N° 20, juillet 2007

Mon sang se figea


Crystal Arbogast
Traduit par

Shekufeh Owlia


Fannie Poteet s’assit en tailleur sous le porche, agrippée à sa poupée de chiffon qui lui était si chère. Les rayons du soleil couchant perçaient l’épais feuillage d’un chêne géant, projetant sa lumière vacillante sur une petite cabane. Ces rayons de lumière dansante enivraient la fillette ; le bonheur qu’elle éprouvait se lisait sur son visage extasié. Elle était assise, le visage levé vers le ciel, comme hypnotisée par toutes ces merveilles. Elle tendit l’oreille vers la hutte, d’où s’élevait un vague bourdonnement de paroles qui flottait dans l’air telle une douce mélodie.

"Ne t’inquiète pas Sally", dit la mère de Fannie en retour. "Tu connais bien Lige ; il aime que toute la famille soit réunie pour le dîner. Son repas l’attend sur la cuisinière, mais il s’attend tout de même à ce que Fannie et moi soyons de retour pour le dîner. En plus, il brûle sûrement d’envie de savoir si madame Bosworth a réussi à traîner avec elle son mari à l’église." Ce fut le gai tintement du beau rire d’Ellen qui tira la petite Fannie de ses rêveries et la rappela à la réalité. Elle se mit debout, lissa les plis de sa robe et se retourna vers sa mère qui s’empressa de lui dire : "Emmène ton châle, mon trésor. Les nuits sont bien fraîches en cette saison ; tu risques de prendre froid."

La fillette se dirigea doucement vers la cheminée pour y récupérer son écharpe ; c’est à ce même moment que son oncle Johnny les rejoignit, une lanterne à la main et s’écria radieux :

-Prends cette lanterne, Ellen. T’en auras besoin sur la route. Je viens tout juste de la remplir. Regarde, la mèche est neuve.

Un sentiment de gratitude envahit Ellen qui finit par dire d’une voix imprégnée d’émotion :

-C’est gentil à toi, Johnny. Lige te la rendra la semaine prochaine, quand il sera de passage en ville.

Ellen dit au revoir à son frère cadet d’un geste de la main et serra Sally dans ses bras. Après quoi, elle caressa le ventre de sa belle-sœur où un adorable petit bébé prenait vie, s’épanouissant un peu plus tous les jours. Elle fixa la jeune femme des yeux et lui dit sur un ton affectueux et bienveillant :

-Je serai de retour d’ici la fin du mois. Surtout, ne porte rien de lourd ! Dieu seul sait que je n’ai jamais vu un tout-petit rendre sa mère malade à ce point. Je te parie que c’est un garçon !

En entendant cette dernière phrase, Fannie fronça les sourcils. Des frères, elle en avait plusieurs, mais elle aurait tant aimé avoir une sœur ! Cramponnée à sa poupée bien-aimée, elle resserra son châle autour de ses frêles épaules et attendit patiemment. Cette poupée de chiffon que sa mère avait fabriquée lui était d’un grand réconfort ; elle lui confiait toutes ses joies et ses peines. Tante Sally serra Fannie gentiment dans ses bras, déposa un tendre baiser sur sa joue de pêche et lui souffla doucement à l’oreille :

-Si Dieu me donne une fille, j’espère qu’elle sera aussi mignonne que toi.

L’oncle John caressa affectueusement ses cheveux en murmurant à son tour :

-Au revoir, ma cocotte. Quand la vieille chatte aura ses chatons, je t’en ferai cadeau. C’est d’accord ?"

Fannie battit des paupières et l’ombre fugitif d’un sourire vint effleurer un court instant ses lèvres. Déjà, le triste souvenir des garçons s’était effacé de sa mémoire. Ellen resserra, elle aussi, son châle autour du cou, saisit la lanterne et prit la main de Fannie, la serrant dans la sienne.

