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Le monde imaginal ou l’Orient de la connaissance dans la mystique iranienne :
l’exemple du Récit de l’Archange Empourpré (’Aql-e Sorkh) de Sohrawardî
L’exposition "Mashreqe khiyâl" nous a fournit un prétexte pour parler d’un élément conceptuel essentiel de la pensée philosophique et mystique iranienne : le monde imaginal. Cette notion part d’un présupposé qui se situe aux antipodes de la pensée dominante en Occident : l’imagination n’est pas seulement une faculté ne produisant que de la fantaisie et de l’illusion, elle est également un organe de connaissance permettant de saisir certaines hautes réalités spirituelles apparaissant à l’état de songe ou de demi-sommeil sous forme d’ " images " subtiles. Cette imagination active a un lieu qui lui est propre : "le monde imaginal", ou le lieu des visions mystiques de l’âme, au sein duquel le pèlerin vers Dieu (sâlik) apprend à connaître son "moi spirituel".
Cette connaissance, qui n’est ni issue d’un raisonnement intellectuel ni de l’expérience sensible, est qualifiée d’"orientale " (mashreqî ou eshrâqî). Cet Orient ne doit pas être saisi dans son sens géographique strict. Il revêt davantage une dimension spirituelle : il fait ainsi référence au " mashreq ", lieu du lever du soleil, du commencement, et du moment où la lumière prend le pas sur les ténèbres. Selon Henry Corbin, le terme de Ishrâq "désigne en propre la lumière à son lever, c’est l’Orient comme naissance et origine de la lumière ". En théosophe éminent, Sohrawardî a évoqué cette connaissance " orientale " au travers de récits symboliques qui retracent, dans une langue chargée de symboles et de mystère, le parcours que l’âme se doit de suivre pour accéder à sa propre vérité.
Sohrawardî part du postulat de la préexistence de l’âme qui, avant de descendre en ce bas monde et de s’incarner dans un corps, avait conscience des hautes réalités spirituelles. Le but de toute philosophie est donc, pour Sohrawardî, de se " ressouvenir " de cet état pré-créaturel et de retourner vers le Créateur. Toute réflexion philosophique trouve donc sa fin ultime dans une expérience mystique permettant le retour de l’âme à son monde originel. Dans le Récit de l’Archange Empourpré (’Aql-e Sorkh) qui fait partie d’un ensemble de trois traités [1], le Cheikh al-ishrâq relate une expérience visionnaire et pose les bases de cette connaissance imaginale et présentielle (’ilm hozûrî) s’opposant à une connaissance qui ne s’appuie que sur une simple représentation des choses (’ilm sûrî). Cette connaissance naît d’un dégagement progressif de l’âme de l’influence des sens extérieurs lui permettant de se tourner vers les sens intérieurs et percevoir son état originel avant son enfermement dans la prison des sens. Ce détachement graduel permet au mystique de pénétrer dans le " huitième climat " du "monde imaginal" et de commencer un Retour vers sa patrie originelle ou " orientale", patrie mystique et prééternelle de l’âme. Comme nous allons le voir dans les quelques extraits du récit publiés ici, la couleur détient une haute signification symbolique : selon l’interprétation de Corbin " Plus un être est proche de la source de l’être, plus il tend vers la blancheur ; plus il est proche du niveau de la genesis, plus il tend vers le noir [2] ". Le rouge est donc une sorte d’entre-deux, situé à la frontière de la Lumière et des Ténèbres.
La notion de guide est essentielle dans cette connaissance qui ne peut être atteinte que par l’intermédiaire de l’ange, qui remplit à la fois un rôle initiateur et salvifique. Il est un " Moi céleste " et un herméneute des mondes supérieurs. En outre, dans la doctrine ishraqî, la rencontre avec "son" ange est considérée non pas comme un simple songe ou une simple vision, mais comme un véritable événement se déroulant à un autre niveau de la réalité, au sein de ce "monde imaginal". Le but ultime de cette initiation est la réunion du moi terrestre et du moi céleste, typifiés dans un autre récit de Sohrawardî [3] par l’aile de lumière de l’Ange Gabriel et l’autre aile, enténébrée et symbolisant l’âme prisonnière dans le monde de la matière.
Le Récit de Sohrawardî dont nous publions ici quelques extraits décrit précisément cette rencontre avec l’ange ainsi que le début de l’initiation à la connaissance des réalités subtiles du "monde imaginal", lorsque l’initié est parvenu à se dégager un instant de l’emprise des sens extérieurs :
" […] Je finis par gagner le chemin du désert [4]. Et là, dans le désert, voici que j’aperçus une personne qui venait de mon côté. Je marchai à sa rencontre et l’abordai en la saluant. Avec une grâce et une délicatesse parfaite, elle me rendit mon salut. Observant la couleur rouge dont l’éclat empourprait son visage et sa chevelure, je pensais être en présence d’un adolescent [5].
" O jouvenceau, lui dis-je, d’où viens-tu donc ?
