N° 19, juin 2007

Métaphysique du théâtre (II)


Maziyâr Mohaymen

Voir en ligne : Première partie


III. Acteur, personnage, Dasein

Le spectacle une fois réduit au néant (à l’il y a), que devient l’acteur ? Car s’il nous est possible de procéder à une mise entre parenthèses de la vérité du spectacle et de l’existence du personnage, nous ne pouvons, en revanche, nier l’existence de la personne qui incarne ce personnage. Cela, cependant, ne nous dispense pas de questionner la nature même de l’étant scénique, c’est-à-dire, d’une part, les modalités de son passage sur la scène, de l’autre, les parts de "réalité" et de "fictivité" qui le constituent. En effet, à la différence de toutes les autres réalisations esthétiques, où la représentation de l’homme ne peut que passer par un changement substantiel de son existence, le passage de l’homme sur la scène est plus ou moins "direct", c’est-à-dire sans changement de matière, de sorte qu’un personnage incarné est toujours un mélange. En simplifiant les choses, on dirait qu’il est double : à la fois acteur et personnage : la suspension du jugement d’existence reviendrait alors tout simplement à dédoubler l’étant scénique. Mais, en outre, l’acteur, tout en conservant son autonomie au sein de ce mélange, est toujours "empreint" du personnage, et le personnage, tout en restant personnage, se trouve constamment "imprégné" de l’acteur, à tel point que le personnage lui-même est toujours personnage-acteur, et l’acteur toujours acteur-personnage. D’autre part, lors du jeu, l’acteur se détache et ne se détache pas de sa vie quotidienne, de sa vie "non-professionnelle" : l’identification n’est jamais complète : l’acteur et le non-acteur cohabitent donc sur la scène. Or, c’est pour cette raison que ce mélange, qui peut se compliquer à l’infini si l’on multiplie les jeux spéculaires qui pourraient se produire entre toutes ces instances aux limites confuses, "horizonales", nous l’avons appelé "étant scénique".

L’indécidable de cet étant a déjà attiré l’attention du professeur Jean Bessière : quand un acteur dit "je suis", se demande-t-il dans les pages qu’il a consacrées à Je suis de Valère Novarina, à qui cet énoncé peut-il être attribué ? Loin de réjouir les admirateurs du corps de l’acteur et les adeptes des effets visuels de la scène, la réponse fournie par Jean Bessière va, à tout le moins au premier regard, contre la conception que nous avons normalement de la représentation théâtrale, en tant que représentation de l’ "agir" humain. La thèse du professeur Bessière est, en effet, extrêmement frappante, dans la mesure où non seulement elle subordonne l’ "étantité" scénique à la souveraineté du langage, mais elle réduit toutes les instances coexistantes en la personne de l’acteur, et tous les modes d’existence de ces instances, à une existence pure, et purement langagière, que peuvent, paraît-il, partager les hommes et les choses : "La représentation dramatique dit les droits souverains du langage et le pouvoir qu’il a de tout ramener à une manière d’existence brute, lors même qu’il représente" [1]. Autrement dit, celui qui dit "je suis" n’existe que dans cet énoncé même, c’est-à-dire dans le langage. Aussi, l’existence dépend-elle essentiellement de la représentation (langagière), de sorte qu’un étant humain n’existe que dans la mesure où il est représenté par le langage.

Jean Bessière

Cette "existence brute" a-t-elle à voir avec l’ "indétermination absolue" de l’il y a, défini quelque part, par Lévinas lui-même, comme "un exister sans existants" [2] ? Oui, dans l’espace vide produit entre les instances qui constituent l’étant scénique, et dans la mesure où l’il y a, au fond, n’a d’existence que langagière (nous en reparlerons ailleurs). Non, si l’on considère l’étant scénique comme conservant son statut de Dasein (existence humaine, ou "réalité-humaine", selon la traduction d’Henry Corbin [3]), dont la "personnellité", quoique confuse, va contre l’impersonnel de l’il y a. Dans ses rapports avec la représentation théâtrale, l’ "existence brute", relevant chez Jean Bessière d’une certaine "onto-linguistique" [4] qui n’est pas sans rappeler la Genèse, ne prendra tout son sens que si elle est rapprochée, d’autre part, de l’être heideggerien, qui, selon la belle remarque d’Emmanuel Lévinas, est, dans le "réveil de sa verbalité", déjà action : "On parle d’habitude du mot être comme si c’était un substantif, bien qu’il soit verbe par excellence. En français, on dit l’être, ou un être. Avec Heidegger, dans le mot être s’est réveillé sa "verbalité", ce qui en lui est événement, le "se passer" de l’être. Comme si les choses et tout ce qui est "menaient un train d’être", "faisaient un métier d’être"" [5]. La formule est extrêmement importante pour le théâtre, dans la mesure où elle fait de l’être un faire : l’étant scénique agit par son être même, qui est également son pâtir. Aussi, peut-on trouver là une explication pour le théâtre de l’ "inaction" d’un Samuel Beckett, ou le théâtre de la parole d’une Marguerite Duras, poussé à l’extrême par un Valère Novarina.

