N° 11, octobre 2006

Ghâssem le parieur


Mohammad Mohammad-Ali
Traduit par

Mahmoud Goudarzi


Un rayon de lumière projeté de la salle éclairait le centre de l’obscure cour du château ; on eût dit un long serpent rampant vers le désert. Des éclats de rire parvenaient jusqu’aux salles d’en face, en brique, aux plafonds fuligineux. Ils étaient assis tous les quatre autour d’un brasier dont les charbons rappelaient un bouquet de roses. Le borée agitait les draperies usées des portes. Le long serpent de lumière se déplaçait un peu. C’était Nowrouz [1] . Ghâssem, en pyjama blanc, se leva, s’écarta du brasier, prit le plateau vide sur le tapis, assena avec force quelques coups en son milieu et dit :

" Si vous vous tenez coi, je jure par Dieu que j’y arriverai sans incident."

"Mais si tu n’y vas pas, cela prouvera que tu manques de courage" dit Habib, originaire de Baqetcheh Bid, en s’adossant à un traversin dans un coin de la salle.

Ramadan Mullah Karim, souriant, se tourna vers Habib :

" Ne dis pas cela. Il est mari et père, lui. اa le blesse. "

Ghâssem rit comme les autres. Puis, avec la théière rafistolée, il versa du thé et en offrit aux autres. La fumée des chibouks embuait l’air de la salle et sortait lentement par l’entrebâillement de la porte. Hadj Abolfazl, du village de Darreh Tchaman, pouffa. Il ramena sur son genou le pan de son manteau. Il essaya de dissuader Ghâssem, mais celui-ci insista :

" Je prends la broche de mon brasier pour un clou. Décidez du lieu ! Je l’y enfoncerai et après, je reviendrai."

Ramadan passa son chibouk à Ghâssem :

" Vas-y et cloue-le où tu voudras ! Moi, je doublerai le pari. "

" Si c’est sérieux, je me mets en route" dit Ghâssem.

" Si tu enfonces le clou devant la tombe de Hadj Amdjad, je doublerai moi aussi ma mise. Tu es d’accord, Hadji ? " dit Habib.

" Mon fils, n’y va pas, je te dis ! Que tu y ailles ou non, je te donnerai à chaque moisson, trente kilos de blé de plus " dit Hadj Abolfazl tout en riant et en déplaçant le traversin sur lequel il était assis.

Ghâssem se leva d’un bond. Il mit son vieux manteau et son feutre, serra sa ceinture verte pour y placer la broche à la manière d’un poignard. Puis il se ravisa et le mit dans sa poche :

" Je mettrai trois quart d’heure pour l’aller et trois quarts d’heure pour le retour"

Quand il referma la porte derrière lui, il entendit Hadj [2] Abolfazl qui disait :

" Il a l’esprit à l’envers, celui-là ! Et vous, qu’est-ce que vous faites ? Vous lui jouez de sales tours… "

Il s’en alla sans écouter la suite. Il avança, foulant le dos chatoyant du serpent de lumière, accompagné par les rires de ses amis et de ses proches. On entendait les bruits des grillons et des scarabées qui parvenaient des lézardes des murailles du château. Une fois dehors, il voulut revenir vers la salle où s’étaient réunies les femmes pour informer son épouse de son projet. Mais il constata que cela le retarderait. Sa femme exigeait peu de la vie. Elle n’appréciait pas que les habitants du château, que ces messieurs, se payassent la tête de son époux. Elle le lui avait maintes fois répété. Quant à ce dernier, il lui répondait :

" On vit dans un village isolé. Si on ne rigole pas, on va pourrir et crever dans la solitude ".

Le désert était muet. Il détestait, disait-on, que l’on dérangeât sa solitude nocturne. A mesure qu’il s’éloignait du château, Ghâssem chantait de plus en plus fort. Il venait de passer par les champs secs des habitants de Darreh Tchaman. Il lui semblait qu’il allait pleuvoir. Il pressa le pas. Il courait et haletait lorsqu’il remarqua l’ombre de l’énorme platane au milieu du cimetière. Le mur de la morgue était bas, et il savait que la tombe de Hadj Amdjad se trouvait entre le platane et la morgue. Il s’arrêta sur le pont au-dessus de la rivière et regarda derrière lui. Il faisait très sombre et il risquait de pleuvoir d’une minute à l’autre. Ghâssem souhaitait qu’il ne plût pas afin de pouvoir atteindre au plus tôt les provisions de farine et de pain qui les auraient nourris, lui et sa famille, pendant un an. Il n’aimait pas quémander quoi que ce fût. Parmi les habitants du château, il était le seul qui n’avait pas son propre lopin de terre et qui devait travailler pour autrui.