- Enfant ! me fut-il dit en réponse, tu fais erreur en m’interpellant ainsi. Je suis, moi, l’aîné des enfants du Créateur, et tu m’appelles " jouvenceau " ?
- Mais alors, comment se fait-il que tu n’aies pas blanchi comme il arrive aux vieillards ?
- Le sage : Blanc, je le suis en vérité ; je suis un très ancien, un Sage dont l’essence est lumière. Mais celui-là même qui t’a fait prisonnier dans le filet, celui qui a jeté autour de toi ces différentes entraves et commis ces geôliers à ta garde, il y a longtemps que lui-même m’a projeté, moi aussi, dans le Puits obscur. Et telle est la raison de cette couleur pourpre sous laquelle tu me vois. Sinon, je suis moi-même tout blanc et tout lumineux. Qu’une chose blanche quelconque, dont la blancheur est solidaire de la lumière, vienne à être mélangée avec du noir, elle apparaît alors en effet rougeoyante. Observe le crépuscule et l’aube ; blancs l’un et l’autre, puisqu’ils sont en connexion avec la lumière du soleil. Pourtant le crépuscule et l’aube, c’est un moment entre-deux : un côté vers le jour qui est blancheur, un côté vers la nuit qui est noirceur, d’où la pourpre du crépuscule du matin et du crépuscule du soir. Observe la masse astrale de la Lune au moment de son lever. Bien que sa lumière soit une lumière qu’elle emprunte, elle est vraiment revêtue de lumière, mais une de ses faces est tournée vers le jour, tandis que l’autre est tournée vers la nuit. Aussi la Lune apparaît-elle empourprée. Une simple lampe fait apparaître la même vertu ; en bas, la flamme est blanche ; en haut, elle tourne en fumée noire ; à mi-hauteur elle apparaît rougeoyante. Et mainte autre analogie ou similitude serait à citer en exemple de cette loi !
- Moi : O Sage, d’où viens-tu donc ?
- Le Sage : Je viens d’au-delà de la montagne du Qâf [6] . Là est ma demeure. Ton nid, à toi aussi, jadis fut là-bas. Hélas ! Tu l’as oublié. [ …] Elle se dresse tout autour du monde qu’elle cerne complètement ; en fait, elle se compose de onze montagnes.
C’est là que tu te rendras, lorsque tu te seras débarrassé de tes liens, parce que c’est de là que l’on t’a enlevé jadis, et parce que tout être retourne finalement à sa forme initiale.
Après avoir retracé le parcours que l’âme se doit de franchir pour retrouver son " moi spirituel " et la cosmologie des mondes, le Sage invite le pèlerin à se défaire de ses entraves extérieures :
- Moi : O sage, qu’est-ce donc que la cotte de mailles de David [7] ?
- Le Sage : Cette cotte de mailles, ce sont les liens divers que l’on a serrés autour de toi. […]
- Moi : Mais y a-t-il un moyen par lequel on puisse être débarrassé de cette cotte de maille ?
- Le Sage : Par l’Epée [8].
- Moi : Et où peut-on s’emparer de cette Epée ?
- Le Sage : Dans notre pays il y a un exécuteur ; cette Epée est dans sa main. On a fixé comme règle que lorsqu’une cotte de maille a rendu les services qu’elle avait à rendre pendant un certain temps, et que ce temps est arrivé à expiration, cet exécuteur la frappe de son Epée, et le coup est tel que tous les anneaux se brisent et s’éparpillent.
- Moi : Pour celui qui a revêtu cette cotte, y a-t-il des différences dans la manière de recevoir le coup ?
- Le Sage : Certes, il y a des différences. Pour les uns, le choc est tel qu’eussent-ils vécu un siècle, et eussent-ils passé toute leur vie à méditer la nature de cette souffrance qui peut être la plus intolérable, et quelle que soit la souffrance que leur imagination ait pu se représenter, jamais leur pensée ne serait arrivée à concevoir la violence du coup que fait subir cette Epée. Pour d’autres en revanche, le coup est supporté plus aisément.
- Moi : O Sage, Je t’en prie, que dois-je faire pour que cette souffrance me soit rendue aisée ?
- Le Sage : Trouve la Source de la Vie. De cette Source fais couler l’eau à flots sur ta tête, jusqu’à ce que cette cotte de mailles (au lieu de t’enserrer à l’étroit) devienne un simple vêtement qui flotte avec souplesse autour de ta personne. Alors tu seras invulnérable au coup porté par cette Epée. C’est qu’en effet cette Eau assouplit cette cotte de mailles [9] et lorsque celle-ci a été parfaitement assouplie, le choc de l’Epée ne fait plus souffrir.
- Moi : O Sage, cette Source de la Vie, où est-elle ?
- Le Sage : Dans les Ténèbres. Si tu veux partir à la Quête de cette source, chausse les mêmes sandales que Khezr (Khadir) le prophète [10] , et progresse sur la route de l’abandon confiant, jusqu’à ce que tu arrives à la région des Ténèbres.
- Moi : De quel côté est le chemin ?
