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Une branche des Seldjoukides, connue sous le nom des Seldjoukides de Kermân, régna sur une grande partie du sud est de l’Iran de 1041 à 1187. Les Seldjoukides s’adaptèrent progressivement à la vie et aux coutumes des habitants de Kermân et y entreprirent des constructions. Kermân fut un pôle de commerce pendant leur règne. La population vécut, par alternance, des périodes difficiles et des périodes de paix et de prospérité. A la fin de l’époque seldjoukide, les guerres incessantes des trois fils de Toghrul Shâh, qui durèrent vingt ans, précipitèrent la province de Kermân dans le chaos, la pauvreté et la famine. Le règne des Seldjoukides de Kermân prit fin avec l’arrivée des Oghouz dans cette province.
Dès le lendemain de leur victoire sur les Ghaznavides, près de Marv dans le Khorâssân en 1040, les membres de la famille seldjoukide partagèrent entre eux les territoires iraniens à conquérir. Ils considéraient l’Iran comme un butin à partager. Qawurd, frère aîné d’Alp Arslân et neveu de Toghrul, se vit octroyer la province de Kermân, qu’il réussit à conquérir après plusieurs tentatives infructueuses. En 1041, il encercla la ville de Kermân avec une armée composée de cinq à six mille soldats turcs. L’encerclement de Kermân dura longtemps. Le gouverneur de Kermân, qui dépendait du gouvernement des Daylamites, finit par se rendre et maria sa fille à Qawurd. Les dignitaires de Kermân épousèrent les filles de Qawurd et intégrèrent son administration. Qawurd ne régna au début que dans les régions du nord et du nord ouest de Kermân, qui ont un climat plutôt froid. Les régions du sud et du sud est de la province, comprenant Djiroft et Bam, étaient plus prospères sur le plan agricole en raison de leur climat chaud. Ces régions, qui s’étendaient jusqu’au bord de la mer, étaient aux mains des tribus koufadjs. [2] Dans un premier temps, Qawurd nomma officiellement les Koufadjs comme ses représentants dans ces régions du sud. Mais il renforça son armée en y incorporant des soldats baloutches, et conquit les régions prospères en attaquant les Koufadjs une nuit, par surprise, lors d’une fête de mariage. Qawurd traversa ensuite pour la première fois la mer et conquit Oman. Il avait ordonné au gouverneur de Hormoz de construire plusieurs bateaux à cette fin. Qawurd conquit également le Sistân et confia le gouvernement de cette province à son fils Irân Shâh.
Les rapports entre Qawurd et le grand roi seldjoukide changèrent quand Alp Arslân, le frère cadet de Qawurd, succéda à son oncle Toghrul. Qawurd ne contesta pas la nomination d’Alp Arslân, mais attaqua la province de Fârs pour montrer à son frère qu’il avait un certain pouvoir lui aussi. La conquête de Fârs diminuait le pouvoir d’Alp Arslân ; ce dernier ne pouvait donc pas laisser cet acte sans réponse. Il encercla la ville de Kermân, mais laissa finalement Qawurd à la tête de cette province et des régions de Sistân et de Mokrân [3]. Les deux frères signèrent un traité stipulant que ces régions resteraient le fief des descendants de Qawurd et que les sultans Seldjoukides n’empièteraient plus sur ce territoire. Certains historiens pensent que cette décision d’Alp Arslân était liée au fait que celui-ci se sentait obligé de respecter son frère aîné, parce que les relations familiales étaient importantes dans les traditions des tribus turques. C’est pour cette même raison que Qawurd se rebella lorsqu’à la mort d’Alp Arslân, le fils de celui-ci, Malek Shâh, qui avait à peine vingt ans, fut proclamé grand sultan à la place de son père. Qawurd estimait que ce titre lui revenait, parce qu’il était plus âgé. Alp Arslân avait conseillé à son fils Malek Shâh de laisser les provinces de Kermân, Mokrân et Fârs à Qawurd, et recommandé que son épouse devienne la femme de Qawurd après sa mort. Ce mariage fut une erreur politique parce qu’il renforça les revendications de Qawurd, qui partit avec son armée à la conquête de Rey, la capitale, mais fut vaincu par l’armée de Malek Shâh près de Hamadân. Qawurd et ses deux fils, Iran Shâh et Soltân Shâh, furent prisonniers. Malek Shâh, sur les conseils de son vizir Nezâm-ol-Molk, donna l’ordre d’étrangler Qawurd au cours de la nuit qui suivit sa capture, car un bon nombre des chefs de l’armée de Malek Shâh penchaient pour ce dernier. Malek Shâh donna également l’ordre d’aveugler les deux fils de Qawurd en leur faisant passer un fer rouge devant les yeux.
