N° 24, novembre 2007

La cloison froide


Hossein Mortezâïân Âbkâr
Traduit par

Shahrzâd Mâkoui


Surtout, ne t’inquiète pas. Tu vois bien qu’en quinze ans, je n’ai pas eu de problème, moi. Je suis sain et sauf. Leurs mains ne peuvent pas t’atteindre. Ni même leur voix. Elles ne sont jamais arrivées jusqu’à moi. Cette cloison est toujours devant toi. Elle était devant moi aussi pendant tout ce temps. Mets ta main dessus ! Elle est froide, non ? Il faut répéter ce geste tous les jours : il suffit de mettre ta main dessus pour voir si elle est toujours froide ou non. Quand tu seras sûr qu’elle est froide, tu te calmeras. Tu pourras alors aller t’asseoir derrière ton bureau. La cloison est en bon état. Une fois assis, ton travail commencera. Il y a toujours des gens qui seront là, en avance. Ils attendent leur tour pour s’approcher de la cloison. Si tu es en train de travailler, ils vont d’abord frapper doucement à cette vitre froide. Si tu ne t’occupes pas d’eux, ils frapperont plus fort. Cette idée qu’ils vont peut-être la casser te fera trembler de peur. Lorsque tu lèveras la tête -il faut que tu lèves la tête- ils te montreront l’horloge. Tu la regardes et tu vois qu’il est déjà huit heures passées de deux ou trois minutes. Tu appelles le responsable pour qu’il envoie la personne qui doit passer le premier. Il y aura alors un brouhaha derrière la cloison- tu sauras ça par la mimique des lèvres et des mains- comme si le haut-parleur avait annoncé quelqu’un. Mais toi, tu n’entends rien, évidemment. Ici règne le silence. Ils savent très bien qui doit passer en premier. On les a prévenus avant, il y a quelques jours ou quelques mois. On leur a dit de venir. On leur a dit aussi que c’était la dernière fois. Ton travail consiste seulement à appuyer sur ce bouton. Si tu appuies sur le bouton jaune, ils pourront entendre leur voix qui provient de la cloison. Trois minutes après, tu appuies sur le bouton rouge. C’est coupé. Ils savent bien qu’ils n’ont que trois minutes. Tous les deux le savent. Ils ont du préparer ce qu’ils ont à dire pendant tout ce temps. Ne fait pas attention à leur protestation. Lorsque leur temps est fini, appuie sur le bouton. Pile trois minutes. Des fois, avant que le visiteur vienne, l’une d’elles s’approche de ta vitre et tire vers le bas ses joues déjà flasques… Et cela veut dire : "S’il te plaît, laisse-nous parler encore une minute…" Pas de pitié ! Essaie de ne pas les regarder. Si tu le fais, ne leur fais pas comprendre que tu ne les entends pas, sinon ils t’écriront sur le papier en grosses lettres et le mettront derrière la vitre. Pourtant, c’est leur propre faute. Ils savaient bien qu’ils n’auraient pas beaucoup de temps. Quand ils viennent ici, ils oublient tout, on dirait. Le temps qu’ils se disent bonjour et c’est déjà fini, c’est là qu’ils viennent te voir, pour te supplier, pleurer, sangloter ou peut-être aussi pour s’évanouir. Fini ou pas fini, tu dois couper après trois minutes. Certains écrivent des petits mots qu’ils veulent remettre en mains propres. Ils te les montrent. Ne t’en occupe pas. Ils veulent même les jeter par l’interstice de la cloison dans ton bureau. Mais ils ne trouveront pas d’interstice. Tu peux en être sûr. Peut-être que l’un d’eux frappera avec son poing sur la cloison. Ne t’en occupe pas. Tu peux être tranquille : tant que la cloison est froide, elle tiendra. Tu n’as pas beaucoup de travail : de huit à onze heures ! Trois heures seulement. Ne t’étonne pas. Peut-être que tu trouves étonnant que toutes les trois minutes, un nouveau dialogue s’amorce derrière cette cloison de verre ? Evidemment, dans le salon d’à côté, les choses ne se