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"Le but de mon travail de traducteur est de défendre la liberté et la démocratie, de lutter contre le conservatisme et la superstition."
En Iran, la traduction d’ouvrages rédigés en langues européennes, et plus particulièrement en français, commença avec la fondation de l’école Dâr-ol-Fonoun. Les maîtres européens ou européanisés de cette école y amenaient des manuels scolaires étrangers que les élèves traduisaient en persan. Les relations étroites existant à l’époque entre l’Iran et l’Europe, la Constitution de 1906 (Enghelâb mashrouteh) et le développement de l’imprimerie jouèrent un rôle déterminant dans le développement de la traduction en Iran. Dans un premier temps, de nombreux ouvrages français furent traduits en persan puis après la Deuxième Guerre mondiale, la part des ouvrages anglais traduits dépassa peu à peu les livres français. Toutefois, jusqu’ à aujourd’hui, les traducteurs iraniens les plus reconnus demeurent ceux qui ont traduits des ouvrages français. Les traducteurs contemporains les plus remarquables sont le Dr. Abolhassan Nadjafi, Rezâ Seyyed Hosseini, Behâzine et Mohammad Ghâzi. Parmi eux, ce dernier se distingue de par l’importance de son œuvre et la qualité inégalée de ses traductions.
En 1336 (1957), la Revue Sokhân, dirigée à l’époque par le Dr. Parviz Nâtel Khânlari, choisit la traduction de Don Quichotte de Cervantes par Mohammad Ghâzi comme meilleure traduction de l’année. C’est ainsi que Ghazi se fit connaître.
Ghâzi est né en 1913 à Mahâbâd. Après avoir perdu son père, il part à Téhéran chez son oncle paternel et commence ses études de droit à Dar-ol-Fonoun. L’entrée dans cette école marqua une étape importante de sa vie, et lui permit de se familiariser avec des poètes et écrivains comme Parvine Etessâmi, Djalâleddine Hommâi, Saïd Nafisi, Parviz Khânlari ou encore Behâzin. Il apprit également le français. L’apprentissage d’une langue étrangère lui plaisant plus que les affaires juridiques, il fut naturellement conduit à s’orienter vers des activités littéraires et à se consacrer à la traduction d’ouvrages français. Il publia sa première traduction, Claude Gueux de Victor Hugo, à l’âge de 27 ans. Cependant, la traduction ne devint son activité principale qu’à partir de l’âge de 40 ans, activité qu’il poursuivra jusqu’à la fin de sa vie. Il nous a laissé plus de 70 traductions dont la majorité est traduite du français. Ghâzi mourut en 1997 suite à un cancer du larynx, et fut enterré dans sa ville natale, à Mahâbâd.
Ghâzi évitait de traduire de la poésie ou des textes théoriques. Il allait même jusqu’à s’opposer vivement à la traduction de la poésie, la considérant impossible. Il préférait avant tout traduire les romans de grands écrivains tels que Mark Twain, Dostoïevski, Maupassant, Flaubert, etc. Les romans qu’il choisissait abordaient toujours des thématiques humanistes telles que la lutte contre l’injustice et l’inégalité, la défense des droits des opprimés... Il nourrissait une admiration particulière pour Victor Hugo, dont les pensées étaient proches des siennes.
Ghâzi était l’un des rares traducteurs qui ne travaillait pas pour gagner de l’argent ou acquérir une célébrité. Dans son Aventure de mes traductions, il explique la raison de ses choix. Ainsi, il évoque qu’on lui avait proposé de traduire La Vingt-cinquième heure, ouvrage d’un écrivain roumain. Malgré l’importance de la rémunération proposée et son besoin d’argent pour guérir sa femme malade à l’époque, il a refusé le projet car il n’acceptait pas la pensée et les idées de l’écrivain en question. Par la suite, il traduisit un ouvrage anti-fasciste, Le Vin et le Pin, de l’écrivain italien Ignazio Silone, et La Liberté ou la Mort de Nikos Kazantzakis. En outre, son attachement à sa patrie l’incita à traduire Cyrus le grand d’Albert Chandrot, alors que son intérêt pour les Kurdes le conduisit à traduire Juni-Gal de Ibrâhim Ahmad, en collaboration avec son cousin.
Ghâzi considérait la traduction libre et littérale comme étant toutes deux incomplètes. Une traduction littérale suivra au plus près le texte originel et en respectera donc mieux le sens, mais elle court le risque de proposer un équivalent qui paraîtra artificiel dans la langue de la traduction. Une traduction plus libre pourra constituer une authentique œuvre littéraire, avec cependant le risque de s’éloigner du sens originel du texte. Il nous propose donc une troisième voie : la traduction par phrase, une traduction juste et restituant au plus près la beauté du texte original. Une connaissance profonde de la langue d’origine, du contenu du livre et de l’auteur, la fidélité au texte original et le respect du style de l’écrivain sont les traits remarquables des traductions de Ghâzi.
