N° 12, novembre 2006

Les années d’après-guerre : de la nécessaire reconstruction aux enjeux de la mémoire


Amélie Neuve-Eglise


De par sa longueur - huit ans, l’une des plus longues guerres contemporaines - et de par la dimension sacrée qu’elle a revêtue pour une partie de la société iranienne, la guerre Iran-Irak a laissé une empreinte profonde au sein de la population et du système politique de ce pays. Nous allons ainsi tenter de retracer les principales conséquences de ces années de conflit dont certaines, près de 16 ans après la fin des hostilités, demeurent l’objet de débats sociaux-politiques très vifs et d’une grande actualité.

Les conséquences démographiques

Cette guerre a provoqué de très importantes pertes humaines - les chiffres oscillent de 600 000 à 1 200 000 morts du côté iranien, bilan particulièrement lourd pour un conflit régional. Les jeunes hommes de 18 à 30 ans ont payé le plus lourd tribut, créant un phénomène de "classe creuse" bien connu des historiens. Ainsi, au cours des années ayant suivi la guerre, l’infériorité numérique de la population masculine s’est traduite par une baisse globale du nombre de mariages. Le conflit a également entraîné une forte baisse des naissances au plus fort des affrontements, ainsi qu’une hausse considérable du veuvage, touchant souvent de très jeunes femmes. Cette guerre s’est également traduite par la mobilisation volontaire de nombreux cadres et techniciens qualifiés ainsi qu’une pléthore de cadres médicaux qui ont péri au front. Ceci a entraîné un manque important de travailleurs qualifiés au sein de nombreux secteurs économiques durant la décennie des années 1990. En outre, le nombre des blessés de guerre est également très important : un recensement effectué dès 1986 - soit trois ans avant la fin des hostilités - faisait déjà état de 453 090 cas d’invalidités ou d’infirmités causés par la guerre.

Face à ce lourd bilan, l’Etat iranien s’est efforcé de mettre en place tout un système de "réparations" ou d’indemnisations en vue d’apporter un soutien aux mutilés de guerre ainsi qu’aux familles ayant subi la perte d’un proche. Dans ce sillage, de nombreux organismes tels que la Fondation des Martyrs (Bonyâd-e shahid), la Fédération des Oppressés et des Mutilés de la Guerre (Bonyâd-e mostaz’afân va jânbâzân), ou encore Les Quartiers Généraux des Prisonniers de Guerre (Setâd-e azâdegân) ont été créés afin de répartir et gérer ces différentes aides. Ils ont ainsi permis de soutenir matériellement et moralement près d’un million de personnes affectées de façon directe ou indirecte par le conflit. Cependant, ces efforts se sont, dans leur majorité, révélés insuffisants pour faire face à la détresse économique et surtout morale de milliers de vétérans en manque de repères. La question de leur réinsertion dans la société, notamment au travers de leur embauche au sein de certains secteurs gouvernementaux, s’est posée avec acuité. Cependant, les quelques centaines de postes octroyés à ces victimes de guerre n’ont pas suffi à apporter une solution réelle au chômage endémique sévissant dans leurs rangs.

La guerre s’est également traduite par le déplacement et l’exil forcé de milliers de personnes, et ce notamment dans les régions de Khorramshahr, Abadan, et Ghasre-Shirin. A la suite de ces exodes et en prenant en compte les personnes tuées lors d’actions de résistance, certaines zones ont perdu jusqu’à près de la moitié de leur population. Ce conflit a donc eu une forte incidence sur la répartition géographique de la population des zones frontalières. Ainsi, les nombreux combats s’étant déroulés à la frontière de ces deux pays ont entraîné le quasi-dépeuplement de dizaines de villes ; tandis que, réciproquement, d’autres foyers urbains se constituaient pour accueillir ces afflux de réfugiés. [1]

Un traumatisme moral

Outre le très lourd tribut humain, la guerre a également causé un grand traumatisme moral au sein de la société iranienne. Cela s’est notamment manifesté par l’apparition d’importants problèmes psychologiques touchant une partie non négligeable de la population, incluant de très nombreux cas de stress post-traumatique.

