N° 45, août 2009

L’observatoire de Marâgheh et son Ecole


Afsaneh Pourmazaheri, Farzâneh Pourmazâheri


Les comètes, les astres, les planètes, le soleil, l’univers, le mouvement de la terre, le jour et la nuit, le changement des saisons... sont autant de notions aujourd’hui familières à l’homme du XXIe siècle. Pourtant, ces concepts furent soit totalement ignorés, soit perçus fantastiques ou mystérieux par les Anciens. Pour faire la lumière sur cet univers infini, des instruments de mesure et d’observation astronomiques, des hypothèses, des formules mathématiques, des théorèmes complexes et toujours plus élaborés se sont diffusés dans les milieux "autorisés" de jadis, parmi les penseurs des diverses époques. Après les philosophes gréco-romains, c’est en Orient, chez les philosophes musulmans, que ces recherches furent poursuivies, notamment avec la construction des premiers observatoires et centres scientifiques orientaux.

L’observatoire de Marâgheh

Dans l’Iran du XIIIe siècle, un mouvement aujourd’hui historique favorisa tout particulièrement ces recherches. Il fut connu sous le nom "d’Ecole de Marâgheh" (issu d’un observatoire du même nom) et vit le jour dans la province de Marâgheh. Celle-ci est située dans le nord-ouest de l’Iran, enclavée par les provinces de Hashtroud, Bonâb, Oroumieh, Miândoâb et par la chaîne montagneuse de Sahand. L’observatoire de Marâgheh fut considéré comme le plus grand et le plus prestigieux observatoire du monde avant la découverte du télescope au XVIIe siècle. Il fut fondé par Khâdjeh Nassireddin Tûsi en 1259 en haut d’une colline à l’ouest de Marâgheh, capitale de l’époque, par ordre du roi mongol Hulagu Khân. Celui-ci estimait que la majeure partie des réussites militaires étaient tributaires des conseils et orientations des astronomes, en particulier de ceux dispensés par Nassireddin Tûsi. C’est pourquoi quand ce dernier se plaignit de la vétusté des instruments de son petit observatoire, Hulagu Khân ordonna la construction d’un nouveau lieu selon les exigences de Khâdjeh Nassir. Aux dires des chroniqueurs et commentateurs de l’époque [1], les travaux débutèrent en 1259 et se prolongèrent jusqu’en 1274.

Pour mener à bien ce projet, Nassireddin Tûsi réunit de nombreux savants et érudits, notamment Mohyioddin al-Maghrebi, Fakhroddin Marâghi et Mahmoud Nadjmoddin Ostorlâbi. La construction du bâtiment dura une quinzaine d’années. Au terme des travaux, et toujours sur ordre de Hulagu Khân, des instruments de mesure et d’observation astronomique ainsi que des outils scientifiques en tous genres (notamment provenant des butins issus de la campagne et de la conquête de Bagdad) y furent rassemblés. Ce centre fut prospère jusqu’en 1324, date à laquelle les effets conjoints d’un malencontreux tremblement de terre et l’ignorance des gouverneurs de l’époque entraînèrent petit à petit sa dégradation. Margé cela, l’observatoire resta en activité sous le règne d’Oljeitu Khân, roi mongol converti à l’islam (qui adopta à ce titre le nom musulman de Soltân Mohammad Khodâbandeh). La date exacte de la destruction du bâtiment reste incertaine. Cependant, dans les manuscrits de Hamdollâh Mostowfi, l’an 1341 a été retenu comme date fatidique. Au XVIIe siècle, Shâh Abbâs II engagea des travaux de restauration qui dépassèrent à peine l’état de projet et furent abandonnés à sa mort.