Qawurd régna à Kermân jusqu’en 1073. Son fils, Soltân Shâh, réussit à fuir le camp de Malek Shâh où il était prisonnier, aidé par un ancien soldat de son père qui le porta dit-on sur son dos jusqu’à Kermân. Malek Shâh attaqua Kermân un an plus tard, mais Soltân Shâh sortit le traité de paix qui avait été signé entre leurs pères respectifs, où il était mentionné que Kermân et Mokrân revenaient aux descendants de Qawurd. Malek Shâh accepta finalement de laisser Soltân Shâh régner sur Kermân et Mokrân. Il y régna pendant dix ans. A sa mort, les personnalités de Kermân décidèrent de nommer Tourân Shâh, le frère de Soltân Shâh, à la tête de la province. Tourân Shâh était aimé des gens, parce qu’il avait un caractère doux et posé. Il fréquentait les habitants de Kermân et parlait en persan, contrairement aux autres Seldjoukides qui parlaient turc. Il était tellement populaire que son frère Soltân Shâh décida de le nommer gouverneur de Bam pendant son règne, pour l’éloigner du trône. Tourân Shâh régna sur Kermân pendant 13 ans. Il mâta la rébellion d’Oman et conquit à nouveau la province de Fârs, qui avait une grande importance stratégique dans les relations entre les Seldjoukides de Kermân et les Grands Sultans Seldjoukides.
Irân Shâh, fils de Tourân Shâh, fut nommé sultan de Kermân à la mort de son père. Il semble qu’Irân Shâh était devenu ismaélien depuis le voyage qu’avait fait Hassan Sabbâh à Kermân [4], mais il cacha sa religion au cours des premières années de son règne. Son vizir prit la fuite et se réfugia à Ispahan quand il découvrit ce secret. Irân Shâh décida alors de tuer tous les religieux et les juges de Kermân pour pouvoir changer la religion de la population. De nombreux dignitaires s’enfuirent de la ville. Le massacre des religieux et des juges devait avoir lieu un vendredi lors de la prière du midi. Les religieux donnèrent une fatwa quelques jours avant cette date fatidique et appelèrent la population à se rebeller. Le jeudi à l’aube, les habitants de Kermân attaquèrent le palais. Irân Shâh s’enfuit à Jiroft, puis à Bam, et fut finalement tué par la population à Shirouyeh et sa tête fut envoyée à Kermân. Irân Shâh régna cinq ans à Kermân. A sa mort, les dignitaires de Kermân cherchèrent un remplaçant au trône. Ils eurent beaucoup de difficultés à trouver un descendant des Seldjoukides car Irân Shâh avait tué pendant son règne tous les membres de la famille de Qawurd, pour qu’il ne reste aucun prétendant au trône. On trouva finalement par hasard un survivant de la famille de Qawurd qui s’était réfugié chez un cordonnier, et vivait incognito de peur d’être assassiné par Irân Shâh. Pendant le règne d’Arslân Shâh, qui dura 42 ans, les gens vécurent en paix et l’influence des Seldjoukides de Kermân augmenta, étant donné qu’Arslân Shâh épousa la fille de Mohammad Shâh, fils de Malek Shâh et grand sultan seldjoukide. Arslân Shâh conquit Yazd vers la fin de son règne. L’un de ses fils, Mohammad, lui succéda à sa mort, avec l’accord des dignitaires de Kermân. Mohammad Shâh tua son frère aîné, aveugla et fit prisonnier ses autres frères et ses neveux, pour n’avoir aucun rival. L’un de ses frères, Seldjouk, réussit cependant à s’enfuir à Oman. Mohammad Shâh mit en place un système d’espionnage extrêmement sophistiqué et sans précédent, de peur que les personnalités de Kermân se rallient à son frère Seldjouk. Vers la fin de son règne, le gouverneur de Tabas se réfugia auprès de lui et lui confia sa ville, car les Oghouz commençaient déjà à mettre à sac la province de Khorâssân et les régions avoisinantes. Mohammad Shâh était sanguinaire. On raconte que les jours où il ne tuait personne, il allait à la chasse pour tuer une gazelle. Son fils, Toghrul Shâh, qui lui succéda à sa mort, emprisonna son propre frère et fit assassiner son oncle Seldjouk ; mais il semble que pendant son règne, la population de Kermân ait vécu une période de calme et de confort.