La question essentielle n’est quand même pas réglée : le "se passer de l’être" est ce qui caractérise le Dasein. C’est celui-ci qui, dans son expérience du néant, connaît et reconnaît l’ "événement" de l’être. Alors, l’étant scénique serait-il, ou resterait-il, un Dasein ?

Examinons les trois possibilités qui, face à cette question, se présentent immédiatement à l’esprit : 1. l’étant humain passe tel quel sur la scène sans aucun changement quant à son statut de Dasein ; 2. la scène est le lieu du parfait accomplissement du Dasein, parce que c’est là que "faire un [pur] métier d’être" devient possible ; 3. perdant sa personnalité propre, le Dasein, dans son passage sur la scène, s’anéantit, ou, à tout le moins, devient lui-même le lieu de l’émergence de l’il y a.

Avant de décider entre ces possibilités, force nous est de passer en revue les différentes modalités du Da-sein, distinctement exposées par Emmanuel Lévinas dans Dieu, la mort et le temps : "L’existence humaine (ou le Da-sein) se laisse décrire dans son Da (être-au-monde) par trois structures : être-au-devant-de-soi (projet), d’ores-et-déjà-au-monde (facticité), être au monde en tant qu’être-auprès-de (auprès des choses, auprès de ce qui se rencontre à l’intérieur du monde)" [6].

Il nous semble que le passage sur la scène ne fait perdre aucune de ces structures, d’autant moins qu’elles sont toutes basées, au fond, sur le dédoublement du Dasein (étant humain), et sur le fait qu’il en vient à devenir son propre spectateur, ce qui, d’une part, fait penser, en la réinterprétant et en évoquant sa charge "dramatique", à la réduction transcendantale, de l’autre, à l’il y a surgi entre les deux instances ainsi créées, et qui, nous l’avons vu, n’arrêtent pas de s’influencer réciproquement. Or, la métaphysique de l’étant scénique peut être recherchée du côté de ce dédoublement, et dans ses résultats et résidus. Cependant, il faudrait voir si être-sous-le-regard-d’autrui constitue une quatrième structure du Dasein. Si cela est, le regard que ce dernier porte sur lui-même, surtout dans son être-au-devant-de-soi, doit être tenu pour substantiellement différent du regard d’autrui, alors que cette dernière structure sous-entend une certaine altérité-dans-la-mêmeté, qui, en plus, peut engendrer un type bien particulier d’ "angoisse", due à la fois au regard d’autrui et à l’expérience du néant. L’il y a pourrait alors s’identifier à l’angoisse, ou en devenir, à son tour, la source.

Encore une fois, ces dernières questions devraient être étudiées ailleurs. Ce qui mérite d’être souligné tout de suite, c’est la distance qui sépare le Dasein et de lui-même et de son spectateur. Car, si l’on accepte que l’étant scénique garde son statut de Dasein, la distance entre cet étant et le spectateur doit être considérée comme "indépassable", ce qui est une manière de dire l’impossibilité de l’identification entre le spectateur et l’étant scénique. Sartre, on le sait, a bien analysé l’inévitable de cette distance [7] : elle est là malgré tout effort réfléchi pour la faire naître. De ce point de vue, la thèse sartrienne irait non seulement contre toutes les théories de l’identification depuis Aristote jusqu’à Stanislavski, mais, malgré les apparences, elle s’opposerait à la distanciation brechtienne, à laquelle on l’a assimilée peut-être un peu trop hâtivement. La distanciation ne nie pas l’identification : elle se propose d’en couper le courant. Pour Sartre, au contraire, l’étant scénique resterait cet "autrui" dont l’intériorité ne coïncide pas avec la nôtre.

C’est peut-être là le sens profond du Da-sein, regardé cette fois-ci dans son inaccessibilité pour lui-même et pour les autres. Cette inaccessibilité donnerait le Dasein comme essentiellement atemporel.

IV. Métaphysique et méta-physique

On connaît bien, et nous l’avons évoqué plus haut, ce grand souci de Heidegger, qui consiste à penser l’Être en tant qu’Être, et non pas à partir de l’étant. L’expression "la vérité de l’Être", répétée à plusieurs reprises dans Le retour au fondement de la métaphysique, ne dirait pas autre chose qu’une distinction radicale, d’une part entre l’Être en tant qu’Être et l’être dont l’étant tire son étantité, d’autre part entre l’Être en tant qu’Être et l’étant lui-même.

