’eau qui est l’élément naturel le plus féminin et le plus uniforme, Sâdeghi a délicieusement choisi de clôturer son roman en nous offrant une image littéraire des plus extraordinaires ; une voix féminine qui remonte de la profondeur des eaux. Sans doute celle de la jeune polonaise : incarnation d’un amour perdu, d’une mère morte, d’une femme (la cousine du narrateur) lâchement abandonnée, d’une existence sans attache, sans amour, sans espoir de remonter à la surface.

Notes

[1Gâv signifie "vache" en persan. Gâvkhouni désigne un marais entouré de terres plantées de grands arbres dans lequel se jette l’eau de la rivière Zâyanderood.

[2Gâvkhouni, éd. Markaz, Téhéran, 2006, p. 64.

[3Ibid., p. 110.

[4Réf., Cent ans de littérature de fiction iranienne, Tome 3 et 4, Hassan Mir Abedini, éd., Tcheshmeh, Téhéran, 1383.

[5Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, Paris, 1991.

[6Gâvkhouni, éd. Markaz, Téhéran, 2006, p. 67.

[7Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Le livre de poche, Paris, 1942, p. 13.

[8Ibid., pp. 88-89.


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