Le règne des Seldjoukides de Kermân peut être considéré comme un modèle réduit de celui des grands Seldjoukides, tant dans la manière de gérer le pays – les postes administratifs étaient attribués aux personnalités locales, alors que l’armée était aux mains des Turcs - que dans les efforts de rapprocher la religion et l’Etat, notamment par la construction d’écoles coraniques, connues sous le nom de madresseh.
Pendant le règne des Seldjoukides, les rendements agricoles de Kermân subirent une importante détérioration. Les tribus turques étaient des nomades éleveurs de bétails. Ils utilisaient les terres – y compris les terrains agricoles - pour nourrir leurs troupeaux, et ne portaient aucune attention aux ghanâts [5] parce qu’ils n’en connaissaient pas l’utilité, alors que ces puits doivent être entretenus régulièrement. Les Seldjoukides ont par contre contribué au fleurissement du commerce. Qawurd entreprit des actions pour sécuriser les routes, en particulier la route Bam-Sistân. Il y fit construire des colonnes tous les trois cents pas ; la nuit, les voyageurs qui arrivaient au pied d’une colonne pouvaient voir la suivante, et ne perdaient pas leur chemin. Qawurd fit également construire des caravansérails sur les routes, dont certains avaient un bassin d’eau et un hammâm. Sur la route entre Kermân et Yazd, Qawurd fit creuser un puits et posta un gardien à côté, pour que les voyageurs assoiffés aient plus de confort. Les caravanes choisirent donc de passer par Kermân. Pendant le règne d’Arslân Shâh, les routes commerciales de Kermân étaient tellement réputées que les commerçants de l’Asie Mineure, du Khorâssân, d’Irak, d’Inde, d’Ethiopie et de Zanzibar échangeaient leurs marchandises en transitant par Kermân. Ghomâdine, contrée située près de Djiroft, était un centre d’échanges commerciaux entre les pays cités plus haut, ainsi que l’Egypte, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Transoxiane. La ville de Kermân était ainsi devenue un grand bazar, et s’enrichissait. Les produits de Kermân – tels que les tissus de soie de Bam et les dattes - étaient également exportés. Les Seldjoukides de Kermân entreprirent de nombreux travaux de construction. Qawurd fit réparer le port de Tiss – qui correspond à l’actuel port de Tchâbahâr - et encouragea le commerce maritime. Tourân Shâh décida de loger les soldats turcs dans des quartiers qui leur étaient réservés. Les soldats turcs vivaient depuis leur l’arrivée à Kermân – à l’époque de Qawurd - dans les maisons des habitants de la ville. Tourân Shâh fit également construire une grande mosquée, appelée Mosquée Malek, et des écoles coraniques, ainsi que des khâneghâh [6] et des caravansérails. A l’époque d’Arslân Shâh, les écoles coraniques de Kermân avaient une grande renommée, et de nombreux étudiants venaient des autres régions d’Iran pour y faire des études. Arslân Shâh prit exemple sur Nezâm-ol-Molk ; il tenta de rapprocher la religion officielle et l’Etat. Les dignitaires religieux eurent une grande influence sous son règne. Ce rapprochement entre la religion officielle et l’Etat arriva à son apogée sous Mohammad Shâh, qui fit lui aussi construire des mosquées et des écoles coraniques dans plusieurs villes de la province. Les étudiants des écoles coraniques recevaient une aide financière sous son règne. Il fit également construire des caravansérails, ainsi qu’un hôpital. Mohammad Shâh s’intéressait aux sciences, en particulier à l’astronomie. Il fit construire une bibliothèque qui contenait cinq mille livres. Sous son règne, les gens encourageaient leurs enfants à suivre des études scientifiques ou artistiques. A l’époque des Seldjoukides, le soufisme prit un essor à Kermân, si bien que certains militaires de haut grade et des hauts fonctionnaires devinrent des soufis.