La colline en haut de laquelle l’observatoire fut érigé mesure 510 mètres de longueur, 217 mètres de largeur et 110 mètres de hauteur. Elle est située dans l’ouest de la province de Marâgheh. L’observatoire comprenait quatre étages et trois parties principales dont une tour centrale, cinq pièces circulaires et une bibliothèque. La tour centrale, partie la plus grande du bâtiment, fut construite à partir d’une base circulaire de 22 mètres de diamètre avec des parois de 80 centimètres d’épaisseur. L’espace intérieur était formé d’un couloir, donnant sur quatre chambres carrées et deux autres chambres. On y trouvait également un quadrant mural destiné à l’observation de l’alignement des astres et des planètes par rapport au méridien. Ce dernier servait d’axe de référence pour les tables de Zij-e Ilkhâni [2]. L’ensemble du bâtiment et le méridien qui le traversait constituaient l’équivalent ancien de l’actuel Royal Greenwich Observatory.

Diagramme du célèbre couple de Tûsi, XIIIe siècle, manuscrit no319 (folio 28v) arabe, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque du Vatican

Le bâtiment était majoritairement composé de gros cailloux, de grandes pierres taillées pour la façade et l’entrée, de plâtre, de larges tuiles émaillées en trois tailles et rehaussées de multiples motifs, de pierres gravées et de briques décoratives.

Au sud, au sud-est et au nord de la tour principale, cinq pièces circulaires excavées et séparées servaient apparemment d’unité de recherche autonome. De même, au nord-ouest de la colline, une enceinte d’une superficie de 330 m² apparue lors des fouilles est supposée être l’ancienne bibliothèque de l’observatoire. Un dôme transparent fut posé sur un des plafonds pour laisser pénétrer la lumière du jour.

Les vestiges de l’observatoire ont été récemment mis sous une coupole pour ne plus subir l’inévitable érosion du temps. En 1971, l’archéologue Parviz Vardjâvand lança d’autres fouilles sur le site qui vinrent compléter la somme des acquis archéologiques déjà à disposition.

L’observatoire de Marâgheh dépasse de 164 années celui déjà ancien de Samarkand. Il demeura longtemps un lieu de référence pour les scientifiques du monde entier. A l’époque où l’observatoire de Marâgeh était un centre important, Kubilai Khân, célèbre empereur de Chine et frère de Hulagu, envoya sur place des scientifiques chargés de reproduire le plan de l’observatoire. Se diffusa alors la nouvelle de la construction d’un observatoire en Chine, l’observatoire de Gaocheng semblable à celui de Marâgheh. De même, il servit ultérieurement de modèle aux observatoires de Samarkand, d’Inde et d’Istanbul.

Afin d’élargir le champ des activités de son observatoire, Hulagu Khân ordonna la construction d’un centre de recherches spécialisées riche de plus de 400 000 ouvrages scientifiques et comprenant de nombreux instruments d’astronomie encore plus élaborés. C’est dans ce même centre de recherches qu’après douze années de travail intensif, Khâdjeh Nassireddin Tûsi inventa le Zij-e Ilkhâni en 1276, à partir des différents modèles planétaires élaborés par ses congénères et grâce aussi à leurs minutieuses observations. Cette invention inspira et influença plus tard Copernic et fut en vogue jusqu’au XVe siècle. Pour ses modèles planétaires Tûsi imagina une technique géométrique (connue sous le nom de Tûsi-couple) de génération d’un mouvement linéaire à partir de deux mouvements circulaires. Avec le Tûsi-couple, il réussit à résoudre l’un des problèmes important du système ptoléméen (solution qui influa également sur le modèle copernicien). Il contribua également à la construction de nombreux outils d’astronomie, notamment le fameux astrolabe. Ce fut aussi Nassireddin Tûsi qui découvrit le principe de rotation de la terre sur son axe, qui fut à l’origine de l’émergence à Marâgheh du débat sur la rotation de la terre en utilisant notamment comme preuve le positionnement des comètes vis-à-vis de la terre. Les partisans de sa théorie, à Marâgheh aussi bien qu’à Samarkand et à Istanbul, comptaient des personnalités telles que Nezâmoddin Neyshâbouri, Sayyed Sharif Jorjâni (1339-1413), Ali Quchtchi, et Abdol’Ali Birjandi. La théorie d’Ibn al-Shâtir concernant le mouvement lunaire était très proche de celle attribuée 150 ans plus tard à Copernic. De plus, le concept de mouvement planétaire d’Ibn al-Shâtir contribua de manière sensible à l’élaboration du modèle planétaire géocentrique. Copernic, utilisant le même modèle de mouvement planétaire, parvint à démontrer l’exactitude du modèle planétaire héliocentrique.