Ghazi a constamment essayé de cerner le mieux possible la personnalité, le style et le ton des écrivains qu’il traduisait et de retranscrire de la façon la plus fidèle possible le style propre à chacun :
"Si vous lisez ma traduction de Mahatma Gandhi de Romain Roland et celle de L’Ile des Pingouins d’Anatole France, vous y trouverez beaucoup de différences dans la forme, le langage et le style. La première porte un ton sec et sérieux et la deuxième est traduite dans une forme ironique."
Dans sa traduction du Petit Prince de Saint-Exupéry, il tente de suggérer au lecteur la sensibilité et le style poétique de l’écrivain. Mais les meilleurs exemples dans ce domaine sont Décaméron (dix jours) de Bocaccio, Télémaque de Fénelon et Don Quichotte de Miguel de Cervantes Sevedra.
Considérant Don Quichotte, qui aborde une histoire de la chevalerie, comme une œuvre classique, Ghâzi l’a traduit en persan classique et ancien, dans une langue toute conforme à l’époque où vivait Cervantes (XVIe siècle), dans un langage épique et héroïque de sorte que le lecteur ait l’impression de lire une épopée persane.
Il a évoqué lui-même qu’au début de son travail, pour traduire le premier mot de l’introduction de l’auteur intitulée "Lecteur inoccupé", il a réfléchi plusieurs jours et a consulté ses amis pour enfin trouver le meilleur équivalent, c’est-à-dire "ای خواننده فارغ البال".
Dans cette œuvre, il y avait plus de 400 proverbes et expressions. Ghâzi a tenté de trouver un équivalent pour chacun d’eux. Pour cela, il s’est notamment référé au Amthâl-o-Hékam de Dehkhodâ.
“Il ne faut pas traduire un proverbe mot à mot. Il faut trouver son équivalent, même s’il n’y a pas de ressemblance entre les mots de cet équivalent traduit et les mots du proverbe même. Dans la traduction de Don Quichotte, j’ai trouvé l’équivalent juste des proverbes en persan et j’ai écrit leurs versions françaises en feuilleton”.
Sa traduction de Don Quichotte est considérée comme étant l’apogée de son œuvre.
Ghâzi a traduit certaines œuvres avec la collaboration de certains de ses amis. Il a accepté non seulement la collaboration et l’aide des gens professionnels, mais également des néophytes. Par exemple, il a collaboré avec Rezâ Aghili pour traduire Madame Bovary de Flaubert Ce dernier en avait fait une traduction libre que Ghâzi transforma en une traduction par phrase.
Pour traduire La Femme du boulanger de Marcel Pagnol, Ghâzi a rencontré le problème de la traduction des nombreux mots provençaux présents dans la pièce de théâtre. Il a ainsi fait appel à l’aide de la femme provençale de l’un de ses amis qui lui écrivait les mots en français standard et l’aidait à trouver l’équivalent le plus proche en persan.
Ghâzi était très scrupuleux et minutieux concernant la traduction des titres des œuvres. Sachant que le titre de certains livres ne seraient pas assez clairs en persan ou ne provoqueraient pas la curiosité du lecteur, il changeait parfois le titre selon le sujet.
Mondingo de Kyle Onstott est le titre d’un ouvrage concernant une tribu africaine qu’il a traduit par Les Esclaves noires (بردگان سیاه).
Voyage en Icarie d’Etienne Cabet a été traduit par Voyage en Utopie (سفر به آرمانشهر).
En outre, le titre de Malevil de Robert Merle ne donnait pas au lecteur assez de renseignement à propos du sujet. Il y a donc ajouté le complément "forteresse", le titre du roman devenant La forteresse de Malevil (قلعهی مالویل).
Ces changements de titre sont encore plus importants lorsqu’il s’agit de livres pour enfants : ainsi, Juao de Tintubal de J. Cervon est devenu Le Jeune Aventurier (ماجراجوی جوان), titre donné dans le livre à Juao par son maître. De même, John Woskman de H. Dominik fut remplacé par Le petit marchand de journaux (پسرک روزنامه فروش).
Ghâzi croyait que ce changement du titre aidait beaucoup à l’augmentation du tirage ou des ventes des ouvrages.
Les traductions de Ghâzi transmettent donc parfaitement le style, le ton et le langage de l’écrivain. D’après Abolhassan Nadjafi, lui-même traducteur, Ghâzi est "unique" et "irremplaçable". En effet, outre son immense capacité de travail, le point fort de Ghâzi était sa profonde maîtrise de la langue cible (le persan) ainsi que de la langue source (le français). Le Dr. Sâlehhosseini a ainsi dit à son propos :
“Il est un traducteur qui, de par ses traductions, a défendu le sanctuaire de la langue et de la littérature persane.”
Bien qu’il n’ait appris le français ni à l’université ni en France, son intérêt, et sa maîtrise du français et surtout du persan ont fait de Ghâzi une des grandes figures de la traduction en Iran. Pour traduire les œuvres qui n’étaient pas écrites en français, il trouvait leurs meilleures traductions en français et en les comparant avec la version originale (il avait notamment une bonne connaissance de l’anglais), il commençait à traduire. Ainsi, il n’a pas traduit Don Quichotte à partir de la version originale espagnole mais à partir de la traduction française la plus réputée de l’époque.