- Le Sage : De quelque côté que tu ailles, si tu es un vrai pèlerin, tu accompliras le voyage.
- Moi : Qu’est-ce que signale la région des Ténèbres ?
- Le Sage : L’obscurité dont on prend conscience. Car toi-même, tu es dans les Ténèbres. Mais tu n’en as pas conscience. Lorsque celui qui prend ce chemin se voit soi-même comme étant dans les Ténèbres, c’est qu’il a compris qu’il était auparavant d’ores et déjà dans la Nuit, et que jamais la clarté du jour n’a encore atteint son regard. Le premier pas des vrais pèlerins, le voilà. C’est à partir de là seulement qu’il devient possible de s’élever. Si donc quelqu’un parvient à cette station, à partir de là, oui, il peut se faire qu’il progresse. Le chercheur de la source de la Vie dans les Ténèbres passe par toutes sortes de stupeur et de détresse. Mais s’il est digne de trouver cette Source, finalement après les Ténèbres il contemplera la Lumière. Alors il ne faut pas qu’il prenne la fuite devant cette Lumière, car cette Lumière est une splendeur qui du haut du Ciel descend sur la Source de la Vie. S’il a accompli le voyage et s’il se baigne dans cette Source, il est désormais invulnérable au coup de l’Epée. Ces vers (de Sanâ’î) :
Laisse-toi meurtrir par l’Epée de l’amour
Pour trouver la vie de l’éternité,
Car de l’Epée de l’ange de la mort,
Nul ne fait signe que l’on ressuscite.
Celui qui se baigne en cette Source, jamais plus ne sera souillé. Celui qui a trouvé le sens de la Vraie Réalité, celui-là est arrivé à cette Source. Lorsqu’il émerge de la Source, il a atteint l’Aptitude qui le rend pareil au baume dont tu distilles une goutte dans le creux de ta main en la tenant face au soleil, et qui alors transpasse au revers de ta main. Si tu es Khezr, à travers la montagne du Qâf, sans peine, toi aussi, tu peux passer [11].
… Lorsque j’eus raconté ces événements au cher ami qui m’en avait prié, il s’écria : " Tu es bien cela, un faucon qui a été pris dans le filet et qui maintenant donne la chasse au gibier. Et bien attrape-moi ; aux cordes de la selle du chasseur, je ne serai pas une mauvaise proie. "
" Oui, c’est moi ce faucon dont les chasseurs du monde
Ont besoin à tout instant.
Mon gibier, ce sont les gazelles aux yeux noirs,
Car la Sagesse est pareille aux larmes qui filtrent entre les paupières.
Devant moi est mise en fuite la lettre des mots
Près de moi, on glane le sens caché."
Traduction et notes de
Henry Corbin
[1] Le bruissement des ailes de Gabriel (Avâz-e Parr-e Jabrâ’yel) et L’Exil Occidental(Qissat al-ghorbat al-gharbîya), traduits en français par Henry Corbin.
[2] Henry Corbin, En Islam Iranien, II Sohrawardï et les platoniciens de perse, Gallimard, 1991.
[3] Le bruissement des ailes de Gabriel (Avâz-e Parr-e Jabrâ’yel).
[4] Le " désert " typifie chaque fois le lieu où débouche initialement l’évasion hors du tumulte des sens et de leur perception du monde extérieur.
[5] Celui qui est ici l’Archange empourpré est aussi désigné par le nom de Gabriel, qui est l’Ange-Esprit-Saint, et qui chez les philosophes est l’intelligence agente, dixième des Intelligences hiérarchiques.
[6] La montagne du Qâf, comme limite de notre monde, marque le début du mundus imaginalis. La montagne du Qâf est décrite ici par l’Ange comme englobant onze montagnes. C’est l’ésotérique de chacune de ces montagnes qui forme chaque fois l’étape de l’ascension mystique. Et c’est cela seul qui justifie la préoccupation du mystique : comment en sortir ? Comment franchir ces montagnes pour arriver au sommet de la montagne du Qâf ?
[7] La " cotte de mailles " (la référence à David est une allusion aux versets coraniques 21/80 et 34/10) typifie ici le corps physique élémentaire.
[8] L’Epée est celle de l’Ange de la mort qui d’un seul coup brise la " cotte de mailles".
[9] Cf . Coran 34/10.
[10] Mystérieux compagnon du prophète Elie, voire peut-être identique à lui.
[11] La goutte de baume transpassant au revers de la main n’est plus simplement proposée comme une parabole. Lorsqu’il émerge de la Source de la Vie, l’initié doit être lui-même la goutte de baume brûlante. " si tu es Khezr… " Etre Khezr, c’est atteindre soi-même à la Source de la Vie. Dans ce passage à la première personne ( " Je suis Khezr") s’accomplit l’événement essentiel du Récit d’initiation. Le Récit d’initiation culmine dans ce triomphe de la hikâyat, le récital mystique où la geste récitée, le héros du récit, et le récitateur lui-même ne font plus qu’un.