Miniature représantant Nassireddin Tûsi, assis à son bureau de l’observatiore de Marâgeh, fondé en 1259, British Library

L’observatoire de Marâgheh ne servait pas uniquement à mesurer la position des astres. Il fut aussi un important lieu d’enseignement et d’apprentissage des divers domaines scientifiques connus à cette époque. Compte tenu de ses liens privilégiés avec les mondes chinois, arabe et chrétien, cet observatoire accueillait des philosophes et des scientifiques venus des quatre coins du monde. Parmi les noms des nombreux philosophes et savants, une vingtaine figurent dans les documents disponibles dont Mu’ayyidoddin al-’Urdi, Ghotboddin Shirâzi, un astronome chinois Fao Munji et Ibn ’Arabi qui vint y enseigner les œuvres de Ptolémée et d’Euclide. Des étudiants dont le nombre dépasse la centaine y faisaient leurs études ou complétaient leur formation sous le patronage direct de Nassireddin Tûsi.

Après la mort de ce dernier, son fils prit en charge la direction de ce complexe qui entama malheureusement une phase de déclin et ce jusqu’à son abandon définitif au XIVe siècle. Plus tard, en1428, Ulûgh Beg, inspiré par les vestiges de l’illustre observatoire, fonda un nouveau poste d’observation du ciel à Samarkand qui résolut de poursuivre les recherches commencées par les philosophes de l’Ecole de Marâgheh.

On a alors parlé de "Révolution de Marâgheh". Celle-ci, il est essentiel de le noter, opposa une nouvelle génération de chercheurs aux grandes lignes de l’astronomie ptoléméenne. Ils furent les premiers à introduire des configurations non-ptoléméennes en s’appuyant de plus en plus sur l’observation empirique. L’Ecole de Marâgheh donna lieu à une lignée qui débuta donc avec l’observatoire de Marâgheh et fut prolongée par les travaux issus des observatoires de Damas et de Samarkand. Un aspect important de cette révolution concernait l’objectif même de l’astronomie qui, en suivant sa voie nouvelle, se devait de décrire le comportement des corps physiques dans le langage mathématique sans se satisfaire d’hypothèses purement mathématiques. Les astronomes musulmans insistaient sur le besoin de connecter le monde réel au langage chiffré des mathématiques. Cette réalité évolua à partir de la physique aristotélicienne vers une réalité fondée sur la physique mathématique et empirique. La révolution de Marâgheh fut donc en grande partie caractérisée par une modification des fondations philosophiques de la cosmologie d’Aristote. Ces idées furent incarnées notamment par les œuvres d’Ibn al-Shâtir, Ali Quchtchi, Al-Birdjandi et Al-Khafri.

Pour ce qui concerne le bâtiment de l’observatoire, les contemporains doivent malheureusement se contenter des vestiges actuellement invisible car mis sous une coupole blanche.

Notes

[1Voir entre autres les ouvrages Jâme’-al-Tavârikh-e Rashidi (جامع التواریخ رشیدی), Sâf-al-Hofrah (صاف الحفرة) et Favât-al-Vafayât (فوات الوفیات)

[2Ouvrage écrit en langue persane en 1272 et traduit en arabe par la suite. Il comprend des tables pour calculer la position des planètes et des étoiles et les identifier.


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