La Comédie Française

L’on connaît également ce que pense Heidegger de la métaphysique : "Parce que la métaphysique interroge l’étant en tant qu’étant, elle s’en tient à l’étant et ne se tourne pas vers l’Être en tant qu’Être" [8]. Malgré les apparences, la formule ne contredit pas la conception cartésienne de la métaphysique, selon laquelle cette dernière, dans la mesure où elle trouve son point de départ dans la pensée de l’Être, constituerait la "racine de l’arbre de la philosophie", et que Heidegger a pris soin d’analyser précédemment : "La métaphysique […] dans ses réponses à la question qu’elle pose sur l’étant comme tel, parle à partir de la révélation inaperçue de l’Être. C’est pourquoi l’on peut dire que la vérité de l’Être est le fondement sur lequel prend appui la métaphysique, en tant que racine de l’arbre de la philosophie et dont elle se nourrit" [9]. Mais, destinée à penser l’Être, la métaphysique en vient à penser l’étant, de façon à ne plus pouvoir en sortir : "Dans la mesure où elle ne représente constamment que l’étant en tant qu’étant, la métaphysique ne se tient pas dans sa pensée à l’Être lui-même. La philosophie ne se rassemble pas sur son fondement. Elle l’abandonne constamment, et cela par le fait de la métaphysique. Mais elle ne lui échappe pourtant jamais" [10]. Ce n’est pas là la seule caractéristique, sinon le seul défaut, de la métaphysique : elle confond en plus, constamment, l’Être et l’étant : "[…] la métaphysique ne répond nulle part à la question portant sur la vérité de l’Être, parce qu’elle ne pose jamais cette question. Elle ne pose pas cette question, parce qu’elle ne pense l’Être qu’autant qu’elle représente l’étant en tant qu’étant. Elle vise l’étant dans sa totalité et parle de l’Être. Elle nomme l’Être et vise l’étant en tant qu’étant. L’énoncé de la métaphysique, de son commencement à sa consommation, se meut d’étrange façon dans une confusion permanente d’étant et d’Être" [11]. La pensée de l’Être en tant qu’Être est donc à la fois le dépassement de la philosophie et de la métaphysique. Car, si la métaphysique constitue le fondement de la philosophie, elle n’est pas, en revanche, à même de penser l’Être, qui, seul, pourrait engendrer la pensée, celle-ci constituant un au-delà pour la philosophie : "Dans la mesure où une pensée se dispose à expérimenter le fondement de la métaphysique, dans la mesure où cette pensée tente de penser la vérité de l’Être lui-même, au lieu de représenter seulement l’étant en tant qu’étant, la pensée a, d’une certaine manière, abandonné la métaphysique" [12].

Ne serait-il pas trop osé d’avancer que la représentation théâtrale tient de la métaphysique, voire "emblématise", et "visualise", la métaphysique, dans la mesure où, art de l’étant, du Dasein, elle se penche entièrement sur celui-ci, et ne pose pas la question de l’Être ? La formule serait-elle en mesure d’expliquer la "haine" et le "mépris" de Heidegger pour le théâtre [13] ? Ce qu’il y a de plus intéressant dans cette question, ce sont les signes d’une certaine aversion, insoupçonnée, chez Heidegger, pour ce qui compte pour son meilleur acquis, à savoir la notion même de Da-sein. Nous avons évoqué plus haut le dédoublement qui fait de ce dernier son propre spectateur : le Dasein est celui qui se regarde être (= faire), et de ce point de vue, il s’apparente, paraît-il, à l’ "ego transcendantal" husserlien [14], que l’on peut considérer comme, à la fois, le sujet de la réduction phénoménologique et l’instance qui en est issue. Que ce sujet et cette instance soient respectivement scindés en deux, c’est une autre difficulté. Constatons pour l’instant que la possibilité même de se-regarder-être (= faire) vient du caractère "théâtral" du Dasein, et de cette distance qui le sépare de lui-même, et que concentre si bien le terme Da. Cette spatialité caractéristique du Dasein, que Heidegger semble pousser au second plan au profit de sa temporalité, mériterait d’être aujourd’hui rehaussée au niveau d’une question extrêmement sérieuse, visant l’impossibilité de la fusion du Dasein avec lui-même ; impossibilité qui fait du Dasein son propre horizon atemporel.

