N° 51, février 2010

Jean-Paul Roux, spécialiste de la Turquie et des arts de l’islam


Mireille Ferreira


Ce cahier spécial sur l’histoire et l’architecture seldjoukide nous donne l’occasion de rendre hommage à l’historien français Jean-Paul Roux, spécialiste de l’histoire turco-mongole, qui a quitté ce monde le 29 juin 2009, à l’âge de 84 ans. Au-delà de l’immensité de ses connaissances historiques, l’aspect le plus attachant de cette personnalité nous semble être le respect que ce chrétien a toujours manifesté pour la culture de l’autre, soulignant, en particulier, « le rayonnement de la foi et de la mystique islamique » [1] qui n’a jamais cessé d’accompagner la volonté d’expansion musulmane. A l’heure où, sur tous les continents, des esprits malsains s’attachent à opposer sans relâche une foi à une autre ou la croyance à la laïcité, il n’est pas vain que son souvenir nous rappelle ce respect de l’autre, gage de l’amitié entre les peuples à laquelle nous sommes, à La Revue de Téhéran, tant attachés.

Dans la notice nécrologique publiée par le journal Le Monde, Henri Marchal, Conservateur général honoraire du patrimoine, en faisait ce bel éloge [2] :

"Né à Paris le 5 janvier 1925, Jean-Paul Roux a consacré son œuvre à faire connaître, dans le monde érudit comme dans le grand public, l’histoire et la mythologie des peuples turcs et mongols, sans cesser d’élargir, tout au long de sa vie, le champ de ses travaux.

Après avoir étudié à l’École des langues orientales et à l’ةcole pratique des hautes études, il entre à 27 ans au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), où il accède rapidement au rang de directeur de recherche (1957).

Dès 1953, pour le 500e anniversaire de la prise de Constantinople, il se faisait remarquer tant par le monde scientifique que par les autorités turques par son livre La Turquie (Ed. Payot). A partir de cette date, avec une fécondité exceptionnelle, il accumule publications, missions, conférences, entretiens et voyages, avide de faire partager ses connaissances auprès d’un public séduit par son ton chaleureux et son savoir accessible à tous.

Il alterne les analyses spécialisées (notamment Etude d’iconographie islamique) et les fresques historiques consacrées à l’Asie turco-mongole (Histoire des Turcs, Histoire de l’empire mongol, L’Asie centrale, Histoire de l’Iran et des Iraniens...). Il s’attache à souligner le rôle historique, à la fois passionnant et déterminant, de grands personnages qui demeuraient en France largement méconnus (tels Tamerlan ou Babur).

Jean-Paul Roux

Nommé professeur à l’Ecole du Louvre en 1965, il y enseigne pendant vingt-six ans les arts de l’islam. A ce titre, il est chargé d’organiser sur ce thème deux grandes expositions, d’abord à l’Orangerie des Tuileries (1971), puis au Grand Palais (1977) [3]. Ces manifestations eurent pour effet de réveiller l’intérêt pour la culture islamique ; elles aboutissent à la création, en 2003, au sein du Musée du Louvre, du département des arts de l’islam.

Il s’est toujours intéressé, en érudit mais aussi en chrétien respectueux de l’autre, à l’histoire des religions et des mythes (La Religion des Turcs et des Mongols ; Montagnes sacrées, montagnes mythiques ; Le Sang, mythes, symboles et réalités...).

Les Grands Seldjoukides

Jean-Paul Roux débute l’une de ses études de l’histoire de la dynastie seldjoukide par ces mots, révélateurs de son grand intérêt pour l’histoire des Turcs, dont il a suivi les traces, d’Ispahan à la Syrie, du Caucase à la Sogdiane (il est l’auteur d’une Histoire des Turcs publiée par les Editions Fayard en 2000) :

« Les pères luttent pour la conquête, leurs fils règnent, parfois avec sagesse, leurs petits-fils essaient, sans toujours y parvenir, de défendre des territoires convoités par d’autres conquérants : si toutes les dynasties sont mortelles, certaines ont vécu avec un singulier panache, tels ces Turcs seldjoukides, descendants d’un chef de tribu du Xe siècle. »

Il était un collaborateur régulier de Clio, agence parisienne organisatrice de voyages culturels et historiques (Voir l’encadré sur les voyages de Clio en Iran). Nos amis de Clio nous ont autorisés à publier une étude qu’ils lui avaient commandée en septembre 1989 sur les caravansérails seldjoukides. Nous vous en livrons ci-dessous de larges extraits.

