Minuit, heure du loup. J’ai ouvert la fenêtre de ma chambre pour laisser entrer un peu de fraîcheur. Dehors il fait froid. Le sol est couvert d’une épaisse couche de neige. Quelques étoiles se disputent aimablement l’immensité du ciel. Hormis une petite lucarne éclairée dans le bâtiment d’en face, aucun scintillement inopportun d’ampoule électrique ne vient perturber le statisme ambiant. Aucune âme qui vive dans notre ruelle, ni dans les alentours. Pas la moindre trace de pas sur le manteau neigeux. L’hiver est propice à la chaleur amidonnée de l’édredon, aux visites prématurées du marchand de sable. Pour ma part, j’ai toujours su comment le reconduire…

Pendant de longues minutes, je suis resté à ma fenêtre, à regarder la ville, à écouter le bruit sourd du sommeil citoyen. Dans le silence insoutenable de ma veillée solitaire, je me suis enfoncé. Il valait mieux dormir. Dans mon lit je me suis allongé et j’ai fermé les yeux. Par la fenêtre ouverte, le silence se faisait toujours plus menaçant. Le sentiment oppressant d’une paix arrachée aux forceps. J’ai ouvert mes paupières mi-closes pour m’asseoir sur le rebord du lit. Mon bureau croisait avec sévérité l’axe de mon regard. Dessus, la lampe de lecture penchait studieusement la tête vers une pile de feuillets. Une sorte d’appel en somme, à l’écriture nocturne, dans la pure tradition des besogneux solitaires. En sortant du lit, je me suis une fois de plus tourné vers la fenêtre. Chose étrange en plein hiver, une épaisse gangue de brume sévissait en lieu et place des étoiles et de l’air cristallin, qu’un léger souffle déformait par endroit. L’atmosphère devenait peu à peu digne d’une mise en scène de film noir. Dans d’autres circonstances, j’aurais pris plaisir au spectacle, mais déjà, une rumeur maligne emplissait l’espace. Un vent s’engouffra dans la pièce, qui charriait indistinctement force cris et chuchotements (une mise en scène ?). J’eus soudain à l’esprit cette phrase surannée "accalmie sur la ville, tempête à la fenêtre". On susurrait à mes oreilles des vocables aux contours imprécis, des énoncés fugaces, parfois des phrases. Et mes trompes d’Eustache amplifiaient tous les sons, métamorphosant les bruissements en vacarme. Et j’entendais des pleurs, et des enfants vagir, et de la rage encore qui d’une oreille à l’autre, me transperçaient le crâne. Fallait-il que j’aille rejoindre mon lit, pour obtenir d’apaiser ces réminiscences sonores ? Je soupçonnais Morphée et sa fantaisie nocturne. Mais je ne dormais pas. En fait, mille fois déjà je les avais perçues ces résonances glauques, ces "sous-conversations" qui sentaient fort le trépas. Avec d’autres, nous les avions lues et relues dans les livres. Non pas les bruits assourdissants (scènes à l’appui) des batailles de Pharsale, de Saffein, de Waterloo. Non pas la vision sonore des fers croisés, des mitrailles échangées de part et d’autre des tranchées, mais les bruits d’arrière plan (une mise en scène ?). Derrière le sang qui coule au "champ d’honneur", il y avait cet autre sang qui se déverse sans contrepartie, que la mère se presse d’essuyer sur le front de l’enfant, et dont l’écoulement à de quoi rendre sourd. Me sont revenues pêle-mêle une quantité insoupçonnée d’images furieuses et moribondes, de tremblements de couleurs, de corps entremêlés, aimantés, désemmêlés. J’eus soudain le réflexe d’extraire de cet amas de réminiscences, une seule et unique image. Je la fixais intensément pour la voir s’établir dans ma tête. Un drapeau. C’était un pauvre drapeau effilé. Un vestige de bataille. Un rectangle gris battu par le vent de ma mise en scène mentale ; émanation symbolique de l’honneur gagné ou perdu de je ne sais quelle nation. Une image désuète dont je devinais le contexte, le même, dupliqué à l’infini, et ce, dès l’apparition des premiers clans d’hominiens, depuis leurs premières accolades, leurs premières altercations. Quelque part dans mon décor, quelqu’un pleurait le premier sang versé de la première bataille de l’histoire de mes semblables. Celui du soldat inconnu, du soldat anodin, de la chair à canon. Un sang contingent, comme tous les sangs versés. Un sang dont la vocation première n’est pas de couler hors de l’organisme, de teindre le bitume des trottoirs, le blé des champs, ni même la "jacket" des balles, mais de colorer le corps, d’insuffler la vie en dessous du fragile revêtement cutané des vivants. Ces images que je décris comme si je feuilletais un catalogue Magnum de clichés de guerre, en m’efforçant puérilement d’esthétiser la part fatalement rhétorique de l’horreur, ces images glacées (tandis que coule le sang chaud) j’aurais mieux fais de les bannir de mes neurones, ainsi que leurs dépôts, calcifiés aux creux de mes synapses. Car toujours elles menacent de resurgir, inutilement, sinon pour ronger un peu plus les muqueuses de mon pauvre système digestif. Persisteront-elles encore longtemps ces visions, dans leur volonté de durer, de s’enchaîner inlassablement au cœur et à la circonférence de nos mémoires meurtries ; tous ces relents mémoriels, issus de tous les âges, de tous les horizons, de toutes les latitudes ? Faudra-t-il que de notre côté, nous persistions à faire la sourde oreille, à garder nos paupières closes, à serrer nos lèvres pour faire obstruction au jaillissement de la révolte ? Faudra-t-il que nous poursuivions notre lamentable numéro de mime, celui des trois singes perclus, prétendument sages, statufiés dans leur triple pose d’ahuris prétendument lucides. Pour sûr, il le faudra. Il faudra bien les accepter, ces laides interactions qui continuent d’oppresser les moins bien loties de nos frontières, qui se répercutent à l’intérieur des terres en saccageant le quotidien de tant de peuples, en emportant le minuscule ballot d’espoir dont chaque individu se targue d’avoir soigneusement serré le nœud. Entre tant de peuples, tant de nations dont fatalement, les intérêts ne cesseront jamais de diverger, restera-t-il jamais un espace, une aire de repos consacrée aux réjouissances de passage ? Pour sûr. Des aires sélectives pour des minorités sélectives. Ceux-là profiteront toujours, le cœur léger, des ouragans exotiques dont ils subissent de temps à autre les aspérités de la caresse, dans le voisinage de leur villégiature.

