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Le maître Kamâl-e-Dîn Behzâd est sans doute le plus grand peintre et portraitiste du XVème siècle de l’hégire. Nous savons très peu de sa naissance et de sa généalogie. La seule certitude est qu’il devint orphelin très jeune et fut élevé par Mirak, probablement l’un de ses lointains parents.
Mirak, armurier de métier, pratiquait la calligraphie et aujourd’hui encore, l’on peut voir de vieilles bâtisses à Herât qui furent décorées de sa main. Il avait un goût artistique très prononcé qu’il transmit au jeune Behzâd, ce qui permit à ce dernier de se familiariser dès l’enfance avec la calligraphie, qu’il abandonna rapidement au profit de l’enluminure.
L’enfant était très doué. Mirak s’en rendit compte et l’envoya auprès d’un des chefs de file de l’école de Herât, Valliallah Khân. Sous la férule de ce grand maître, il montra de si bonnes aptitudes qu’il fut très vite remarqué et gravit rapidement les échelons hiérarchiques pour être nommé bibliothécaire du roi Hossein Bayghara. Ce dernier, grand mécène et monarque éclairé, bien qu’héritier de Tamerlan et de son patrimoine de massacre et de destruction, avait su rassembler autour de lui artistes en tous genres, lettrés, poètes et peintres. Ainsi, diverses écoles virent le jour et l’art, particulièrement l’art de la miniature connut une expansion considérable et sans précédent. L’époque timouride et surtout le règne du roi Hossein Bayghara fut l’une des plus fécondes dans le domaine de l’art persan et de toute manifestation de civilisation persane en général, Behzâd étant l’un des plus illustres représentants de cette faste période.
Une fois devenu bibliothécaire du roi, il profita de l’occasion qu’il avait de côtoyer les grands maîtres vivants et s’imprégna des techniques de ses prédécesseurs défunts, complétant ainsi activement sa formation.
Behzâd était donc extrêmement doué et commença jeune son métier de miniaturiste en copiant certaines œuvres célèbres. Il fut également remarqué très tôt par le ministre du sultan, Nezâm-e-Dîn Amîr ’Alîshîr, célèbre mécène qui aimait s’entourer d’artistes et de poètes et qui l’aida à devenir le portraitiste attitré du sultan. Dans sa Badâye-ol-Vaghâye, Vassefî de Herât met l’accent sur le génie du jeune maître en racontant une petite anecdote : les nobles étaient rassemblés auprès du roi quand Behzâd, à l’époque âgé de vingt ans, fit son entrée pour présenter au souverain la miniature qui le représentait debout dans son parc. La vue de la miniature charma les invités et provoqua d’abord un profond silence, qui se transforma en transports d’applaudissements et de compliments qui durèrent près de deux heures.
Dès lors, Behzâd occupa une place à part parmi les miniaturistes et commença à enseigner à d’autres le secret de la magie de son pinceau.
Il ne vécut que pour son art et porta à l’extrême sa recherche d’une vision picturale épurée, ésotérique et mystique.
Il manifestait une nette attirance pour le soufisme et la voie mystique tracée par le poète Jâmî, qu’il suivit sa vie durant. Il essaya d’ailleurs, au début de sa carrière, de transférer la technique poétique de ce dernier dans sa peinture.
Behzâd passa le restant du règne du roi Hossein Bayghara à son service, en tant que chef bibliothécaire et miniaturiste attitré.
Cependant, au début du XVIe siècle, Shâh Beyg Khân Sheybânî renversa la dynastie timouride à Herat où vivait le célèbre miniaturiste. Peu de temps auparavant, ce dernier avait été très affecté par la mort de son maître Mirak et de son vieux protecteur ’Alîshîr.
Le nouveau roi, Shâh Beyg Khân, était un homme dur et orgueilleux qui ne manifestait pas un intérêt particulier pour l’art. On dit qu’il poussa l’impudence jusqu’à corriger, pinceau en main, les dessins de Behzâd et d’autres peintres, tandis qu’il leur demandait de rester debout, en rang, et leur expliquait les carences de leur art.