Les palais des caravanes : Les caravansérails seldjoukides Jean-Paul Roux (extraits)

Au XIIIe siècle, les routes de Cappadoce se jalonnèrent de caravansérails qui accueillaient gratuitement bêtes et gens. On y parlait toutes les langues, on priait, on négociait, on se soignait, et l’on repartait vers la halte suivante.

Ils sont encore une centaine en Anatolie, dans un état plus ou moins avancé de délabrement, certains semblables à des amas de pierre dans les steppes, d’autres dressant leurs murs altiers que rongent les herbes folles, supportant des voûtes où béent des trous qui laissent voir le ciel, d’autres enfin, entièrement restaurés, parfois trop, peut-être. Il devait y en avoir un nombre beaucoup plus grand, cinq ou dix fois plus, qui sait ? dont nous ne savons rien si ce n’est, rarement, le nom. On les appelle aujourd’hui han, mot que nous traduisons par caravansérail, le « palais (sérail) de la caravane », et qui n’était donné jadis qu’aux plus vastes d’entre eux. On disait aussi parfois ribat au cours du Moyen Age : ce terme tout à fait impropre désigne, pour parler juste, le couvent fortifié, insistant sur l’aspect de forteresse et la signification quasi religieuse dans une société qui se proclamait bien musulmane, mais n’avait que de faibles connaissances de l’islam.

On avait commencé à en construire assez tôt après l’installation des Turcs en Asie Mineure, d’aucuns pensent à partir des dernières années du XIIe siècle, plus vraisemblablement au début du XIIIe, mais ceux qui sont datés attestent que leur grande floraison relève des années 1225 à 1250. Au milieu du siècle, l’équipement semble avoir été plus ou moins complet.

Sultan han de Kayseri - vue intérieure

Ils étaient situés le long des voies qui, partant de la capitale des Seldjoukides de Rum, Konya, l’ancienne Iconium, se dirigeaient au sud vers les ports méditerranéens, à l’ouest vers l’Empire byzantin avec lequel le commerce était florissant, à l’est vers la route de la soie et des épices, accessoirement au nord vers la mer Noire ; on en voyait encore, ici et là, sur les pistes qui reliaient entre elles les principales villes du royaume. La Cappadoce, riche région agricole et industrielle – disons, si l’on préfère, artisanale – était traversée par l’Ulu Yol, la « grande route », la voie royale qui reliait Konya à Kayseri où elle se divisait en deux, une section continuant sur Sivas pour atteindre ensuite Ersurum, l’Iran septentrional et les pays du Caucase, la seconde allant vers Malatya et, de là, soit sur Diyarbakir et la haute Mésopotamie, soit sur Van et à nouveau l’Iran. Des axes transversaux la coupaient du nord-ouest au sud-est, venant d’Ankara, l’ancienne Ancyre, notamment celui passant par Kirsehir et Haçi Bektas, où se trouvait le couvent souche du puissant ordre religieux musulman des Bektachis. Il n’est donc pas étonnant que la province ait été abondamment dotée de caravansérails. Si les deux plus importants (les deux Sultan Han) et l’un des plus intéressants pour l’histoire de l’art (le Karatay Han) ne se trouvent pas dans ses limites actuelles, ils n’en sont guère éloignés, l’un étant à l’ouest d’Aksaray, les deux autres à quelque 40 km à l’est de Kayseri. Il faut aller voir les deux Sultan Han pour leur majesté, le Karatay pour ses beautés propres si l’on veut comprendre le rôle que joua la sculpture figurative dans l’art médiéval de l’islam. Ne s’y rendrait-on pas que la Cappadoce, avec ses quinze caravansérails, réserverait encore bien des surprises à ceux qui ne songent qu’aux églises rupestres et à la beauté stupéfiante des paysages.