Une lanterne brillait dans la morgue. Il allait s’arrêter et faire des prières pour les âmes des morts, lorsqu’il crut voir bouger une bière. Il releva le pan de son manteau et se mit à courir, répétant " Au nom d’Allah… " [3] . Ce creux dans le tronc de l’arbre où un homme aurait bien pu se cacher, avait l’air d’une bouche de caverne qui l’invitait : " Viens ! Viens ! ". Pris de peur, il trébucha, tomba sur le sol et poussa malgé lui un grand cri. Une cigogne perchée sur l’arbre se réveilla et battit des ailes. Ce bruit se mêla au hululement d’un hibou perché sur le toit de la morgue. Le chien sortit de la citerne vide et asséchée où il dormait d’habitude. Soudain, le cimetière parut très sombre à Ghâssem. Il essaya de se rassurer en pensant au dernier jour des cinquante mille années [4], le jour où tout s’effondrerait avant d’être rétabli. Il s’empara d’une pierre et, se redressant à demi, courut vers le chien. Il réussit à le chasser mais sa ceinture se détacha et tomba par terre. La tombe de Hadj Amdjad était là, à cinquante pas du platane. On pouvait la distinguer de par sa couleur blanche et de par le fait qu’elle se dressait à deux centimètres du sol. Ghâssem s’assit sur la tombe et sortit le clou de la poche de son manteau. Il le plaça au pied de la tombe, et avec une grosse pierre, il frappa sur la tête tordue du clou. Il frappait toujours plus fort, mais le clou pénétrait difficilement. A chaque coup, on entendait un sanglot accompagné d’un soupir. Un soupir encore, puis des soupirs… Il essaya de se persuader qu’il avait des hallucinations.

Au milieu du brouhaha des morts, il reconnut la voix de Hadj Amdjad :

" Que veux-tu de ce pied ? Frappe plutôt sur l’autre, le mauvais, celui qui a des cors, veux-tu ? Non ? "

Des mille-pattes étaient sortis des trous de la tombe et grouillaient sur les autres stèles. Une moitié du clou était déjà enfoncée. A plusieurs reprises, la pierre toucha l’autre main de Ghâssem. Le nombre des mille-pattes allait toujours croissant. Trois centimètres de clou restaient hors du sol. Ghâssem était à bout de patience. Il voulait se lever, mais ne le pouvait pas.

Hadj Amdjad lança :

" Ghâssem, mon voisin, mon ami ! Ce n’était pas le bon moment pour venir, mais maintenant que tu es là, reste donc un peu chez nous ! Veux-tu ? Non ? "

Ghâssem se sentit tout engourdi. Quel sale tour ! Il ne pensait plus au sac de farine. Il lui fallait rebrousser chemin. Au pire, on rirait de lui au château, puis on oublierait tout le lendemain. Il devait fuir et sauver sa peau avant qu’il ne perdît la raison…

La main de Hadj Amdjad était sortie de la tombe et tenait fermement le pan du manteau de Ghâssem. Il avait, comme son frère Hadj Abolfazl, un rire strident et une voix rauque :

" Nous les morts, nous nous réunissons pendant Nowrouz, colportant des nouvelles sur les vivants. Ce soir, tu seras notre convive. Nous savons beaucoup de choses que tu ignores… "

Ghâssem hurla à pleins poumons : "Non ! "

" Pourquoi pas ? Je dirai à mon frère, à ce renard rusé, que tu es chez nous. Sur ma demande, il te payera pour ta peine".

