N° 12, novembre 2006

Co-présence des arts dans la poésie symboliste


Maryam Jalâli Farâhâni


"La musique est un art d’allégorie ; elle décrit un paysage par des sons, elle ne l’évoque jamais directement ; elle ne nomme rien, elle transpose toujours. Elle est le symbole parfait, Hegel dirait qu’elle serait le langage métaphysique par excellence, si nous pouvions arriver à penser en sons aussi aisément qu’en mots."

Camille Mauclair, L’Art en silence 1901

Dans la poésie symboliste, on peut bien saisir le rapprochement de deux pratiques artistiques qui se sont mêlées d’une manière hautement représentative : la poésie et la musique. Cependant, il est regrettable de ne pas signaler que la question de la synthèse des arts n’est pas propre à l’époque symboliste ou à la modernité : en effet, on la trouve déjà posée dans le mythe d’Orphée, où le poète a réuni la pensée et la parole dans la fluidité du chant. De même, l’amour de la musique et la volonté de mélanger la prose et la poésie caractérise les romantiques au XIXème siècle. Mais c’est seulement à partir de la Modernité que le problème se pose de façon plus consciente et systématique : en effet, à partir de cette époque, l’artiste s’interroge davantage sur ce que sont l’art et l’acte de création, et s’observe en train de créer. De nos jours encore, cette question de la synthèse des arts transparaît, non plus dans l’acte de création, mais dans celui d’exécution qui fait parti des "performing arts" où plusieurs arts co-existent dans un même espace et à un même moment. Mais pour ce qui a trait à la poésie symboliste, il faut dire qu’elle est, à juste titre, marquée par l’articulation de la poésie et de la musique, de sorte que Paul Valery affirme : " Ce qui fut baptisé le symbolisme, se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poète (d’ailleurs ennemies entre elles) de reprendre à la musique leur bien ".

Dans ce domaine, il est également nécessaire d’évoquer l’esthétique de Baudelaire dont le goût du symbolisme s’est en grande partie nourri. Il est le premier qui a fait naître une correspondance entre les sons, les images et les parfums ; et selon lui, la réalité extérieure est une réalité transfigurée. Pour arriver à une réalité pure, il faut essayer de déchiffrer le secret des symboles existants dans le monde. Il veut donc aller du sens à l’essence et essaye d’obliger les éléments de la réalité à s’unir pour donner le bizarre et le merveilleux. C’est dans ce but que Baudelaire recourt aux vers mélodiques. A sa suite, Paul Verlaine (dont la poésie est légère, impressionniste et musicale) et Stéphane Mallarmé sont parmi les plus grands créateurs de ce phénomène. On peut également saisir la présence de données musicales au sein de la littérature de nombreux pays, et notamment russe. André Biély, à la fois poète mystique et théoricien de la musique ou Alexandre Blok, un des grands symbolistes russes dont la poésie est d’une extrême musicalité, en sont de bons exemples.

La musique, élément cher aux symbolistes, devient l’essence de la poésie. Chaque poète n’en conserve pas moins son propre mode de perception. Verlaine définit sa conception de la musique dans son poème "Art poétique". Dès le premier vers De la musique avant toute chose, il confère à la musique une suprématie absolue. La musicalité des poèmes de Verlaine provient principalement du choix des mots et de leurs sonorités (assonances, consonances, rimes intérieures, diphtongaisons), du rythme du vers (nombreux types d’enjambements, déplacement, voire instabilité des accents) et de la présence de mots appartenant au domaine de la musique (ariette, romances, chanson, rumeur). De plus, il existe chez lui la revendication d’une sorte d’impressionnisme de l’écriture qui l’apparente aussi bien à la peinture qu’à la musique dite impressionniste de Debussy et Faure. Tous deux ont illustré musicalement des poèmes de Verlaine : " Le clair de lune ", " Bonne chanson " par Fauré et "Ariette oubliée" par Debussy. L’art de Verlaine exprime le souci d’une libération esthétique, cependant, il n’est jamais question de rupture totale. En effet, ce dernier conserve de l’alexandrin le nombre et la rime, mais y recourt dans un esprit d’émancipation propre à la génération symboliste et impressionniste.

Verlaine, pour apporter une alternance apaisante, montre une grande prédilection pour les vers impairs qui sont liés souvent aux vers pairs :

De la musique avant toute chose

Et pour cela préfère l’Impair

Plus vague et plus soluble dans l’air

Stéphane Mallarmé est également très sensible aux sonorités, à tel point qu’il s’interroge sur la validité du sens en dehors du son. Il s’efforce de dissimuler sa réelle structuration dans une grande souplesse mélodique. Dans "L’Après midi d’un faune " (1876), poème de cent dix alexandrins, Mallarmé parle d’une sorte de feu courant pianoté autour de l’alexandrin. Ce poème qui reflète bien la notion d’impressionnisme musical inspire à Debussy le " Prélude à l’Après midi d’un faune" (1894), et le compositeur précise lui-même les rapports libres entre le poème de Mallarmé et son oeuvre.