En outre, sa personnalité hors du commun distinguait Ghâzi des autres hommes de lettres. Il était un homme modeste, de caractère joyeux et doté d’une grande capacité de travail. Durant les dernières années de sa vie et malgré son cancer du larynx, il poursuivit sans cesse ses activités de traduction.
Selon lui, tout traducteur est investi d’une mission : “Le traducteur est comme une clé qui ouvre la porte du trésor de la science et de la connaissance d’une nation à l’ autre.”
Pour conclure, nous présenterons une comparaison entre la traduction de Ghâzi et celle de Ahmad Shâmlou du célèbre passage du renard dans Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Ces deux traductions possèdent leurs propres particularités et beautés. Celle de Shâmlou s’approche de la langue familière et enfantine, cependant, cette démarche n’est pas respectée tout au long de sa traduction et le texte ne parait pas tout à fait homogène. On peut voir dans la même phrase plusieurs mots traduits en langue familière alors que d’autres (par exemple les verbes) en restent exempt : نمیتوانم بات بازی کنم
La traduction de Ghâzi est en revanche simple et en même temps homogène, unie et littéraire :
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Ghâzi |
Shâmlou |
Je suis là |
من اینجا هستم |
من اینجام |
Je ne puis pas jouer avec toi |
نمیتوانم با تو بازی کنم |
نمیتوانم بات بازی کنم |
Je ne suis pas apprivoisé |
مرا اهلی نکردهاند |
هنوز اهلیم نکردهاند |
Pour moi |
برای من |
واسه من |
[ta fleur] est unique au monde |
گل تو در دنیا یگانه است |
گل تو توی عالم تک است |
Tu es le responsable de ta rose |
تو مسئول گل خودت هستی |
تو مسئول گلتی |
Les autres phrases et expressions : |
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C’est alors qu’apparut le renard |
در این هنگام بود که روباه پیدا شد |
آنوقت بود که سر و کله روباه پیدا شد |
Ca signifie créer des liens |
یعنی علاقه پیدا کردن |
معنیش اینجا علاقه پیدا کردن است |
Bien sûr |
البته |
معلومه - گفتگو ندارد که |
Je commence à comprendre |
کم کم دارم میفهمم |
کم کم دارد دستگیرم میشود |
Rien n’est parfait |
حیف که هیچ چیز بی عیب نیست |
همیشهی خدا یک پای بساط لنگ است |
Les autres pas me |
صدای پاهای دیگر مرا در سوراخ |
صدای پای دیگران باعث میشود |
font rentrer sous terre |
فرو خواهد برد |
تو هفت تا سورتاخ قایم بشوم |
J’ai […] beaucoup de choses à connaître |
خیلی چیزها هست که باید بشناسم |
باید از کلی چیزها سر درآورم |
Le langage est source de malentendus |
زبان سرچشمه سوء تفاهم است |
سرچشمهی همهی سوء تفاهمها زیر سر زبان است |
Alors, le jeudi est jour merveilleux |
پس پنجشنبه روز نازنینی است |
پس پنجشنبه برهکشان است |
Les roses étaient bien gênées |
گلها سخت رنجیدند |
گلها حسابی از رو رفتند |
L’essentiel est invisible pour les yeux |
آنچه اصل است از دیده پنهان است |
نهاد و گوهر را چشم سر نمیبیند |
[…] je commencerai d’être heureux |
کم کم خوشحال خواهم شد |
قند تو دلم آب میشود |
Je ne saurai jamais à quelle heure m’habiller le coeur |
دل مشتاق من نمیداند کی خود را برای استقبال تو بیاراید |
من از کجا بدانم چه ساعتی باید دلم را برای دیدنت آماده کنم |
Tu pourras t’asseoir un peu plus près |
هر روز میتوانی قدری جلوتر بنشینی |
میتوانی هر روز یک خرده نزدیکتر بنشینی |
Je suis un renard |
من روباه هستم |
یک روباهم من |
Sources :
Ghâneifard, Erfân, Mohammad Ghâzi et la mission du traducteur, Téhéran, éd. Nagsh-o-Negar, 1379 (2000).
Ghâzi, Mohammad, L’Histoire de mes traductions, Téhéran, éd. Revâyat, 1373 (1994).
Ghâzi, Mohammad, Les Mémoires d’un traducteur, Téhéran, éd. Zendeh Roud, 1371 (1992).
SAINT-EXUPERY, Antoine de, Le petit prince, Paris, éd. Gallimard, 1999.
SAINT-EXUPERY, Antoine de, Le petit prince, Traduit par Mohammad Ghâzi, Téhéran, éd. Amir Kabir, 1350 (1970).
SAINT-EXUPERY, Antoine de, Le petit prince, Traduit par Ahmad Shâmlou, Téhéran, éd. Negâh, 1384 (2005).