Mais le règne de Sheybânî ne se prolongea guère. Trois ans plus tard, il fut vaincu par le roi safavide Ismaël Ier qui prit Herât sans effusion de sang.
Après trois années de léthargie et d’immobilisme forcé, le début de l’ère safavide marqua le début d’une nouvelle époque pour l’art et un renouveau pour Behzâd et ses collègues. En effet, le respect des safavides pour les Teymourides et leur passion envers tout ce qui était persan les incita, dès leur arrivée au pouvoir, à protéger les artistes.
Shâh Ismâïl nomma le grand maître Behzâd à la tête de toutes les bibliothèques du royaume, ce qui signifiait que Behzâd devait désormais contrôler et juger le travail de tous les calligraphes, miniaturistes et relieurs du royaume. Il conserva cette place une vingtaine d’années, après quoi les Ouzbeks, dont les attaques incessantes finirent par briser les défenses de la ville, envahirent Herât, obligeant la cour et ses artistes à évacuer la ville. Malgré cela, certains calligraphes comme Mîr ’Alî, Sheikhzâdeh ou Mollâ Youssef tombèrent aux mains des Ouzbeks et furent emmenés à Bokhara, où ils fondèrent l’école du même nom qui connut son moment de gloire, assez court au demeurant, car au fil des années, le manque de talent contribua à nuire au développement de cette école.
Finalement, le roi Tahmassb réussit à vaincre les Ouzbeks et reprit Herât. Il voulait cependant regagner sa capitale, Tabrîz, et après bien des discussions, il obligea Behzâd et d’autres artistes à l’accompagner. Dans cette ville, Behzâd reprit son poste à la bibliothèque royale. C’est à cette époque qu’il fut chargé de terminer l’enluminure du Livre des Rois de Tahmassb, chef-d’œuvre d’enluminure de la période safavide.
Le ton patriotique des safavides donna un nouveau souffle à la miniature, qui abandonna un peu le mystico romantisme des Timourides. Malgré cela Behzâd, dans ses œuvres personnelles et indépendantes, conserva son ton mystique que l’on peut observer dans des miniatures telles que "Le vieillard et le jouvenceau" ou "La bataille de chameaux", copiés plus tard par ses élèves, avec quelques changements altérant le sens que Behzâd avait voulu leur donner.
Behzâd a eu de nombreux élèves dont les plus importants à Herât sont Ghassem ben ’Ali et Sheikh Zâdeh Mahmood Mozaheb. Ce dernier, emmené par les Ouzbeks à Bokharâ, y fonda l’école de Bokharâ qui, en réalité, suit la voie mystique de Behzâd en y créant de beaux chefs-d’œuvre.
Behzâd mourut en 1536 à Tabrîz. Après sa mort, ses élèves perpétuèrent ses techniques et certains, après la perte d’intérêt du roi Tahmasb pour la miniature et en réponse à l’invitation du roi Homâyoon, prirent le chemin de l’Inde. Ils y fondèrent, sous la protection des Mongols d’Inde, l’école indienne de la miniature qui fut à la source de la formation du courant artistique le plus important après Behzâd.
Plusieurs particularités forment le caractère unique du style de Behzâd. L’homme, tout d’abord.
La trajectoire artistique de Behzâd présente trois phases. Au départ, le jeune enlumineur apprend les techniques anciennes, comme celle de l’école de Shîrâz ou de Herât. Il assimile les procédés qui ont fait jusqu’alors la perfection de la miniature perse et entreprend de refaire en sens inverse le chemin qu’a suivi l’enluminure depuis le commencement. Puis, il se sert de ses connaissances à sa propre manière. Son propre style prend forme et il donne libre cours à son esprit génial pour révolutionner le genre et la manière de faire de l’école de Herât puis celle de Tabrîz.
Le rôle de Behzâd dans l’évolution de la miniature du XVème siècle ne se résume pas seulement à ses techniques originales de coloriage et de dessin. Il est là pour donner un sens nouveau à l’art, pour porter un nouveau regard sur la vocation mutuelle de l’homme et de l’art. Il a une vision différente de la vie et de son "comment", un autre aperçu du regard de l’artiste.
