Elle nous regarde fixement. Quelle importance… ? Nous passons notre chemin. Mais de nouveau, les mêmes beaux yeux nous suivent. Nous l’apercevons et nous détournons la tête. Ses perles noires ont l’air tristes. Quelques secondes passent. C’est vrai ! Nous sommes la cible de nombreux regards. Cette belle gazelle n’est pas seule au milieu de ses congénères, appartenant à diverses races animales. Le tigre sibérien, le paon indien, le rhinocéros d’Afrique, l’onagre de Perse, … tous sont ses compagnons mais aucun ne bouge. Ils sont inertes et pourtant si vivants, figés pour l’éternité. Dans cette salle qui fait office d’habitat pour ces animaux venus d’ailleurs, la mer, le désert et la forêt ont perdu leurs véritables proportions. Le lieu en question est en fait le Musée de La Nature Sauvage, à n’en pas douter l’un des musées les plus exceptionnels de l’Iran.

Après nous être dirigées vers le nord de Téhéran, en direction de Darabad, nous montons une rue pour nous approcher d’une grande grille joliment forgée. A chacun de nos pas le panorama de la capitale émerge de plus en plus devant nos yeux. La cour pittoresque du musée voisine avec les montagnes d’Alborz dont l’air frais afflue vers les visiteurs du site. Ici la pollution urbaine n’a pas encore gagné droit de cité. Les gens sont attroupés autour des volières, en particulier près de la cage réservée aux paons où ces derniers exhibent leur riche parure de plumes multicolores. Une voie pavée bordée d’arbres et de fleurs conduit au bâtiment central du musée. A l’intérieur, dans la première salle, sont exposés des animaux tel que des boas, un tigre bengalais et d’autres animaux empaillés [1] du sud-est de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique du nord, au nombre desquels on distingue également le chamois et l’ours brun. Dans la deuxième et la troisième salle, on peut admirer une collection riche et variée de volatiles et de mammifères venant des quatre coins de l’Iran ; le chacal doré, la hyène rayée, le mouton Urial, l’onagre de Perse et le guépard d’Asie, la race de ces deux derniers étant malheureusement en voie d’extinction. Une peau de tigre iranien vieille de 58 ans est étalée à même le sol, au centre de la salle. L’esturgeon de la Caspienne, de quatre mètres de longueur, est assurément le principal trophée [2] de cette aile du musée. La quatrième salle comprend des mammifères d’Afrique, le plus fameux étant un puissant et majestueux rhinocéros. Dans la sixième salle, on peut observer des poissons de mer et d’eau douce qui nagent librement derrière les vitres des aquariums, lesquels imitent remarquablement les silencieux fonds marins. Dans une serre assez large cohabitent amicalement des oiseaux divers et variés dont, entre autres, des moineaux, des canards, des faisans et des cygnes. La présence d’animaux vivants et d’animaux morts fait de ce musée l’un des plus singuliers au monde, comparable à celui du Mexique.

On monte alors des escaliers pour retrouver, du côté droit des marches, un gigantesque serpent assoupi au milieu d’une jungle artificielle. Long de près de deux mètres, il est, sans doute, le reptile le plus grand du musée.

Au deuxième étage, plus aucune trace d’animaux. Ce niveau comprend des fossiles, des minéraux, des pierres précieuses et des dioramas [3] qui rendent compte de certaines étapes de la création de l’univers. Il s’agit de la septième salle, la salle de géologie et de paléontologie. A gauche, une centaine de fossiles est rangée dans des vitrines. Le plus ancien est vieux de 1200 millions d’années. C’est une algue bleu verdâtre nommée Stromatolite. Cette collection de fossiles est le fruit d’une quarantaine d’années de travaux et de recherches réalisés par le Dr. Méïssami. Juste au milieu de la salle des spécimens, divers minéraux et pierres précieuses sont placés sur des tables, parmi lesquels le quartz, le sulfure, la calcite, la turquoise, l’opale et le lapis-lazuli. Chose particulièrement intéressante, on y découvre aussi le moule d’un fossile de dinosaure végétarien appartenant à l’ère jurassique, découvert dans la province de Kermân. Il pèse 500 kg et mesure 6 mètres. La partie principale de la salle représente d’impressionnants dioramas relatifs au système solaire, et à l’évolution de la vie sur terre au cours des différentes ères.

Nous entrons ensuite dans une huitième salle, située dans un bâtiment extérieur. On y rencontre différentes sortes de papillons, d’élégants insectes, fins et colorés. Après la salle des papillons, on découvre l’aile des carnassiers où l’on peut observer le léopard iranien, le lion et le léopard africains, soigneusement protégés par les barreaux de leurs cages respectives.

Au dessus de la porte d’entrée d’un autre bâtiment, un petit panneau indique " Atelier de Taxidermie [4]". A peine ouvre-t-on la porte qu’une odeur étrange nous parvient. A l’intérieur, un homme d’une soixantaine d’années, vêtu d’une blouse blanche, est en train d’empailler un petit animal.