A la mort de Toghrul Shâh, en 1169, une lutte acharnée commença entre trois de ses fils pour la prise du pouvoir. Les trois frères se firent la guerre, régnèrent un temps à Kermân, furent destitués à tour de rôle, demandèrent l’aide des gouverneurs des provinces voisines pour arriver à nouveau au pouvoir, et attaquèrent, chacun à leur tour, les villes de Kermân qui faisaient partie - temporairement - du territoire d’un autre frère. Cette période de troubles, qui dura vingt ans, causa des dommages importants. Les gens commencèrent à migrer vers les autres provinces. Les rendements agricoles subirent une telle détérioration que Kermân sombra dans des périodes de famine, qui restent gravées dans l’histoire de cette province. Le commerce subit également des dommages du fait des troubles et de l’insécurité des routes ; les caravanes ne passaient plus par Kermân, qui était jusqu’alors l’une des plaques tournantes du commerce entres les régions de l’est et de l’ouest. Les guerres incessantes entre les trois frères renforcèrent le pouvoir des militaires : les hauts fonctionnaires, qui avaient la charge de gérer les affaires de la province, étaient désormais sous les ordres des militaires, qui étaient des Turcs Atabeys. Ceux-ci massacrèrent d’ailleurs un jour tous les hauts fonctionnaires de Kermân parce qu’ils pensaient que ces derniers gardaient l’argent du trésor public pour eux-mêmes, ce qui était faux : ce sont les guerres successives des trois frères qui l’avaient peu à peu épuisé.
Cette période de trouble arriva à son comble avec l’arrivée, en 1180, de cinq mille Oghouz accompagnés de leurs femmes et enfants, qui s’étaient acheminés vers Kermân car ils avaient été vaincus à Sarakhs dans une guerre contre Sultân Shâh. Les Oghouz pillaient toutes les villes qu’ils rencontraient sur leur chemin et massacraient systématiquement la population. Ils allèrent d’une ville à l’autre de la province de Kermân, et continuèrent leur politique de pillage et de massacre pendant sept ans, jusqu’à ce que l’un de leurs chefs, Malek Dinâr, fut vaincu à son tour à Sarakhs par Sultan Shâh et se rendit à Kermân. Il conquit la ville en 1187 et mit fin au règne des Seldjoukides de Kermân. Selon les historiens, la province de Kermân n’a jamais pu se relever de ces désastres et retrouver l’essor qu’elle connut à cette époque.
* Cet article est un résumé d’un mémoire de maîtrise sur l’Histoire des Seldjoukides de Kermân, publié après sa soutenance : 2. 1. Morsalpour, Mohsen, Târikh-e saldjoughiân-e Kermân (L’Histoire des Seldjoukides de Kermân), Ed. Markaz-e Kermân-chenâssi (Centre de kermânologie), Kermân, 2008.
[1] Les iraniens prononcent ce nom Ghâvard.
[2] Pour plus d’informations sur les tribus koufadjs, voir l’article « La province du Sistân et Baloutchistân, un aperçu historique » paru dans le numéro 47 de La Revue de Téhéran (octobre 2009).
[3] Ancien nom du Baloutchistan.
[4] Les historiens situent ce voyage d’Hassan Sabbâh entre 474 et 483 de l’Hégire, c’est-à-dire soit vers la fin du règne de Soltân Shâh, soit au cours du règne de Tourân Shâh.
[5] Il s’agit de puits creusés à distances régulières. Les ghanâts constituent le système d’irrigation des régions désertiques d’Iran depuis l’Antiquité.
[6] Le khâneghâh est un lieu de rassemblement des soufis.