Ellen et Fannie se mirent en route, avançant d’un pas rassuré. La route, longue de trois miles, était couverte de boue. Les pluies battantes de la semaine précédente avaient rendu le sentier impraticable pour les piétons. Elles rentreraient donc chez elles en longeant la voie ferrée, située à plus d’un demi-mile de la route. Cette voie les guiderait sûrement vers la chaumière qu’elles habitaient. Le vent sifflait dans les branches des arbres dénudés, mugissant avec furie dans les vallées. Ellen se mit à parler à sa fille de trains et des coins retirés qu’elle avait visités dont certains étaient, à ne pas en douter, d’une beauté insoupçonnée. La petite Fannie se réjouissait tant d’entendre les anecdotes que sa mère lui contait ! Elle n’avait été en ville que quelques rares fois et n’avait jamais mis les pieds hors du compté de Wise [1]. Fannie gardait en mémoire les instants savoureux durant lesquels son père lui parlait des actes de bravoure de son oncle Jack qui développa, semblerait-il, très tôt un goût marqué pour l’aventure.

Son oncle Jack quitta l’état de Virginie et le comté où il fut élevé pour se rendre dans un lointain pays qu’on nommait Cuba, où il se battait pour Roosevelt. Elle se demandait parfois à quoi ressemblait cette contrée et cherchait à savoir si elle ressemblait en quelque sorte à son village natal.

Les derniers rayons du soleil couchant disparaissent à l’horizon, derrière les arbres comme cloués sur le corps de la montagne. Des ombres menaçantes émergeaient des bois denses qui bordaient le sentier. Des bruissements parvenaient aux oreilles de la petite Fannie et cette dernière sursauta comme frappée par la foudre. Mais la voix rassurante de sa mère apaisa ses craintes comme toujours.

Le hululement lugubre d’un hibou déchira le silence de cette nuit funèbre. La nuit enveloppa enfin le paysage où seule la lueur blafarde de la lanterne ainsi que l’ombre de certaines silhouettes informes se faisait voir au loin. Par cette nuit sans lune, où de gros nuages roulaient dans le ciel, on percevait à peine le clignotement des étoiles. Fannie trébucha sur les morceaux de gravier, dispersés entre les traverses et Ellen constata que sa fille était exténuée par la longue marche.

-On se repose un peu, c’est d’accord ? On y est presque, tu sais. Il nous reste moins d’un mile à parcourir. Elle déposa la lanterne par terre. Epuisées, les voyageuses s’assirent confortablement sur les rails.

-J’ai peur du noir, maman. Penses-tu que Dieu nous protégera des dangers ? murmura Fannie d’une voix tremblante.

-Oui, ma chère. Rappelle-toi ce que le prêtre a dit à l’église aujourd’hui. Tu n’es jamais seule, car le bon Dieu est toujours à tes côtés. Quand tu veux faire appel à sa puissance, parle-lui. Tiens, ça me donne une idée !

-Une nouvelle idée ? Allez, parle-moi en. J’ai hâte de la connaître…

-Bon, dit Ellen en caressant affectueusement les cheveux de sa fillette. Je chante un de mes hymnes préférés. Chantonne donc les refrains avec moi !

La voix mélodieuse de sa mère résonnait encore dans sa tête, quand un bruit étrange la tira soudain de ses rêveries. Ce bruit provenait de l’endroit d’où elles étaient venues. Les yeux de la fillette plongèrent dans l’obscurité d’encre. Le son était bien faible, et ne ressemblait en rien aux bruits auxquels elle s’était habituée en cours de route. On aurait dit que quelqu’un avançait vers eux à grands pas réguliers.

-Maman, t’entends ça ?

-Quoi donc ?

Fannie se rapprocha de sa mère et dit : "Quelqu’un se rapproche de nous !"

Ellen serra sa fillette éplorée dans ses bras et dit : "Mais non, tu te fais des idées, ma chérie. Allez, fini le repos ! On se remet en route. Sinon, ton père va s’inquiéter pour nous.

Ellen prit la lanterne d’une main et la main de Fannie de l’autre et toutes deux se remirent en route. Après un certain temps, les bruits déconcertants qui troublaient la petite gamine retentirent plus bruyamment. Cette fois-ci, par contre, les pas étaient indéniablement plus proches. Un bruit de pas pressés se répercutait dans l’obscurité.