L’utilisation d’armes chimiques

-officiellement appelées "non conventionnelles" - par le gouvernement irakien a également causé un véritable traumatisme au sein des populations de Halabja [2] , principal village irakien touché et abritant une majorité de kurdes. Cet usage a été motivé par la volonté du régime de Saddam d’expérimenter ces nouvelles armes ainsi que de profiter du chaos de la guerre pour "résoudre" la question kurde et étouffer leurs velléités indépendantistes. L’utilisation de ces armes s’est ainsi traduite par la mort de milliers de civils essentiellement d’origine kurde. Plus récemment, l’étude menée à Halabjah par la généticienne Christine Gosden a fait état d’un bilan accablant : des milliers de survivants ou enfants de survivants présentent ainsi d’importantes anomalies génétiques et souffrent de lésions cutanées ou de graves problèmes respiratoires. Elle a également observé de nombreux cas de malformations chez les nourrissons. Les conséquences de ce drame en terme de santé publique et d’écologie demeurent donc considérables.

Le cas des prisonniers de guerre et des personnes disparues

Dans le camp irakien comme iranien, de nombreux soldats ont été faits prisonniers et des dizaines de milliers de personnes ont été portées disparues. Même après la fin des hostilités, plusieurs milliers de combattants n’ont pas été relâchés, et ce malgré les injonctions de nombreuses organisations internationales telles que le Comité International de la Croix Rouge (CICR). L’attente et l’absence d’information concernant leurs proches disparus ont fait vivre des milliers de familles dans une angoisse constante ; l’absence d’information concernant leurs proches les empêchant de faire leur "deuil".

Dans le but de mettre fin à leur interminable captivité et de leur permettre de retrouver leurs proches, le CICR a, au cours des années 1990, déployé de nombreux efforts afin de libérer ou du moins de rétablir certains contacts entre les prisonniers et leurs familles. Depuis la fin des hostilités, le bilan affiché par cet organisme est très positif : il a ainsi organisé la libération de plus de 50 000 personnes détenues en Iran. [3] Ce processus s’est clôturé en 2003, lorsque l’Iran a officiellement informé le CICR qu’elle ne détenait désormais plus aucun prisonnier irakien sur son territoire ; alors que, parallèlement, les autorités de l’ex-régime baasiste avaient déclaré dans les années 1990 que leur territoire n’abritait plus aucun prisonnier de guerre iranien.

Les dommages économiques

Au cours des années ayant suivi la fin des hostilités, la question de la reconstruction fut au centre des principaux débats politiques. Ainsi, les dégâts matériels - notamment en terme de destruction d’infrastructures - ont été considérables : des milliers de ponts, de routes, ainsi que des centaines d’usines et de centrales productrices d’énergie ont été réduits à néant. La guerre a également entraîné une envolée des dépenses militaires entraînant à son tour une augmentation considérable de l’endettement public. Le coût de la reconstruction a ainsi été estimé à plus de 300 milliards de dollars. Les pertes humaines occasionnées par la guerre ont également induit un manque de main d’œuvre au sein de nombreux secteurs économiques, pénalisant la reprise de la croissance. Ces pertes n’ont également pas été sans incidence sur le secteur éducatif, qui a souffert d’un important déficit d’instituteurs et d’enseignants universitaires morts au front ou ayant quitté l’Iran au début des hostilités. Face à la crise ambiante et au manque de perspectives professionnelles, de nombreux cadres et diplômés ont également quitté le pays au cours des années ayant suivi la guerre. En outre, la crise économique a incité de nombreuses familles à ne plus scolariser leurs enfants afin qu’ils travaillent, entraînant ainsi un recul du taux d’alphabétisation. L’incertitude économique a également contribué à une nouvelle baisse du taux de nuptialité ainsi que de natalité. La fin des hostilités s’est également traduite par une forte période d’instabilité économique et une inflation endémique, freinant le rétablissement d’une situation sociale et économique stable. Ce conflit aura cependant permis un important transfert de main d’œuvre vers le secteur de l’industrie et des services, conférant au secteur agricole une importance relative moindre au sein de l’économie iranienne.

