N° 11, octobre 2006

Les temps ont changés


Mahdi Shodjaï
Traduit par

Shekufeh Owlia


Comme il fait froid ce soir ! Ce vent glacial qui fouette mon visage ravive les souvenirs lointains des nuits passées à la campagne ; le ciel y était toujours parsemé d’étoiles et le sol couvert de neige. Mais l’été touche à peine à sa fin et l’hiver est encore bien, bien loin. Mais…nous ne sommes qu’à la mi-août ! Il faut attendre encore quelques mois avant que la saison des grands froids n’arrive.

Je me demande comment cette bise s’empare de moi, de son pas aussi léger qu’une plume, mordant mon corps à belles dents aussitôt entrée en moi. On dirait des aiguilles pointues qui s’enfonceraient méchamment dans mes os. Peut-être ne fait-il pas aussi froid qu’il me semble, après tout. Il s’agit probablement des symptômes avant-coureurs d’une maladie aussi vieille que la terre : la vieillesse. Est-ce mon dentier qui fait claquer mes dents comme cela, les unes contre les autres ? Pénétrant sans doute par la strie de mes rides, cette vague de froid gagne tout mon corps, et même mon cœur. Si seulement j’avais encore ma taille élancée et mon dos droit d’autrefois, le froid ne se permettrait certainement pas de s’emparer de moi. Si seulement ma jeunesse me revenait, ne serait-ce que pour quelques instants, je donnerais une bonne leçon au froid dont il se souviendrait jusqu’à la fin de ses jours ! Mieux vaut laisser vivre en paix un homme qui, dans sa jeunesse, pouvait parcourir la distance entre deux villages à pied. Mais hélas, que voulez-vous ? La jeunesse cède toujours sa place à la vieillesse ; c’est bien connu et personne ne saurait y échapper. Pauvres de ceux qui n’ont pas su profiter de leur tendre jeunesse avant que leur vieillesse n’arrive !

Il fait vraiment un froid glacial. Et si j’allumais une cigarette ? Quelle idée ! Ce vent glacial, gémissant sans relâche, m’empêche de l’allumer. N’allez surtout pas croire que je vais abandonner comme un lâche. Je vais persévérer jusqu’à ce que j’y arrive. Ces petits gestes routiniers, dépourvus de toute importance apparente dans la vie quotidienne, se transforment en des plaisirs à la fois rares et coûteux quand les temps deviennent durs. Ainsi, étant donné les circonstances, le fait même de fumer une cigarette me procurerait une joie immense et qu’il me serait impossible de décrire.

Ah, ça y est ! Comme cela fait du bien. La chaleur qui s’en dégage me rappelle celle des charbons ardents du "korsi" [1] autour duquel on se réunissait dans la vielle cabane de mon enfance. Il réchauffait à merveille tous ceux qui y avaient pris refuge. C’était le bon vieux temps.

Comme cela est curieux de voir revenir les vagues souvenirs d’enfance par un froid pareil ! Je ne pardonnerai jamais à ces gens de m’avoir obligé à leur vendre ma maison à bas prix sous le prétexte de vouloir construire une digue à sa place. Ce grand malheur m’est arrivé peu après mon mariage. Nous étions destinés à errer en ce bas monde en allant là où bon nous semblait. Mais un malheur n’arrive jamais seul, c’est bien connu. C’est le moment que choisit mon fils Khaled pour venir au monde.

L’arrivée de ce premier-né m’a si bien éperonné que je me suis mis à travailler d’arrache-pied afin de pouvoir acheter ce terrain où nous habitons depuis de nombreuses années déjà. C’est grâce aux efforts que j’ai fourni que ce terrain, autrefois aride, est devenu si fertile.

Qui aurait cru que… Non, non, je ne vais pas fondre en larmes. Il faut à tout prix que je lutte contre ces larmes qui me montent aux yeux et voilent ma vue. Penser que je suis seul au monde me donne le vertige.

Quelle nuit glaciale ! Eh ! Eh ! Eh ! Voilà que je me mets à tousser ; il ne manquait plus que cela. Est-ce le sommeil éternel qui s’empare tout doucement de mon corps ? Il paraît qu’il vient sans faire le moindre bruit, sans laisser la moindre trace, comme un voleur, nous enlever ce qui nous est de plus cher en ce monde : notre âme.

Ma femme était d’avis que cet enfant nous portait bonheur et que c’était grâce à sa naissance que j’avais pu nous procurer cette étendue de terre. C’est pourquoi nous l’avons nommé Khaled, d’après le nom de notre fils aîné.

J’ai travaillé comme une bête de somme durant de longues années et je ne dormais souvent que deux heures par nuit. J’aurais cependant préféré ne pas avoir eu ces quelques heures de repos. Je suis arrivé à cette conclusion le jour où ma femme donna naissance à notre deuxième fils !

Avec l’argent que j’avais mis de côté avec tant de peine, j’ai donc acheté un autre terrain pour ce nouveau-né. Je travaillais comme un fou pour envoyer mon fils aîné à l’école. Te souviens-tu de ces jours pénibles ou les as-tu aussitôt oubliés ? Je t’emmenais à l’école même les jours où il faisait un froid de canard, comme aujourd’hui.

Et si j’allais chez Khalil ? Il m’ouvrira sûrement. Mais après…quelle excuse plausible pourrais-je inventer pour les avoir réveillés à cette heure tardive de la nuit ? Non, ce n’est pas une très bonne idée. Mieux vaut rester là où je suis.