Allons. D’homme à homme, la mésentente excède rarement le stade du soufflet ou du bon vieux crochet. A l’échelle de l’humanité, la gifle prend des allures de rafale, de déflagration, de rayonnement radioactif. Et l’on aura beau gesticuler, nous autres qu’on déplace au gré de je ne sais quelle opération salutaire, sur l’échiquier souverain de la diplomatie, aucun parapluie protecteur ne pourra garantir nos mûrs, immuniser nos corps, la santé de nos esprits, à l’heure du fatal règlement de compte qui se patiente ironiquement à l’ombre de notre paix, en attendant son heure. Quand sonnera le clairon, nous irons hanter, enfants à dos d’hommes, femmes main dans la main de l’homme, les "sentiers de la désolation". Animaux, nous plaquerons nos corps contre le goudron des routes, nous chérirons les plus profonds de nos caniveaux. Certains choisiront le cœur battant de la bataille. Trop humains, férus de sacrifice et amoureux divers, qui de la transcendance, qui de son prochain dont il vénère le souffle, tous se bousculeront pour embrasser, qui le premier, la fumée des canons, qui le premier, le couperet de la plus proche baïonnette. D’autres seront, de force ou par mégarde, catapultés à l’orée d’un autre Chemin des Dames. Ceux-là maudiront le jour de leur naissance, l’inutile sourire de leur mère, et la virile accolade de leur père qui jura de toujours les aimer. Ils rouleront pour la plupart du haut de la colline vers sa base, se demandant en cour de chute, si le jeu de la conquête en valait vraiment la chandelle. Assurément, tous nous les adorons, ces passagers que l’histoire embarque, engage dans sa course sinueuse, quand moi-même et d’autres restons sur la jetée, le regard béatement rivé sur le navire en partance, sur son sillage de non retour. En marge de la mêlée, les survivants se bousculent et continueront de se bousculer à ne plus finir. Tant de familles décimées, de tribues qu’on éparpille, de races qu’on étiquette, et dont les traces seront méthodiquement couchées, pour une bien triste postérité, dans les lugubres pages des interminables registres historiographiques. Il reste l’interminable file des prisonniers de guerre, habitants permanent du Styx, entre Enfer et Paradis, et dont l’histoire ne retient finalement que le lieu de séjour : Mauthausen, Al-Emareh, Buchenwald, Hechmatieh, Baaghoubeh, et autres Naserieh. Des foules anonymes de proscrits de la vie ; populations fantomatiques des stalags, des sections, des bands ; coquilles pleines de vide existentiel. Les plus chanceux, les plus volontaires, continueront de picorer de minuscules germes d’avenir dans la superficie de leur quotidien barbelé, entre deux grattages d’écuelles, quelques paroles échangées, quelques cigarettes consumées. Les autres, majoritaires, continueront de végéter mécaniquement, de faire les cent pas, de couvrir en cadence, l’espace de leur cadre carcéral de survie.

J’étais toujours debout, au centre de la pièce. Le brouillard s’était dissipé. J’avais obtenu d’ordonner machinalement certaines de ces images obsédantes dans mon esprit. Je me suis alors dirigé vers mon bureau, j’ai allumé ma lampe, je me suis gratté le menton. C’est à cet instant seulement, ô animal polymorphe infecté par l’humaine déraison, que j’ai décidé de t’écrire une lettre.


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1 Message

  • idées pour faire une lettre qui date de la guerre ... 17 novembre 2009 21:07, par cecedu70

    «  bonjour a tous et a toutes ,
    en arts plastique je doti faire une lettre de la guerre (qui a echapper a une explosion...)
    je doit partir au debut d’une feuille cansson blanche ...
    avez vous des idées pour que ma feuille de cansson blanche devienne une lettre echapper de la guerre, d’une explosion ...?
    j’attends vos reponsses avec impatience ...
    merci ceux qui m’aideront ...
    bisoux
     »

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