La création d’une "culture de guerre"

Bien que les combats de la guerre Iran-Irak se soient essentiellement déroulés aux frontières de ces deux pays, les bombardements ayant touché certaines grandes villes d’Iran - dont Téhéran -, mais surtout la création d’une culture de guerre largement diffusée au travers des médias a étendu les répercussions du conflit à l’ensemble de la population civile qui a vécu ce que l’on pourrait appeler une "intense expérience de guerre". Les éléments constitutifs de cette culture de guerre étaient largement inspirés de notions dérivées de l’historiographie chiite comme celles de guerre épique, de martyre, de pureté et de dévotion, ou encore de la croyance en un au-delà meilleur. La guerre a ainsi entraîné la création de mythes durables, tel que celui de la "défense sacrée" (defâ’-e moghaddas) transformant une lutte géopolitique en combat du bien contre le mal, ou encore celui des basiji [4] sauveurs du peuple.

L’utilisation du discours mais aussi de supports médiatiques tels que la télévision, le cinéma et plus particulièrement le film documentaire a été un puissant vecteur de la diffusion de cette culture. Ainsi, une pléthore de documentaires ont été tournés sur le front même, tels que "Revâyat-e fath" ("Récit de la victoire") de Shahid Avini qui, malgré sa portée informative, verse souvent dans un lyrisme non dissimulé. La rédaction de nombreux ouvrages relatant en détail la "culture du front" (farhange-jebhé) caractérisée par les valeurs d’ordre, de sacrifice de soi, et de fraternité, ont également participé à la création de la figure du pieux soldat sacrifiant sa vie sur l’autel de la patrie. La diffusion de nombreux chants patriotiques, les informations télévisées quotidiennes, et ces documentaires ont donc contribués à faire connaître les événements de la guerre et les idéaux qu’elle véhiculait au sein de chaque foyer, faisant du conflit une réalité touchant psychologiquement jusqu’aux zones les plus éloignées du théâtre des opérations militaires.

La question de la mémoire : entre le désir d’oubli et la nécessité du souvenir

La question de la mémoire, phénomène construit à postériori et se trouvant souvent au centre d’enjeux éminemment politiques, s’est posée de façon particulièrement épineuse à la fin du conflit. Quelle mémoire construire, quels souvenirs célébrer ? Dans quel but ? Cette question n’en a pas fini de diviser la société iranienne entre ceux désireux d’oublier, et ceux voulant à tout prix garder vivante la mémoire de la guerre et surtout les valeurs et la "culture du front" s’étant constituées durant ces années de combat. N’en déplaise à une partie de la population, la politique de l’Etat iranien semble davantage avoir choisi la seconde option, glorifiant la figure des martyrs en leur dédiant de grandes fresques lyriques peintes sur les façades d’immeubles, en baptisant rues, centres, et sites officiels de leurs noms, ou encore en organisant de grandes cérémonies chargées d’émotivité en leur mémoire. Les années ayant suivi la guerre ont donc été le témoin de l’édification de tout un symbolisme qui, bien que guidé par la volonté de rendre hommage au réel courage dont ont fait preuve de nombreux combattants, puisait également sa source dans une raison d’Etat désireuse de garder vivant l’esprit de la guerre et les valeurs qui l’avait guidée en vue de maintenir un certain ordre politique et social. Cette politique s’est également traduite par l’apparition de nombreux magazines tels que "Shalamtcheh" (nom d’un champ de bataille où de nombreux iraniens perdirent la vie), "Jebhe" (Le front), ou encore "Sobh" (Le Matin). Contenant essentiellement des récits du front ou des lettres exprimant les dernières volontés des soldats morts au front, ces publications ont également participé à l’édification de la mémoire de la guerre. La publication de nombreux journaux personnels et des mémoires du front par le Bureau pour la Littérature et l’Art de la Résistance (Daftar-e adabiyat va honar-e moqâvemat), parallèlement à l’émergence d’un cinéma consacré au thème de la défense sacrée produit principalement par les Gardiens de la Révolution Islamique (Sepâh-e pâsdârân-e Enghelâb-e Eslâmi), s’inscrivent également dans cette tendance. L’édification de cette mémoire contribuait également à affirmer la légitimité d’un ordre politique dont l’assise était encore fragile, et qui n’avait existé jusque-là qu’en temps de guerre. Etant donné la disparition de la menace irakienne, la nécessité de trouver de nouvelles bases de légitimation ne se basant pas exclusivement sur la "défense sacrée" de la patrie a motivé l’édification de cette mémoire post-guerrière ; présentant notamment le système comme le gardien de valeurs suprêmes ayant permis à l’Iran de tenir tête à l’agresseur irakien. Sans nier le courage réel et le profond héroïsme dont ont fait preuve de nombreux combattants, la construction d’une mémoire de guerre aux allures d’épopée mystique a ainsi fait partie intégrante des nouvelles techniques de consolidation des assises du gouvernement d’après-guerre.