D’autre part, le Dasein (= étant humain), en tant qu’étant, originairement, imitateur, est à tout moment une représentation à la fois d’autrui et de lui-même. Philippe Lacoue-Labarthe remarque à juste titre que la définition donnée par Rousseau du comédien, dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, est la même définition qu’il a donnée de l’Homme dans l’Essai sur l’origine des langues [15]. Cette thèse, essentiellement aristotélicienne, ne nous intéresse pas dans son aspect "exclusiviste", faisant de l’homme un "animal comédien" [16], et de l’imitation (représentation) le propre du genre humain. Ce qui mérite d’être soulignée, c’est cette "méta-physique", selon la graphie de Philippe Lacoue-Labarthe, qui, au niveau de l’acte imitatif (mimétique), s’avère être constitutive de la phusis : "[…] l’homme "supplée" à son défaut d’instinct par son génie de l’imitation - qui est, de fait, la toute première condition de sa sur-vie (de sa vie méta-physique)" [17].

Faudrait-il alors penser que tout mouvement spontané et immédiat est "physique", et tout acte mimétique, méta-physique ? Si une telle conclusion est légitime, la question de la "méta-physique" du théâtre est réglée, à moins qu’on ne borne la méta-physicité de l’acte mimétique à "la scène de l’origine" [18], en l’excluant des productions représentationnelles "post-originelles". Cependant, il faudrait accentuer une aporie que, nous semble-t-il, ni Rousseau, ni Heidegger, ni Lacoue-Labarthe n’ont pu éviter : si la sur-vie de l’homme dépend de son "génie de l’imitation", c’est-à-dire, en tous les cas, de son instinct d’imitation, quoiqu’on ait voulu éviter l’emploi de ce mot, l’acte mimétique humain doit être considéré, non point comme méta-physique, mais comme purement physique. Ou alors l’homme doit être dit dénué de phusis. Ces deux alternatives ouvriraient sur deux hypothèses : 1.l’existence humaine est, ou bien purement "physique", ou bien purement "méta-physique" ; 2. la phusis humaine est essentiellement méta-physique, et sa métaphysique, physique, ce qui reviendrait à dire la mêmeté de la phusis et du méta-physique. Il faudra voir si cette mêmeté peut nous aider à sortir de la dichotomie physique/méta-physique. Quant à la possibilité de déduire la métaphysique du méta-physique, c’est là une question qui, malgré l’affirmation de l’admirable auteur de la Poétique de l’histoire [19], reste toujours entière.

Notes

[1Jean Bessière, Quel statut pour la littérature ? , Paris, PUF, 2001, p. 107 (nous soulignons).

[2Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff (Le Livre de Poche), 1971, p. 313.

[3Questions I et II, op. cit.

[4Examinant les pensées de Rousseau à propos de l’originarité de la tekhnè dans l’histoire de l’homme, Philippe Lacoue-Labarthe s’autorise à parler d’ "onto-technologie" de Rousseau (Poétique de l’histoire, Paris, Galilée, 2002, p. 46, 59, 64, etc.). Le terme "onto-linguistique" irait-elle contre la "logique" de la langue ?

[5Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Paris, Librairie Arthème Fayard et Radio-France (Le Livre de Poche), 1982, p. 28.

[6Emmanuel Lévinas, Dieu, la mort et le temps, Édition Grasset & Fasquelle (Le Livre de Poche), 1993, p. 38.

[7Voir Jean-Paul Sartre, Un théâtre de situation, Paris, Gallimard, 1973. La plupart des articles de la première partie de ce recueil ont été traduits en persan par Abol-Hassan Nadjafi, dans À propos du théâtre, Téhéran, Zamân, première édition, 1357 (1978).

[8Questions I et II, op. cit., p. 24.

[9Ibid.

[10Ibid., p.25.

[11Ibid., p. 29.

[12Ibid. (nous soulignons).

[13Voir Philippe Lacoue-Labarthe, op. cit., p. 65.

[14Pour les ressemblances et différences entre l’ "ego transcendantal" husserlien et le Dasein heideggerien, et le dédoublement auquel ils sont voués à cause de la réduction phénoménologique,

voir Rudolf Bernet, "La réduction phénoménologique et la double vie du sujet", dans La Vie du sujet, recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie, Paris, PUF, 1994, p. 5-36.

[15Poétique de l’histoire, op. cit., p. 51.

[16Ibid.

[17Ibid., p. 50.

[18C’est le titre qu’a donné Philippe Lacoue-Labarthe à la première partie de sa Poétique de l’histoire.

[19Ibid. p. 64 : "[…] l’origine ou la possibilité de la métaphysique n’est rien d’autre que le méta-physique comme origine".


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