N° 45, août 2009

Refus de la modernité dans l’univers romanesque de
Mondo et Le Petit Prince


Dr. Mehdi Heydari
Zahrâ Bornâ’i Zenouzi
Université Azâd Islamique de Téhéran




"L’Homme moderne est l’esclave de la modernité :

il n’est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus

complète servitude."

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel

L’Homme d’aujourd’hui se trouve de plus en plus esclave des progrès techniques et scientifiques, d’où son angoisse habituelle face à la vie moderne qui constitue l’une des préoccupations de nombreux écrivains, notamment d’Antoine de Saint-Exupéry et de Jean-Marie Gustave Le Clézio, deux écrivains remarquables du XXe siècle. Ces écrivains représentent cette situation douloureuse de la vie, en mettant en scène deux personnages, Mondo (dans Mondo et autres histoires) et le Petit Prince (dans Le Petit Prince).

Jean-Marie Le Clezio
photo : Stephane Masson

Avant de commencer à analyser les idées de ces deux écrivains, nous parlerons brièvement de la modernité et des causes de son apparition en abordant les points de vue de certains écrivains et philosophes à ce sujet. Nous commencerons par essayer de répondre à quelques questions essentielles : premièrement, comment et pourquoi la vie moderne peut-elle anéantir et détruire la quiétude humaine au lieu de réaliser ses rêves, et deuxièmement, peut-on trouver une solution pour empêcher les dangers qui menacent la vie de l’Homme ? A quels aspects de la vie moderne les écrivains en question, Saint-Exupéry et Le Clézio sont-ils hostiles ? Suggèrent-ils une solution satisfaisante pour faire face à ce problème ?

Étymologiquement, le mot « moderne » vient du grec « modos » qui signifie « d’aujourd’hui ». Certains critiques estiment que le XIXe siècle marque le commencement de l’influence impitoyable de la modernité sur la vie humaine. Le XVIIIe siècle témoigne également de la mise en place des principes théoriques et politiques de la modernité. Pour Stendhal, au XIXe siècle, le romantisme est un modernisme radical. La conception romantique prépare le terrain à l’intégration d’une concentration philosophique sur la signification de la présence humaine dans sa relation à la ville ou au monde sensible. L’Homme devient au fur et à mesure aussi brutal que ses machines. Dans un tel monde, la tendresse et l’affection deviennent également machinales. Plus de place pour l’amour au sens propre du mot. La colère et l’impétuosité se propagent partout dans le monde. Prenons l’exemple de l’électricité, la force qui entraîne toutes les créations. Elle se présente sous l’aspect d’un pouvoir cruel et impitoyable qui peut tout abolir. Cependant, il ne faut pas négliger l’aspect séduisant et mensonger des productions du monde moderne.

Antoine de Saint Exupery, 1939

Selon le constat du philosophe allemand Heidegger, la cause essentielle de l’angoisse de l’Homme moderne est l’oubli de l’Etre au profit de l’étant. Heidegger trouve la seule solution dans le retour à l’Etre. Jaspers, à l’image de Heidegger, représente sa méthode d’une façon positive. Pourtant celui-ci apprécie que l’Homme doive recourir à Dieu pour fuir l’absurdité d’un tel univers. Saint-Exupéry tient le machinisme du monde moderne pour l’ennemi de la nature humaine. Le Clézio critique, à son tour, ce monde moderne et civilisé, qui anéantit et la nature et l’individu. Le problème essentiel que pose Le Clézio semble être celui de l’identité de l’Homme moderne.

Une étude approfondie des œuvres de ces deux écrivains nous conduit à prendre en considération deux menaces qui mettent en péril la vie de l’Homme : la solitude et l’asservissement. La solitude est une impression fortement vécue par la plupart des citadins dans les milieux urbains. Du point de vue de Le Clézio, la culture moderne, ayant changé les habitudes de l’Homme qui vivait en paix au sein de la nature, conduit l’Homme moderne à se sentir isolé. Il n’arrive plus réellement à communiquer avec ses semblables. Cela nous conduit à évoquer la question du message dialogique de Le Clézio. L’écrivain estime que toute expression pourrait mettre en lumière l’insuccès d’un dialogue quelconque. Le Clézio remarque qu’on ne peut transmettre des intentions ou des messages par la communication, celle-ci étant tenue pour la cause essentielle du malentendu aux yeux de Le Clézio. Ainsi, chaque personnage se trouve totalement isolé, d’un isolement qui se voit fortifié par l’impossibilité du dialogue. Il apparaît que ce sont sur ces clichés typiques de la culture moderne que Le Clézio a réfléchi dans certaines de ses nouvelles.