Aujourd’hui encore, de nombreuses biennales exposant des photos ou des œuvres d’art consacrées au thème de la guerre sont organisées. L’un des derniers exemples en date est l’exposition Ayneye Hozoor (Le Miroir de la Présence) organisée à la Galerie Sabâ durant le mois d’octobre et exposant les clichés "du front" de nombreux photographes professionnels ou amateurs. Cette initiative s’inscrit d’ailleurs dans la lignée de centaines d’autres qui traduisent toutes une volonté de garder vivant le souvenir de cette période

Outre son lourd bilan humain et matériel, la guerre Iran-Irak s’est donc caractérisée par l’émergence de nouvelles références et valeurs qui n’en ont pas moins marqué de façon très diverse les mentalités des combattants et des civils. Dans son sillage, la question de l’élaboration de la mémoire a également constitué une des lignes directrices du jeu politique de la décennie des années 1990. Reste cependant la question de la transmission de l’héritage de la guerre - dont le contenu continue à diviser bien plus qu’il ne rassemble - à la nouvelle génération née pendant ou après le conflit, interrogation qui en amène une autre : quelle type de mémoire transmettre, pour autant que l’on considère cette transmission comme nécessaire ? Cette question s’est posée au sein de toutes les sociétés ayant été affectées par un conflit. La France de l’après Première Guerre Mondiale ne fait pas exception, le désir de mémoire s’y étant manifesté au travers de la création du mythe du soldat inconnu et de tout un cérémonial rendant hommage aux "héros de la guerre", des monuments aux morts aux multiples cérémonies du souvenir. Etant donné le danger encouru par toute nation frappée par l’oubli de son Histoire, la nécessité de transmettre la mémoire ne semble donc plus être à nier. Cependant, comment l’insérer au sein de la trame des événements historiques nationaux, en évitant le double écueil consistant soit à réduire sa dimension unique, soit à le porter au Panthéon de l’Histoire ? La perpétuation du débat et l’élaboration d’une véritable historiographie de la guerre imprégnée d’un élan critique et d’une certaine distance semble être un premier pas vers l’édification d’un regard plus juste et désidéologisé sur cette période douloureuse.

Notes

[1Ces réfugiés comptaient également dans leurs rangs de nombreux kurdes d’Irak victimes des exactions du régime baasiste.

[2Ces armes auraient causé la mort de près de 5 000 personnes en l’espace de quelques heures.

[3Tous les détenus irakiens ne sont pas rentrés dans leur pays, et certains d’entre eux ont choisi de rester en Iran en entamant une procédure de naturalisation.

[4Force paramilitaire créée par l’Ayatollah Khomeiny afin de grossir les rangs des volontaires et lancer des attaques groupées contre les baasistes.


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