Biély et Mallarmé distinguent deux musiques : la musique extérieure, celle de la poésie de Verlaine, et une musique cachée qui circule dans un tout harmonieux et cosmique. Cependant, contrairement à Verlaine ou à Biély, Mallarmé refuse de donner la suprématie à la musique. Il parle de "reprendre à la musique notre bien". En effet, il croit strictement à la valeur incantatoire des vers et cherche à privilégier ce caractère du discours poétique en l’éloignant de la réalité banale. Il rêve de l’idéalité pure, obtenue seulement après un important polissage des vers, principe d’union de l’Etre à la Pensée, qui lui a sans doute été inspiré par la lecture des oeuvres de Hegel.

Comme les autres symbolistes, Mallarmé se montre également sensible à la synthèse du son et du mot chez Wagner cependant, il demeure fidèle à sa préférence pour le mot.

De par sa formation, Biély, le poète symboliste russe, a été davantage porté vers la théorie de la musique. Il tente d’appliquer des techniques d’orchestration musicale wagnérienne à son écriture. Selon lui, plus une oeuvre est proche de la musique, plus elle s’approche de la perfection. Il écrit que le foyer de l’art se déplace vers la musique. Biély diffère de Mallarmé en ce qu’il place la musique au premier rang, avant le mot. D’après lui, seule la musique est apte à exprimer l’ineffable.

Biély est le premier symboliste qui se penche sur la nature acoustique du son, et ce contre Mallarmé qui privilégie la nature du mot. Il donne à chaque son une couleur et un geste correspondant. A l’instar de Mallarmé, Biély pense que la musique doit exprimer des idées mais contrairement à lui, il va jusqu’à dire que les idées ne peuvent pas être exprimées sans la musique qui résume en elle même tous les instants (présent, passé, futur). Il rejoint ainsi les idées de Schopenhauer.

Blok, poète symboliste russe, fut influencé par les théories de ce dernier. La musique occupe une place privilégiée dans les théories de ce philosophe sur l’art : elle y est considérée comme expression de la volonté elle-même, et non comme une copie de l’idée. L’artiste se laisse saisir par les idées, il s’y abandonne. Blok est tout à fait conscient de cette attitude. Il distingue deux types d’artistes : ceux qui se nourrissent du monde, et ceux qui vont vers le monde. Il se sent clairement appartenir à la première catégorie d’artistes. Tout comme Schopenhauer, il pense qu’à travers la musique, on a accès aux puissances les plus profondes qui sous-tendent l’univers et pour cette raison, il est constamment à l’écoute de la musique du monde.

Contrairement à Biély, chez Block les allitérations ne sont jamais évidentes. Elles sont amenées petit à petit, comme si le poète voulait habituer l’oreille du lecteur, la préparer. Il crée ainsi un effet libre de toute contrainte. Cette méthode permet d’établir une base acoustique contre laquelle l’allitération sera davantage illuminée et sera perçue plus soudainement. Mallarmé et Blok sont d’accord sur le fait que les allitérations, que ce soit en prose ou en poésie, ajoutent charme et musique au langage ; Mallarmé rejoint Blok lorsqu’il estime que moins l’allitération est sentie, plus elle est réussie.

L’examen des caractéristiques du style des poètes étudiés conduit à établir une différenciation entre eux : Mallarmé et Biély cherchent une analogie directe entre les deux arts (poésie et musique), tandis que chez Verlaine, la musicalité se consacre à un principe acoustique d’euphonie et de sonorité, et c’est pour cela que ce dernier a produit une poésie profondément musicale. En revanche, Mallarmé a présenté une poésie très travaillée au niveau de la forme. Enfin, Blok et Verlaine forment un duo différent de celui formé par Biély et Mallarmé. Blok se laisse prendre par la musique (qu’il définit comme l’art du mouvement) et les rythmes du monde, Verlaine se laisse effleurer par la multiplicité des réalités pour proférer un langage dont la force réside plus dans la mélodie que dans l’intensité. Blok et Verlaine sont plus spontanément musicaux que Mallarmé et Biély. Ils se laissent saisir comme leurs auteurs se laissaient saisir par les traces sonores des mouvements du monde. Mais après lecture, Mallarmé et Biély suscitent bien davantage de commentaires, d’analyses, et d’interprétations. Ils ne s’abandonnent pas, ils cherchent à reconstruire un univers qui va happer le lecteur. Comme toute oeuvre, ils laissent transparaître confusément les données premières qui ont servi à leur élaboration, l’esprit de leur créateur, son type de perception et son attitude face au monde.

Le destin des quatre grands noms évoqués au cours de cette étude, Verlaine, Mallarmé, Blok et Biély, fournit des indices intéressants : Verlaine est lu, ses poèmes sont parmi les plus belles pièces de la poésie française. Mallarmé a produit des textes hermétiques dont quelques-uns seulement demeurent gravés dans les mémoires, mais ils sont toujours restés objet de séduction auprès de nombreux intellectuels et théoriciens. Blok a produit des poèmes comme ceux de Verlaine qui demeurent lus et relus.

Enfin, il va de soi que l’étude des liens entre la musique et la poésie est une tâche ardue. En outre, chaque création dépend du type de perception de son propre créateur. En étudiant ce sujet, on peut percevoir que les artistes se sont trouvés face à une interrogation difficile, parfois obsédante, voire douloureuse : celle de savoir comment intégrer les données d’un autre art au leur. Leurs différentes façons de résoudre le problème les ont projetés hors des frontières circonscrivant habituellement leur art, et ont permis d’ébaucher deux orientations correspondant à deux états d’âme différents, et par conséquent à deux types d’artistes différents.


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