-Maman, j’entends encore le bruit !

- Chut, ma petite !

Ellen s’empara de la lanterne et en dirigea la lumière vers la forêt.

-Tu vois, il n’y a absolument rien à craindre.

Le hibou hululait encore au loin ; la brise nocturne faisait bruisser les feuilles des arbres.

-On dirait qu’il va se mettre à pleuvoir, dit Ellen en inspirant une bouffée d’air frais dans le plus profond de ses poumons. Un grand vent se lève. On sera bientôt à la maison. Regarde là-bas, c’est le dernier virage :

Mais derrière eux, les pas résonnaient de plus en plus fort. C’était le claquement de bottes cloutées - de grosses bottes cloutées.

-Maman, il se rapproche de nous ! s’écria Fannie d’une voix déchirante.

Ellen tourna la lanterne encore une fois et dit : "Mon petit trésor, il n’y a rien ici qui puisse te menacer. Au lieu de te ronger les sangs, chante donc "Precious Lord" avec moi.

Fannie se mit à chanter avec sa mère, mais sa voix chevrota lorsqu’elle entendit les bruits de pas qui se rapprochaient d’elles de plus en plus. Elle n’arrivait pas à comprendre l’insouciance que sa mère affichait devant ces bruits.

Ellen chantait à pleins poumons. Une faible lueur brillant à la fenêtre de leur maison leur parvenait à travers les branches des arbres. L’aboiement tonitruant d’un chien au loin se fit entendre et le chant prit brusquement fin.

-Voyons, ne fais pas cette tête ! On y est presque. Tiens le coup encore un peu.

Tinker viendra nous rejoindre d’ici peu. Notre bon vieux Tinker ! Il a déjà chassé des couguars, tu sais. Il veillera sur nous. On arrivera saines et sauves à la maison, tu verras.

-Dépêchons nous, maman. Tu entends ça ? Il avance vers nous à toute vitesse. J’ai tellement peur ! Courons !

-Si tu y tiens vraiment… mais il n’y a rien à craindre, je te l’assure.

Ellen tourna la lanterne d’un grand geste de la main. Avançant sur la route, elle s’écria d’une voix sonore pleine d’émotion :

-Regarde, c’est Tinker. Allez, viens mon toutou.

Il s’en fallut de peu que les deux femmes tombent sur le pauvre chien qui courait le long du sentier qui menait à la piste.

-Ellen, c’est bien toi ?

Fannie reconnut la voix familière de son père résonnant dans l’obscurité et s’en réjouit.

-Oui, Lige. Je suis vraiment désolée pour le retard. Je pense avoir marché trop vite. Notre fille est morte de fatigue.

Il prit sa petite fille dans ses bras et l’emmena jusqu’à la maison. Une fois rentrés chez eux, Ellen aida Fannie à se déshabiller et l’enveloppa d’une couverture.

La voix caressante de ses parents provenant de la cuisine ressemblait à une délicieuse berceuse. Même le ronflement de ses frères dans le fond de leur lit la faisait sourire et elle remercia le bon Dieu que sa mère et elle soient désormais hors de tout danger. En fermant ses yeux, elle entendit la voix de sa mère qui résonnait dans ses oreilles :

-Lige, j’ai entendu des bruits de pas tout au long du chemin. J’ai fait comme si de rien n’était pour ne pas faire peur à Fannie. Je chantonnais une douce berceuse pour lui faire oublier ses craintes. De temps en temps, je faisais un demi-tour, éclairant les alentours avec ma lanterne pour lui faire croire qu’il n’y avait rien d’effrayant. Lige… je sais bien que tu n’en croiras pas tes oreilles, mais juste avant de m’éloigner de la piste, j’ai jeté un dernier regard dans les bois et… devine ce que j’ai vu ? J’ai vu que quelqu’un nous poursuivait … C’était un homme sans tête !

Notes

[1Wise : Comté situé dans l’état de Virginie, aux États-Unis


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