Les Turcs, en s’installant en Asie Mineure, ne conservèrent ni la route ni le char de l’Antiquité romaine. Ils abandonnèrent les voitures à hautes roues qu’ils employaient dans les steppes, notamment dans celles de l’actuelle Russie méridionale, et se rallièrent au système musulman de la caravane. Leurs chameaux provenaient d’un croisement savant et ancien entre le dromadaire (chameau à une bosse) et le bactrien (chameau à deux bosses), animaux parfaitement adaptés aux conditions géographiques locales, mais lents et relativement peu aptes à porter de grosses charges, le maximum étant de 100 à 150 kg. Nerveux, assez difficiles à manier, ils étaient groupés en petites unités de sept (un katar) que guidait en général un âne : j’ai encore observé la survivance de cette mode chez les derniers nomades de Turquie il y a une ou deux décennies. Un katar transportait seulement une tonne de marchandise entre Konya et la frontière byzantine en une quinzaine de jours. Aussi était-il important pour le caravanier et son commanditaire de réduire au minimum indispensable les charges des animaux : tout bagage tel que tente, ustensiles de campement et ravitaillement devait être exclu. Cette nécessité explique largement celle d’établir des gîtes d’étape où l’on pouvait trouver à la fois abri et nourriture : les fondateurs furent les souverains qui bâtirent naturellement les plus vastes et les plus riches (il en subsiste huit payés par eux, dont les deux Sultan Han), les ministres comme Karatay, Sahib Ata, Sa’d-al-din Kِpek, des gouverneurs de province, des femmes, de riches particuliers (ainsi un médecin) et peut-être, si les conclusions de certaines de mes recherches sont exactes, des collectivités tribales ou professionnelles.

Parfaitement sûrs, ils étaient solidement construits en grosses pierres bien appareillées, soigneusement clos et, bien qu’ils ne possédassent aucun organe purement défensif – ni tour ni bastion et rarement un crénelage –, l’histoire prouve qu’ils étaient presque imprenables : on verra un han proche d’Aksaray résister victorieusement pendant deux mois, au début du XIVe siècle, au siège mené par vingt mille Mongols. Aux alentours, dans des villages, vivaient le personnel et les artisans qu’exigeait leur entretien.

Les voyageurs séjournant dans les caravansérails n’étaient pas tant des clients que des hôtes. On pouvait y demeurer pendant trois jours, de quelque origine et de quelque confession que l’on fût, sans bourse délier. La fondation prévoyait, comme pour tous les biens de mainmorte, mosquées ou medrese (écoles supérieures), des ressources pour assurer leur fonctionnement gracieux et répondre ainsi aux traditions de l’hospitalité orientale. On pouvait donc s’y reposer si nécessaire, y attendre un client en retard, négocier sur place sa marchandise.

Plan du Sultan han de Kayseri

On ne sait trop qui les fréquentait, mais on devait néanmoins y entendre parler toutes les langues, l’arménien et le grec, idiomes de ce qui constituait encore la majorité de la population (80 pour cent au moins), le turc, bien sûr, sans doute le persan qui était la langue officielle et de culture ; peut-être des jargons de l’Asie centrale dont nombreux étaient, après la première vague mongole de 1220, les ressortissants qui étaient venus chercher refuge dans le pays de Rum. Il ne semble pas que les étrangers y aient habituellement commercé : les riches produits de l’Orient lointain – soies de Chine, épices de l’Inde, parfums – devaient changer de main à la frontière orientale, les Latins qui assuraient l’essentiel du transport maritime vers l’Europe attendaient sans doute dans les ports. Il est malaisé de dire si les Syriens, les Iraniens et les ةgyptiens d’une part, les Byzantins de l’autre étaient autorisés à concurrencer en Anatolie le réseau commercial seldjoukide. Mais on sait que les voyageurs de toutes les nations étaient nombreux, et des inscriptions arabes et syriaques sur les portes des han indiquent le rôle parfois déterminant d’étrangers originaires du Proche-Orient.