L’asservissement est une autre inquiétude qui menace la vie de l’Homme moderne. Le Clézio refuse le rationalisme de l’Occident et dénonce la société de consommation qui fait de l’Homme un vrai captif. Ce dernier ne peut plus dominer la vie puisque la technologie et l’uniformisation l’asservissent à l’univers de la consommation. Ainsi, la consommation et la dissipation de la société moderne vont maîtriser l’Homme moderne.

Cette recherche est basée sur l’analyse comparative de cette question dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry et Mondo de Le Clézio. Ces derniers représentent les dangers du monde moderne à travers les symboles.

Concernant les éléments symboliques de l’univers du Petit Prince de Saint-Exupéry, on constate que les quatre éléments naturels, étudiés par Gaston Bachelard aboutissent à éclaircir les inconnus ou les méconnus de l’univers. Le monde des adultes y trouve un aspect symbolique, où les questions philosophiques se posent de la bouche d’un enfant innocent. Le pilote-narrateur rencontre un enfant-narrateur au milieu du désert et nous raconte un récit à la première personne du singulier. Il se rappelle son enfance, le moment où personne ne comprenait ses dessins.

Le Petit Prince peut être considéré comme un récit philosophique. Au début du roman, le Petit Prince s’est échappé de sa solitude afin d’atteindre la quiétude souhaitée. Pourtant, à la fin, il s’enfuit et retourne sur sa planète. Cette évasion finale montre qu’il préfère rejoindre sa bien-aimée et non plus supporter les dangers de la vie civilisée au sein de la communauté. Le lecteur devine qu’il est un enfant de six ou sept ans. Cet enfant singulier pose beaucoup de questions. Certains critiques considèrent que le Petit Prince est un Christ incarné, fils de Dieu, envoyé par Dieu pour guider les Hommes pour leur suggérer que l’obéissance à Dieu peut garantir leur salut et leur vie éternelle.

L’emploi de la métaphore des baobabs nous permet d’imaginer l’esprit humain encombré par des soucis et des angoisses envahissantes qui aboutissent même à sa mort.

En tant qu’humaniste, Saint-Exupéry rejette l’égoïsme et propose une ouverture aux autres dans l’objectif de découvrir les mystères du monde.

Le Petit Prince ne jouit de la vie qu’au moment où il se souvient du renard ou de la rose. La rencontre du renard constitue une grande partie de ce récit ; c’est celui-ci qui lui apprend comment on se fait un ami. C’est en relation avec les autres que se trouve le vrai sens de la vie.

Ce personnage toujours en mouvement suggère que l’immobilisme ouvre la voie à l’absurdité de la vie. C’est grâce à ses déplacements qu’il trouve l’occasion de s’instruire, et ce savoir acquis lui ouvre une porte sur le monde. Le roi, l’ivrogne, le savant et le renard sont tous ses maîtres à penser qui l’aident à se connaître mieux. Avec le roi, il découvre l’absolutisme. Avec l’orgueilleux, il trouve que certains sentiments tels que la fierté mettent en danger la santé morale de l’Homme. Enfin lorsqu’il rencontre le géographe, il éprouve le regret d’avoir quitté sa fleur.

Prenons en considération la nouvelle de Le Clézio, Mondo et autres histoires, dans le but de dégager les éléments que l’auteur utilise pour mieux connaître son entourage. Ses expériences personnelles se sont également manifestées consciemment ou inconsciemment dans ses œuvres.

L’errance, la solitude, le regard et la pureté constituent les thèmes essentiels de la plupart de ses œuvres, y compris Mondo. Le titre "Mondo" est étrange et exotique. Son nom dérive du terme Monde qui signifie la totalité des êtres existant dans cet univers.

En tant que paratexte, le titre, l’illustration d’un Homme seul dans une barque, le reflet du soleil dans l’eau, sur la page de la couverture présentent toutes les directions de la lecture. Le lecteur sait dès le début que la solitude, la mélancolie, les éléments naturels constituent le fond de cette œuvre.

Mondo est universel et peut être comme le reflet de chacun de nous. La lettre O à la fin du mot désigne l’aspect cosmopolite de ce personnage. Le narrateur dispose les lettres de ce terme à la manière suivante :

Ainsi Le Clézio choisit-il un enfant comme le personnage principal de son œuvre. Les petits enfants reflètent l’esprit vertueux, ce qui les confronte à un monde passionné et sentimental dont l’enfant est le signe. De son point de vue, la période enfantine ressemble au paradis, dont la porte est fermée aux grandes personnes. Le paradoxe entre les souvenirs enfantins et la situation actuelle est le thème favori de Le Clézio.

