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Cet article a été écrit par le regretté Mohammad Javad MASHKOUR, ancien professeur à l’Université de Téhéran ; il est publié pour la première fois dans ce numéro en sa mémoire. |
Ewliya Chelebi, ou comme il s’est surnommé à plusieurs reprises, Ewliya ibn Derviche Mehmed Zilli, grand voyageur turc, est né le 10 moharam 1020 (mars 1611) à Istanbul, dans le quartier d’Unkapan. Il décéda sans doute dans le dernier tiers de l’année 1095/1684. Même son vrai nom demeure inconnu ; Ewliya est ainsi le pseudonyme qu’il adopta par vénération pour son maître, l’Imam Ewliya Mehmed Efendi.
Il entreprit une série de grands voyages pendant près de 40 ans, et ce au sein de l’empire turc, dans différents pays européens, ainsi qu’en Asie et en Afrique, alors que se déroulaient les guerres entre les Turcs et les pays de l’Europe centrale. En 1050 de l’hégire, à l’époque de Chah Safie et en compagnie de Bajui-pasha, ambassadeur de l’empire Ottoman, il voyagea en Iran. C’est ainsi qu’en passant par l’Azerbaïdjan, il visita Tabriz. Il nous raconte lui-même la date exacte de son départ : " Le premier Radjab 1056 de l’hégire, (août 1646) nous partîmes de Constantinople, et après avoir traversé les régions Amarieh et Erzeroum où, accompagnés de Bajui-pasha, nous visitâmes les grandes œuvres anciennes, nous entrâmes enfin dans l’empire perse".
Ewliya Chelebi était un écrivain doté d’une imagination foisonnante et avait un penchant marqué pour le merveilleux et les aventures. Ses ouvrages nous fournissent de nombreux et précieux renseignements sur l’histoire, la géographie et la civilisation du monde de cette époque. Sa description de Tabriz est extraordinaire. Les œuvres d’Ewliya sont présentées sous le titre de : "Séyâhat nameh d’Ewliya Chelebi" [1] .
Ewliya décrit cette ville sous le titre "La grande et merveilleuse ville de Tabriz" ; il nous indique également l’origine du nom de cette ville : " Dans la langue mongole, cette ville s’appelle Tivrisse, et dans la langue Deri, Tivriz ; les paysans prononcent Teb-riz, et en perse, Tabriz est composé de deux mots : Tab, qui signifie la fièvre et Riz participe du verbe verser ".
Sur l’origine de Tabriz, Ewliya ne dit rien ; il assure pourtant que cette ville fut fondée sous Haroun-Al Rachid, calife abbasside. D’après Ewliya, au XVIIe siècle, Tabriz avait six portes : " La porte d’Aujân, Sarvan, Sardroud, Shâmgâzân, Sarâve et la porte de Ray ".
Elle était divisée en onze quartiers et possédait plus de mille magnifiques maisons, ainsi qu’un nombre considérable de mosquées et de bazars. Il y recense 200 caravansérails, 160 maisons de derviches (tekieh) et 320 mosquées, parmi lesquelles il évoque celle de Djahân Châh. Il nous l’évoque par ailleurs en des termes élogieux : "C’est un chef-d’œuvre d’architecture, et celui qui y entre n’a point l’envie d’en sortir ; à l’extérieur comme à l’intérieur, ses murs sont revêtus de briques vernies de couleurs brillantes".
Il parle encore de constructions très intéressantes bien qu’en parties détruites, comme celle de Cham-Gâzân. Il raconte aussi qu’à cet endroit, Gâzân Khân se fit construire un magnifique sépulcre ressemblant au Galté de Constantinople, qui fût malheureusement détruit par un tremblement de terre.
Selon Ewliya, cette ville se caractérise également par la pureté de son air. Il évoque ainsi une brise qui donnerait à ses habitants la vie éternelle, et qui expliquerait pourquoi on n’y trouve ni trace de maladie ni de fièvre.
Ewliya décrit un jardin public appelé Chah Yaghoub, qui était selon lui le plus célèbre et le meilleur lieu de promenade des habitants de cette ville et qui était situé au pied de la montagne Sorkhâb.
En ce qui concerne les habitants de Tabriz, Ewliya est presque le seul voyageur à nous fournir des renseignements relatifs à leur caractère et à leur mode de vie. Dans son ouvrage où il fait preuve d’un profond respect à leur égard, il nous indique que ce sont des gens joyeux et polis. Ainsi, en dépit de leur grande consommation de vin, Ewliya n’eût jamais l’occasion de voir dans les rues un seul homme ivre troublant la paix publique. D’ailleurs, ajoute-t-il, il n’est point possible de déroger aux lois. Les monnaies étrangères n’ont pas cours dans la ville même pour les transactions commerciales ; les monnaies persanes seules peuvent y être utilisées.