La vie n’était pas la même, on s’en doute, dans les plus petits caravansérails qui ne dépassaient guère les 500 mètres carrés que dans les vastes complexes qui pouvaient couvrir 4 800 mètres carrés, non compris les éventuelles boutiques et les ateliers d’artisans qui les entouraient. Là elle était frémissante, partagée entre les négociations commerciales, le soin des bêtes et les loisirs animés par les poètes musiciens (asik), sortes de troubadours, les acrobates, les montreurs d’ours, les conteurs et les derviches dont l’islamisme dissimulait mal un chamanisme fondamental et des doctrines même pas toujours monothéistes. L’exiguïté des mosquées (au maximum de 8 mètres de côté), par ailleurs soignées, prouve la faiblesse soit des musulmans, soit de leur pratique religieuse. Elles se trouvaient à l’étage, sur le porche ou dans une pièce d’angle et, dans les caravansérails à grande cour, elles en occupaient le centre. Elles étaient alors juchées sur quatre arcs de telle sorte que les animaux ne pussent pas, en y entrant, les profaner. On s’imagine volontiers, à voir aujourd’hui les bazars orientaux grouillants et ces architectures nues, que le confort devait être plus que rudimentaire et la promiscuité abominable. Il faut les imaginer avec des lambris, des stucs, des tapis et des tentures.

Les caravansérails seldjoukides n’ont pas la complicité ni l’ampleur de leurs homologues que construiront les Ottomans et dont on peut voir un très bel exemple en Cappadoce, datant de 1660, près d’Incesu, à mi-chemin entre Kayseri et Gِreme, mais ils ont infiniment plus d’âme et de véritable grandeur. Ce royaume turc musulman des Seldjoukides de Rum, de Konya ou d’Asie Mineure qui apparut, notamment aux Croisés, comme une incarnation menaçante de l’islam, n’accordait pas son premier soin aux mosquées, alors que celles-ci sont toujours les monuments les plus représentatifs dans le monde musulman, mais aux écoles, les madrasas ou, si l’on parle turc, les medrese, et plus encore, infiniment plus, à ce que j’ai pu nommer, il y a déjà longtemps, les basiliques du commerce, les han.


Clio propose de nombreux circuits à destination de l’Iran, accompagnés par des conférenciers passionnés qui sont des globe-trotters érudits, des savants prestigieux, des écrivains, des historiens de l’art, des archéologues, des spécialistes de géopolitique ou d’histoire des religions. Assistés de guides locaux, ils présentent à des petits groupes de voyageurs réunis par leur goût commun de la découverte culturelle, la richesse de l’histoire et du patrimoine iraniens. Voici le programme de ses voyages pour l’année 2010 :

Trésors d’Iran, Ispahan, Chiraz, Persépolis, Yazd

8 jours - Du 6 au 13 avril 2010 - Du 20 au 27 avril 2010 - Du 4 au 11 mai 2010 - Du 5 au 12 octobre 2010

Grand circuit en Iran, Hamadan, Suse, Bishapur, Ispahan, Chiraz, Persépolis, Pasargades, Yazd. ..

15 jours - Du 2 au 16 avril 2010 - Du 16 au 30 avril 2010 - Du 7 au 21 mai 2010 - Du 21 mai au 4 juin 2010 - Du 16 au 30 juillet 2010 - Du 6 au 20 août 2010 - Du 17 septembre au 1er octobre 2010 - Du 24 septembre au 8 octobre 2010 - Du 1er au 15 octobre 2010 - Du 8 au 22 octobre 2010

Grand circuit archéologique en Iran, Tous les hauts lieux de l’histoire et les forteresses des déserts orientaux

19 jours - Du 14 mai au 1er juin 2010

L’Azerbaïdjan iranien, Des rives de la Caspienne à Tabriz et à Takht-e Soleïmân

19 jours - Du 10 au 28 septembre 2010

Clio - 27 rue du Hameau, 75015 Paris - Tel 0826 10 10 82 - De l’étranger : +33 153 68 48 43 - Fax : +33 (0)153 68 82 60 - Mél : information@clio.fr - site :www.clio.fr


Notes

[1L’expression est d’Henri Marchal, Conservateur général honoraire du patrimoine.

[2Pour lire cette nécrologie dans son intégralité, se reporter au journal Le Monde daté du 7 juillet 2009.

[3« Les Arts de l’Islam des origines à 1700 dans les collections publiques françaises », expositions réalisées par la Réunion des Musées nationaux.


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