Les enfants lecléziens sont rêveurs et en rupture avec la vie moderne civilisée. La présence de Mondo nous rappelle les idées de Jean-Jacques Rousseau, selon qui l’Homme perd son innocence dans un monde civilisé. Mondo est le symbole de l’univers enfantin face à la société civilisée. Il est innocent, ayant la soif de savoir et le désir de pureté. Il se met à apprendre l’alphabet et à travers les lettres veut arriver à découvrir le monde puisque chaque lettre représente une partie de sens caché de celui-ci.

Dans ce récit, l’auteur fait l’éloge du vide, de l’absence des éléments de la nature. Le cadre essentiel de cette œuvre se réduit à un désert. C’est dans le désert que l’Homme pourrait bénéficier de la grâce divine. Le désert est également le lieu de la recherche de la vérité. En se référant à La Bible, on constate que les hébreux traversent le désert du Sinaï1 en quête de la terre promise. Ce qui importe le plus, c’est que Mondo soit à la recherche de la vérité de l’être et qu’il veuille donner un sens profond à sa vie ainsi qu’à sa démarche. Pendant le voyage qu’il fait, il rencontre un Homme au cerf-volant qui symbolise la métamorphose des lettres, l’élévation au ciel après la mort. L’immersion dans l’eau montre le retour de l’Homme à la source de vie et le bain symbolise le baptême, ce qui aboutit à sa purification. Le feu est également purificateur et symbole de la lumière de l’esprit.

Ces deux œuvres comportent plusieurs points communs. Dans ces deux ouvrages, le lecteur ne saisit pas les marques topologiques ni dans Mondo, ni dans Le Petit Prince. ہ l’exemple de Mondo, Le Petit Prince pratique une langue qui ressemble à un chant musical qui brise le silence. Le lecteur ne sait pas à quelle époque se déroule l’action dans ces deux œuvres. Le narrateur de Mondo affirme à plusieurs reprises "à cette époque-là"2. On ne sait pas quel âge a Le Petit Prince. On en sait peu sur sa physionomie. D’où est-il venu ? De nulle part. Où va-t-il ? On ne sait pas, un ailleurs inconnu. Le narrateur de Mondo n’a même pas de personalité précise. Son identité reste toujours indécise pourtant il n’est pas neutre : il manifeste sa sympathie à l’égard de Mondo.

ہ l’exemple du Petit Prince, Mondo ne s’intéresse plus aux questions concernant son âge, son nom, son adresse, ses parents et d’autres renseignements biographiques. On peut dire d’une certaine manière qu’ils sont un des guides destinés à aider leurs semblables. Les deux récits se terminent avec la disparition de l’enfant, tout en laissant ouverte la possibilité d’un retour. La disparition de Mondo le sacralise et à la fin de cette œuvre, le narrateur souhaite son retour.

Les personnages principaux des œuvres de Saint-Exupéry et de Le Clézio s’efforcent de s’échapper à cet enfer terrestre. Le Petit Prince et Mondo, deux enfants mais représentants des grandes personnes, cherchent à découvrir les mystères du monde ou plutôt à apprivoiser l’univers, considéré comme un livre plein de signes. Symboles de l’innocence et de la pureté, ils essaient de rappeler aux adultes ce qu’ils ont oublié, en nous forçant à traverser les tristes opacités d’un univers où l’espoir se meurt. Ils nous fascinent également par leur volonté tranquille accordée au silence des éléments retrouvés.

Les deux rejettent la société civilisée où l’être humain est condamné à mort. Dans ces deux œuvres, nous observons également une opposition où l’être humain demeure seul au milieu de la collectivité, dans une société où être soi-même est devenu si difficile. L’Homme y est influencé par la société qui le captive. Il ne lui reste plus qu’à subir ces conditions imposées. Chacune de ces histoires raconte à sa manière la recherche et la brève atteinte d’une vraie liberté.

Enfin, les jeunes personnages de ces deux chefs-d’œuvre nous restituent la cadence limpide du souffle de notre âme, tout en symbolisant la mélancolie et la naïveté, occupant une place médiatrice entre la vie et la mort. Ils trouvent la solution dans le retour à la nature, au désert et à la vie traditionnelle.

Il s’ensuit que la modernité est d’une certaine manière la substitution de toutes les qualités antiques par de nouvelles qualités diamétralement opposées, répandues presque partout dans le monde. Elle se manifeste ainsi comme une difficulté, trouble des valeurs mais également une perturbation de la pensée. L’Homme moderne ne peut plus mener la vie avec les grands types traditionnels, ce qui le conduit vers l’aliénation et la mort latente.

Nous disposons aujourd’hui de beaucoup de produits techniques et scientifiques.À quoi servent toutes ces possibilités, si nous ne nous sentons pas satisfaits ?


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