Il serra plus fort, si bien qu’il terrassa Ghâssem et le coucha sur la tombe. Il avait si soif que sa langue pendait hors de sa bouche. Un moment plus tard, il vit trois individus qui, restés debout autour de lui, demandaient aux autres de se taire. L’un d’entre eux saignait de l’œil ; un autre crachait du feu. Le troisième, une longue faux dans la main et un rouleau de papier sous le bras, s’avança et chuchota à l’oreille de Ghâssem :

" Tu es convoqué ! "

" Convoqué ? اa veut dire quoi ? "

" اa veut dire : c’est fini ! Tu dois mourir. "

" N’y a-t-il pas parmi vous une fée, un ange que l’on puisse regarder et mourir tranquillement après ? "

" Toujours badin ! Tu ne demandes pas pourquoi si tôt ? "

" Cette vie, c’était moi qui la rendais douce. Elle ne m’offrait pas grand-chose pour que je la regrette. "

" C’est bizarre ! Mais tu avais l’air de bien t’amuser. "

Ghâssem eut seulement le temps de cligner encore une fois des yeux. Puis, deux des individus l’aidèrent à enlever son large manteau. Ils lui donnèrent ensuite l’ordre de courir vers le bord de la rivière qui se trouvait à proximité ; ce qu’il fit tout en gardant sa bonne humeur et, riant aux éclats tels des fous, ils dirent : " Qu’il coure à perdre haleine jusqu’à ce qu’il se fatigue… "

La femme de Ghâssem, tenant un bout de son tchador entre les lèvres, dit à Hadj Abolfazl :

" Vous qui êtes un homme sage, pourquoi l’avez-vous laissé partir ? Ghâssem vous aurait écouté. "

" Je lui ai dit de ne pas partir, mais il a fait la sourde oreille. Ne t’en fais pas trop, cependant. Tel que je le connais, il doit avoir planté son clou et maintenant, gai comme un pinson, il est sans doute sur le chemin de retour. Ou peut-être qu’il a eu peur et qu’il est allé se coucher quelque part. "

" Ramadan, mon frère ! Fais quelque chose ! Je meurs d’inquiétude. La nuit, seul dans le désert… J’ai peur que les fauves l’aient dévoré ".

" Ne t’inquiète pas ! Reste tranquille ! Tu connais bien ton mari. Il n’est pas né de la dernière pluie. Il sait comment se débrouiller. Mais Sakineh, entre nous, s’il plante le clou au pied de la tombe de Hadj Amdjad, ça va coûter cher à Habib".

Un vague sourire s’esquissa sur ses lèvres, puis disparut. Ramadan dit :

" Bien, en route ! Cherchons-le ! Pourquoi rester dans le château ? Sakineh, ne fait-il pas froid dehors ? "

" Il fait beau et la lune est bien visible. Alors, dépêchez-vous ! Hadji, restez auprès des femmes et des enfants ! "

" Tu m’as obligé à partir et maintenant tu veux que je reste ? J’aimerais bien voir ce qui est arrivé à ce vantard. Il doit avoir uriné de peur dans son pantalon, et toi, Sakineh, tu vas devoir le laver demain."

Tous éclatèrent de rire, puis les hommes sortirent de la salle. Derrière le château, Habib dit :

" Hadji, il vaut mieux rentrer. Je suis inquiet. Je sens qu’il va nous arriver un malheur.”

" Quand nous serons au cimetière, rappelle-moi de prier pour les morts ! Cela rachète les péchés".

Arrivés aux champs, Ramadan les arrêta soudain d’un geste de la main. Ils s’arrêtèrent net tous les trois :

" J’ai aperçu quelqu’un au sommet de cette colline. Ses habits étaient blancs, tout blancs ".

Habib dit : " Moi aussi, je l’ai vu. Il courait vers la rivière. Mais Ghâssem portait un manteau noir, lui. Hadji, il vaut mieux rentrer. "

" Ghâssem, fils de… progéniture d’une femme de Baquetche Bid et d’un homme de Darreh Tchaman… d’un tel couple on ne peut pas mieux espérer. "

Hadj Abolfazl dit : " Maudit soit votre race poltronne ! On est trois, et vous avez peur ?! Comment avez-vous pu le laisser partir ? Sans lanterne en plus. Etait-ce une des conditions de votre pari ?"

" Quand il partait, tu as ri, toi aussi. Tu étais donc d’accord, pas vrai ? "

En apercevant la morgue, Ramadan se glissa derrière Hadj Abolfazl.