Monsieur le Docteur Hedayat Tajbakhsh est le fondateur du Musée de La Nature Sauvage et le précurseur de la taxidermie en Iran. Né en 1940 dans une famille férue de chasse et appartenant à la noblesse qâdjâre, il reste fasciné par la chasse. " Je n’ai ouvert les yeux qu’au milieu des animaux comme le cheval et le faucon ", nous dit-il. Son frère et lui accompagnaient leur père à la chasse. Peu à peu, ils ont décidé de trouver le moyen de préserver le cadavre des animaux chassés. En ce temps là, la pratique de la taxidermie n’avait pas encore cours en Iran. " On amenait les oiseaux que l’on chassait sur le toit, on leur plaçait des briques sous les ailes, et on les exposait au soleil. La seule chose que l’on obtenait, c’était des vers qui descendaient les escaliers, une odeur dégoûtante, et pour finir, les punitions de ma mère ! ". En 1954, encore adolescent, il livrait des spécimens d’animaux à l’Université de Téhéran. Ce fut là qu’il découvrit pour la première fois l’art de la taxidermie. En 1960, il collabora avec le fameux Club de Chasse fondé par de véritables passionnés de cette discipline. Ensuite, il partit pour Chicago avec un corps enseignant américain venu en Iran pour réaliser des recherches sur des spécimens animaliers de la chaîne de montagnes Zagros. En 1968, il obtint la maîtrise de l’Université de Chicago et de l’Institut International " Jones Brothers" [5]. En 1987, il soutient avec succès son doctorat en histologie des animaux sauvages à l’Université de Monterrey au Mexique. Il rentre à Téhéran en 1991. Le docteur Tadjbakhsh a consacré toute sa vie à sa passion. L’encyclopédie de la chasse " Nakhjiran " - disponible à la bibliothèque du musée - est le fruit de toutes ces années de labeur. Il a par ailleurs rédigé plus de trente essais scientifiques et obtenu 122 médailles dont 78 en or. Il a également parcouru une trentaine de pays en vue de compléter les collections iraniennes. Actuellement, environ 50% des animaux empaillés du musée font partie de sa collection personnelle.

A propos de la taxidermie, il nous explique que : " Cela consiste en l’art de décorer les peaux. Les animaux deviennent éternels mais ne marchent pas, ne mangent pas et ne volent pas. Avec leur regard figé, ces animaux sont des modèles morts de spécimens vivants". Dans l’ancienne Egypte, on pratiquait cet art sur les cadavres des pharaons pour les embaumer, en vue de leur résurrection future. Ailleurs, en Afrique, chaque animal était considéré comme le symbole d’un événement social particulier. Source d’inspiration pour la population, ils étaient empaillés à cet effet et adorés par ces derniers. Depuis le siècle des Lumières, la taxidermie a constitué un moyen, pour les chasseurs, d’honorer leurs propres victoires dans le face à face entre l’homme et la bête. La méthode de la taxidermie moderne a été inventée pour la première fois en Hollande au XVIIe siècle. Comme nous l’explique Tadjbakhsh : " Dans cette méthode scientifique, on n’empaille plus la peau mais on utilise des matières chimiques comme la fibre de verre et l’acrylique. Après avoir procédé au moulage de l’animal, on le couvre avec sa propre peau soigneusement tannée. " Aujourd’hui le rhinocéros exhibé dans le Musée de Zoologie à Florence en Italie constitue le modèle le plus ancien empaillé selon cette méthode.

Selon lui : " La taxidermie voisine avec l’art, la science, la peinture, la sculpture, la décoration et le design d’une part, et avec l’anatomie, la zoologie, la biologie, la chimie, la physiologie et l’écologie, d’ autre part. En recourant à toutes ces disciplines, on parvient à recréer un animal. L’intérêt de la taxidermie n’est plus à prouver. Des animaux empaillés dans un musée sont comme des livres sélectionnés dans une bibliothèque : on peut ainsi s’en servir plusieurs fois pour des recherches scientifiques. Cependant, la principale utilité de ce travail est la préservation de la nature sauvage en empêchant la chasse irrégulière et en encourageant les chasseurs à chasser méthodiquement ".

Au sortir de l’atelier, l’air frais se substitue à l’odeur de résine et de formaldéhyde. En nous éloignant du musée, nous avons le curieux sentiment d’entendre le rugissement du lion africain qui se prolonge depuis sa cage jusqu’à l’allée. Il vient alors à l’esprit que, peut-être à ce moment précis, d’autres lions rugissent avec frénésie au milieu de jungles luxuriantes ; que des milliers oiseaux battent des ailes dans le ciel infini ; que des millions de poissons évoluent et continueront d’évoluer dans le bleu marin des océans ; et que la vie continue…

Notes

[1Empailler : remplir de paille le corps d’un animal mort afin qu’il conserve sa forme originale.

[2Trophée : animal tué à la chasse.

[3Diorama : panorama en trois dimensions.

[4Taxidermie : art d’empailler les animaux vertébrés.

[5Jones Brothers : le plus grand et le plus célèbre institut de taxidermie du monde.


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1 Message

  • Au pays des animaux muets 2 décembre 2011 21:20

    Il y a quelques années que l’écoute du mot "animal" m’interpelle et de plus en plus vigoureusement après avoir découvert le sort "mauvais" qui leur était réservé durant leur vie ou même en finale ! Je hais la chasse même si je suis prête à la comprendre dans un but très spécifique !!! Je comprends évidemment qu’il existât un musée consacré aux animaux mais supporterais difficilement d’aller chez des amis et y voir des animaux empaillés, chassés par eux dans un but moins qu’honorable !

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