Behzâd est l’héritier du puissant courant de Shîrâz, et voit avec désespoir le genre mongol prendre le pas sur tout autre style. Les artistes de son époque sont perdus dans les méandres d’un romantisme sec, morbide et figé. Leurs œuvres représentant des hommes et des chevaux sont vides et sans âme. Ils illustrent des chevaux debout, mais immobiles sur fond de ciel bleu et de plaine ocre et kaki.
C’est dans ce milieu ankylosé que Behzâd fait son apparition. Il veut avoir sa place dans l’évolution de cet art. Sans s’en prendre aux procédés classiques qu’il apprécie et respecte, il engage sa créativité dans la voie du réel, en essayant au maximum de s’éloigner de la chimère. Il observe donc, il observe réellement. C’est alors que la nature, avec toute sa grâce et sa magnificence, déploie ses trésors et laisse le pinceau puissant et précis du jeune artiste l’immortaliser, les montagnes aux cimes enneigées, les arbres élancés, les eaux limpides et ruisselantes, les fleurs, les plaines vertes, tous sont pris dans l’orbite du regard du maître qui les fige dans un tracé sûr. Ainsi la nature, grâce au génie et à la capacité de l’artiste, connaisseur inné des proportions à donner, prend la place qu’elle méritait au sein de la miniature.
Plus important que cela dans l’œuvre de Behzâd est la place d’honneur qu’il réserve à l’homme. Dans son œuvre, l’homme joue un rôle central et la formation de son style dépend essentiellement de sa vision de l’humain et sa forme picturale. Il cherche de nouveaux procédés pour montrer l’homme en mouvement, et grâce aux lignes circulaires dont il entoure les silhouettes, il essaie d’exposer et de dégager les états d’âme, la vivacité et les proportions exactes du corps humain.
Le corps idéal des miniatures de Behzâd est le corps en mouvement, l’homme qui évolue.
Il essaie de faire entrer l’humain dans le répertoire inépuisable de l’illustration, un humain possédant une présence inaltérable et significative. Il tente de faire pénétrer les hommes dans son travail et le résultat de cet effort est que ces derniers perdent leur caractère momifié et se remettent à ressembler aux vrais hommes, unis toujours dans une chaîne de solidarité qui les pousse à avancer ensemble, dans une évolution exubérante, vers un but universel et supérieur.
Ce réalisme et cette clairvoyance ont fait de Behzâd le maître incontesté de plusieurs générations. Il aime la nature mais il ne veut pas d’un paysage de montagnes ou de plaines agrémenté de fleurs ou d’arbres. Au centre d’un tel paysage, il place l’homme. Et l’on peut sentir son engagement envers ses semblables. Pour eux, il s’arrache à la douceur de la fantaisie pour se consacrer avec logique et clarté à la description de la vie humaine, ses joies et ses peines. En image, il raconte l’histoire des hommes, leurs vies, leurs malheurs et bonheurs, leurs triomphes et leurs échecs.
Sa dextérité à rapporter les vies multiples des gens engagés dans l’action d’exister, l’importance qu’il donne à leurs actes est l’une des caractéristiques essentielles de son style raffiné. On voit par exemple des ouvriers courbés et squelettiques travailler à la construction d’un palais, des théologiens polémiquer, un esclave, serviette en main, qui attend son maître pour lui essuyer les pieds, des serviteurs qui apprêtent le repas du roi, etc.
L’innovation est une des autres qualités essentielles des ouvrages de Kamâl-e-dîn. Cette innovation concerne tant la forme que les couleurs. Son œuvre porte l’empreinte d’un coloriste exceptionnel. La création de nouvelles couleurs brillantes et fraîches aux yeux, le mélange de ces couleurs et l’utilisation de clairs-obscurs inusités et originaux sont d’autres inventions de cet artiste. L’usage de l’or et de l’argent donne un éclat et une grâce particulière à son travail. D’ailleurs, l’inusabilité de ces teintes jusqu’à nos jours est un autre sujet d’intérêt pour les chercheurs et les admirateurs de Behzâd.