Comme dans les autres grandes villes de Perse, il existait à Tabriz un hôtel de la monnaie. Les pièces étaient frappées des deux côtés. Une première face portait cette inscription :
لا اله الا الله
علی ولی الله
(Il n’y a pas de dieu sauf Allah
Ali est l’ami d’Allah)
L’autre, le nom du sauverain : Chah Abbas ou Chah Safi. Mais cela dépendait du genre de monnaie utilisée, car certaines, portaient l’inscription arabe کلب علی شاه عباس ( le Châh Abbâs, chien d’Ali). Les pièces de valeur moindre portaient seulement l’inscription du nom de la ville où elles étaient fabriquées.
Ewliya ne peut s’empêcher d’admirer la propreté des rues et des avenues qui sont, dit-il, toujours bien arrosées et bien balayées ; il ajoute que l’air pur de la ville donne à chacun santé et gaîté. Les meilleurs médecins venaient ainsi faire des recherches dans cette ville, et ce principalement sur les plantes médicinales s’y trouvant à cette époque. Cette ville était également le lieu de résidence de nombreux savants, poètes et écrivains.
Tabriz était aussi dotée de plusieurs écoles au sein desquelles on pouvait étudier des disciplines très variées. La plus célèbre d’entre elles était la Madressé Châh Djahân, où l’on enseignait le Coran ainsi que les paroles de l’imam Ali aux adultes.
Les enfants, quant à eux, bénéficiaient d’environ six cents écoles primaires appelées "Makteb". Quant à la langue parlée, il faut distinguer le persan utilisé essentiellement par les intellectuels, et un dialecte particulier parlé par le reste des habitants. Ewliya admire les artisans de cette ville, et tout particulièrement ceux qui fabriquent des étoffes de soie d’une finesse incomparable appellées les "Qomâche-Tabriz".
Il divise les tabriziens en deux groupes : l’un constitué par les riches, portant un turban doré fait de fourrure ou d’étoffe précieuse ; l’autre portant un turban blanc brodé et des vêtements ordinaires. En outre, les religieux se distinguaient en portant des turbans très hauts. Ewliya nous fait le récit de la cérémonie de l’Achoura, jour anniversaire de la mort de l’Imam Hossein, à laquelle assistent le Khân de Tabriz ainsi que toutes les personnalités de la ville. Ces dernières se rassemblaient pour écouter la lecture de l’histoire de la mort de Hossein. Ce jour-là, les tabriziens offraient également aux pauvres des boissons et des repas gratuits.
Ewliya évoque enfin les divertissements des habitants, prenant place sur la grande place de Tabriz, la place de Chogân. Au centre de cette place s’élevaient deux grandes colonnes à l’extrémité desquelles était attachée une cible. Chaque vendredi, les hommes devaient la viser chacun leur tour. Cette compétition attirait par ailleurs un grand nombre de spectateurs. Les combats d’animaux de toutes sortes (chevaux, taureaux, chameaux, coqs, ânes, chiens et loups) faisaient également partie de ces divertissements. Ewliya affirme d’ailleurs que ces combats étaient la spécialité des persans.
Concernant les cultures, Ewliya nous indique que Tabriz comporte de nombreux champs de blé et d’orge, ainsi que des arbres fruitiers tels que des poiriers, pommiers, ou abricotiers. Ce qui le frappe cependant le plus sont les vignes de toute sorte qui poussent dans les maisons même, ainsi que dans les jardins et dans la ville. Avec un certain émerveillement, il en dénombre ainsi près cinquante ou soixante variétés différentes.
[1] Il contient dix volumes. Edition imprimée de Séyâhat nameh est une édition partielle d’extraits du livre I, avant propos sous le titre de Motekhabâté Ewliya Chelebi, Istanbul 1258, 1262 ; Bulak 1264 ; Istanbul vers 1890. Edition intégrale : livre I -VI, Istanbul 1314 ; l’édition des livres I - VI a été assurée par les soins d’Ahmad Dyewdet et Nedjîl, Asîn. Les livres VII et VIII sont parus aux publications Tûrk Tarikh Endjûmeni, grâce à Kilisli Rif’at Bilge, Istanbul 1928. Les livres IX, Istanbul 1955 et X, Istanbul 1938 ont été publiés par les soins du ministère de l’Education Nationale turc en caractères latins.