passent pas ainsi. Pas besoin d’une cloison puisque les gens peuvent se voir de temps en temps. Au lieu de l’interstice, là-bas, tu dois mettre une petite boîte sous tes pieds. Parce que les gens qui viennent t’apportent des choses pour te faire plaisir : parfois pour te demander une faveur et parce qu’ils veulent faire des échanges. Par exemple des cigarettes. Avec toi ou avec la personne. Mais les horaires seraient plus longs si tu allais travailler là. Jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Peut-être même plus. Ca dépend de la petite boîte qui est sous tes pieds. Mais les gens sont différents là-bas : on peut les distinguer. Leur visage est différent, plus grand et plus large ! Ce qui est bien ici, ce sont les horaires. Tu auras toujours le temps de te consacrer à autre chose quand tu sortiras d’ici. Tu ne risques pas de voir ces gens-là dans la rue. Si jamais tu les croises, il vaudrait mieux rebrousser chemin et partir dans l’autre sens. اa vaut mieux. C’est peut-être celui qui était venu ici et n’avait pas pu tout dire à la personne en trois minutes. Ou bien celui qui était parti en pleurant… Il y en a même qui ne se plaignent pas et qui se parlent et s’en vont d’ici l’air satisfait ! Concernant la personne de l’autre côté, tu peux être tranquille : on vient la chercher. Il y en a eu quelques-unes déjà. Et puis personne ne les revoit après. Il y a eu aussi des gens qui sont venus s’asseoir l’un en face de l’autre sans que leurs lèvres fassent le moindre mouvement. Ils se fixent, et puis ils se lèvent et s’en vont. Et toi, tu appuies sur le bouton rouge en attendant que l’on amène une autre personne et que quelqu’un d’autre vienne s’asseoir en face. Si parfois tu oublies d’appuyer sur le bouton rouge après les trois minutes, fais comme si de rien n’était. Même s’ils pouvaient se parler pendant sept minutes, ils diraient encore que ce délai ne suffirait pas et te supplieraient encore, tu peux me croire. C’est bête. Qu’est-ce que tu aurais fait en trois minutes, toi ? Tu sais comme on peut se dire beaucoup de choses et en être satisfait. Je pense que ceux qui viennent ici commencent par le superflu et quand le délai expire, ils se rendent comptent qu’ils ont oublié de dire ce qui leur paraissait essentiel. C’est là qu’ils se mettent à crier ce qu’ils avaient oublié… Mais tu as déjà appuyé sur le bouton et il n’y a plus que le silence. Alors, à bout de forces, ils viennent te supplier dans un langage de sourd. Heureusement qu’ils étaient prévenus. Ils ne devraient pas s’attendre à autre chose. Imagine que tu es l’un d’eux : qu’est-ce que tu dirais ? Une fois, j’ai oublié d’appuyer sur le bouton. Le visiteur s’était préparé pour parler trois minutes et il n’avait plus rien à dire après ! J’ai compris ça en voyant ses lèvres immobiles… S’ils commencent à se disputer, tu as le droit d’appuyer plus tôt sur le bouton. Ils peuvent toujours se plaindre. Des fois tu les vois s’embrasser en collant leurs lèvres sur la cloison ou agripper le verre… ils se disent au revoir. Tu t’y habitueras. Tous les jours quand tu caresseras la cloison et que tu sentiras le froid, tu apprendras à aimer ça. Comme moi. Alors tu seras obligé d’en poser une chez toi. Tu le feras. Quand tu es au lit et que ton enfant vient te demander quelque chose, frapper à la cloison, tu pourras faire la sourde oreille : il te suffira de fermer les yeux pour te rendormir… J’ai dit à ma femme de dormir de l’autre côté de la cloison, le dernier-né ne me laisse pas dormir, il me dérange les nuits… Caresse la cloison ! Elle est froide, non ? Alors ne t’inquiète pas !


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