" Si ma sœur n’était pas concernée, j’aurais couru jusqu’au château sans même regarder derrière moi. Tiens, qu’est-il arrivé à l’homme aux habits blancs ? On ne le voit plus. "

Habib dit : " Il est peut-être allé dormir dans la citerne du village de Darreh Tchaman. Et nous nous donnons tant de peine pour rien. Hadji ! Ghâssem à l’habitude d’être imprévisible. "

Le chien de garde de la morgue aboya dans leur direction. Ils s’éloignèrent un peu l’un de l’autre, puis, empoignant chacun une pierre, rasant le sol, ils coururent vers le chien. Hadj Abolfazl devançait les autres. Du côté de la morgue, une voix appela Ramadan par son prénom, lui demandant secours :

" Ramadan, n’aies pas peur ! Viens ! Je suis dénudé, mais n’aies pas peur, mon ami ! "

Ramadan, hébété, s’avança. Arrivé près de la porte, il entendit de nouveau la voix. Il hurla :

" Au secours Hadji, le cadavre de mon père est loin, il attend qu’on lui apporte un linceul. Hadji, Hadji ! "

Il était couché par terre. Hadj Abolfazl aurait appelé Habib pour qu’ils l’aident à deux, mais ses lèvres ne se desserraient pas. Il restait debout derrière le platane. Il vit une chauve-souris qui tournait autour de la tête de Habib et qui lui effleura soudain le visage de ses ailes. Elle partit, s’en revint, et de nouveau… Habib s’assit sur la tombe et se prit la tête entre les mains :

" O père de mon père ! Oh je n’aurais pas dû venir. Du moins, pas sans avoir fait mon testament. "

Hadj Abolfazl savaient que Ramadan et Habib s’étaient enfuis. C’était uniquement par dignité de vieil homme qu’il restait, sinon, lui aussi aurait déjà filé ou du moins, fermé les yeux pour ne rien voir. Il entendait ces corps inhumés dans le sein de la terre qui lui montraient tous la tombe de Hadj Amdjad. Il était perdu, étourdi. Néanmoins, il parvint à la localiser. Il se jeta sur la tombe et fondit en larmes. Le ciel fondit, lui aussi, en larmes. Quelques coups de foudre et de tonnerre consécutifs …et puis la pluie…

Dans le vacarme de la pluie, il distingua la voix de son frère :

" Parmi tous les tyrans, vous seul auriez pu faire à Ghâssem ce que vous venez de faire. Toi, fine mouche, tu n’as pas remarqué son ingénuité, sa naïveté ? "

" Moi, je ne le lui ai pas demandé. Mais je lui ai fait du tort et j’implore Dieu de me le pardonner… "

" Regarde son visage ! N’aies pas peur ! Tourne-toi ! "

Il se tourna, épouvanté. Ghâssem était là, debout, les mains sur les hanches. Une auréole cernait la moitié de son visage, tandis que la pluie dégoulinait le long de l’autre moitié. Son corps était maigre et décharné, et portait des traces de blessures par endroits. Il regardait du côté du village, tout en murmurant le nom de sa femme.

" Il faut que tu fasses quelque chose, repris Hadj Amdjad, toi qui mènes une vie passablement aisée. Les autres, on ne peut rien attendre d’eux. Le château est sans défense, le cimetière sans protection… Sous tes pieds gît le manteau de Ghâssem. Vénère-le ! Donne-lui ce qu’il mérite ! Après-demain, jeudi au soir, le cortège funèbre doit commencer sa marche par le bassin du moulin. "

Ayant écouté les dernières paroles de son frère qui défendait Ghâssem, Hadj Abolfazl se releva. Il savait qu’au château, personne n’avait dormi de la nuit et qu’au chant du coq, quatre femmes avec une quinzaine de petits enfants prendraient le chemin du désert, et que ceux qui les verraient dans les champs ça et là viendraient se joindre à eux.

On retrouva Ramadan sur le pavé, devant la morgue. Il était recroquevillé, toujours en tête-à-tête avec son père. On l’appela et on lui frotta les épaules pour s’assurer qu’il n’était pas mort. C’est près de la citerne que l’on trouva Habib. Il avait enlevé son manteau et l’avait mis sur sa tête pour se protéger des chauves-souris et des hiboux. Il essayait de maîtriser les continuels spasmes de son corps en enfonçant ses ongles dans la terre.

Notes

[1Le jour du nouvel an, au mois de mars.

[2Hadj ou Hadji : titre donné à ceux qui ont accompli le pèlerinage à la Mecque.

[3Incantation que l’on emploie pour conjurer les djinns et les mauvais esprits.

[4Le Jugement dernier qui selon l’Islam durera cinquante mille ans.


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