Khalil, j’aurais tant aimé que tu fasses des études ! Toi, par contre, tu ne t’intéressais pas le moins du monde au calcul et à la lecture, et tu n’apprenais jamais tes leçons. J’avais beau te supplier d’étudier, tu ne m’écoutais pas.

Il gèle à pierre fendre et je crois bien avoir pris froid. Je devrais aller chez Khalil au plus vite afin qu’il me porte secours. Il a beau avoir grandi, il n’en reste pas moins mon fils. Et quand il m’ouvrira la porte, je lui dirais en balbutiant : ’’C’est que… C’est à cause de…’’ Bon sang ! Je n’arrive même pas à formuler une seule phrase qui ait du sens. Non, mieux vaut attendre encore un peu ; je peux sûrement tenir le coup jusqu’à l’aube.

Tu as arrêté très tôt l’école et les études. Je te suppliais d’y retourner à longueur de journée, mais tu ne voulais rien entendre. Tu t’attendais à ce que je t’achète un magasin pour que tu puisses y travailler. Ta mère me répétait sans cesse : ’’S’il ne veut pas étudier, pourquoi l’obliger ? Laisse-le faire ce que bon lui semble. On ne vit qu’une fois, après tout.’’

J’ai donc fini par y consentir malgré moi. Dès le début, je t’ai fait comprendre que je ne m’attendais pas à ce que tu me donnes une partie de ton revenu. Je t’ai conseillé d’épargner ton argent afin que tu puisses te marier dans un avenir prochain.

Pour l’amour du ciel ! Comme les jeunes d’aujourd’hui sont pressés de voir leurs vœux s’exaucer. Je t’avais bien dit d’économiser en vue de te marier dans un avenir ’’proche’’… mais je n’entendais pas par là un avenir aussi proche que cela... L’annonce de ton mariage a été un terrible choc, et je me suis empressé de déclarer : " Comme on n’en a pas les moyens, il n’en est pas question, du moins, pour le moment ". Tu as vivement répliqué : " Paie les frais de la cérémonie de mariage, papa. Pour ce qui est du reste, je me débrouillerai bien tout seul." Que voulez-vous, il faut que jeunesse se passe.

Je me suis donc mis à la recherche d’une femme qui te convienne et j’ai fini par en trouver une. J’ai tout payé comme convenu, et je vous ai donné une somme d’argent pour que vous puissiez bien commencer votre vie conjugale.

Ca y est. Je n’en peux plus ! Je suis vraiment à bout de force. Et si je prenais mon courage à deux mains en allant sonner à la porte ? Peut-être que Leila, ma belle-fille, m’ouvrirait. Mais qu’est-ce que j’aurais à lui dire quand elle me fixera de ses grands yeux semblant dire d’un ton moqueur :’’Qu’est-ce que tu viens chercher ici ?’’ Qu’est-ce que j’aurais à lui répondre ? Non, je ferais plutôt mieux de me promener un peu pour me réchauffer.

Un mois s’était à peine écoulé quand tu es venu me confier que tu avais des soucis financiers. A l’époque, le seul bien matériel qui me restait était un vieux verger. Comme ton aveu m’avait profondément touché, je t’ai permis d’en ramasser les récoltes et de les vendre, afin que tu puisses subvenir à tes besoins. Toute ma vie durant, j’ai fait des sacrifices qu’aucun père au monde n’aurait faits pour ses deux fils. Et me voilà maintenant…

Si je resserrais la couverture plus près de mon corps, je sentirais moins ce vent impétueux qui présage la tempête. Mais au fond, ce n’est pas seulement le froid qui me fait trembler. Ce serait plutôt…

Il fait noir comme dans la gueule d’un loup. Ma chandelle, mon seul compagnon dans cette nuit sans pitié qui nous dérobe à tout jamais ses étoiles, est presque morte. Je vois à peine où je pose les pieds. Aïe ! Malheur ! Je me suis foulé la cheville. La douleur vive m’empêche de franchir le pas. Je me laisse tomber sur les marches, reposant ma tête contre le mur qui me sert de support. Je ferme les yeux et je commence à fredonner une berceuse de votre enfance. Le sommeil me gagne peu à peu.

Je saute sur mes pieds, comme un homme frappé par la foudre. Ai-je réellement dormi ? A l’horizon, les premières lueurs du soleil apparaissent. Le muezzin [2] a-t-il déjà appelé les fidèles à la prière ? Je ferais mieux de les rejoindre à la mosquée au plus vite. La pensée de voir tant de monde réuni au même endroit fait naître en moi un espoir fou. On dirait déjà qu’il fait plus chaud. Je sens la glace qui oppressait mon cœur comme les murs d’une prison maussade fondre tout doucement. Je suis aux anges ! A présent, je peux penser plus clairement ; mes pensées ne s’embrouillent plus. Je déteste les métropoles, cette invention abominable qui regroupe les gens par milliers et où chacun se sent pourtant à mille lieues de toute terre habitée. Après avoir prié, je vais entreprendre un long voyage à la recherche d’un eldorado, car les temps ont changé et je n’appartiens plus à cette ville.

Notes

[1Korsi : terme désignant une sorte de poêle dont on se servait dans l’ancien temps.

[2Muezzin : (Robert) Fonctionnaire religieux musulman attaché à une mosquée et dont la fonction consiste à appeler les fidèles à la prière.


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