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Le luth fou (Épisode n° 17)
Où l’on découvre que les dattes du passé sont délicieuses au présent…
A l’extérieur de la cour du sanctuaire s’étend un grand cimetière. Aucun signe de modernité. Les gens sont vêtus comme pour une reconstitution historique, ceux qui sont à l’extérieur sont comme ceux de l’intérieur. Il n’y a pas de barrière, de limite qui permettrait de circoncire un périmètre. Aussi loin que l’on puisse voir, il n’y a pas de rupture, tout semble normal, or comment cela pourrait-il être normal ? Le regard ne parvient pas à saisir un indice permettant d’inverser cette folle impression qui écrase le cœur de Lalla Gaïa. Elle n’ose s’adresser à qui que ce soit. Elle prend le chemin qui longe le cimetière et mène à un faubourg densément peuplé. Elle marche vite, au comble de l’anxiété. Pas le moindre pylône, pas d’asphalte, aucunes voitures, motos, bicyclettes, pas le moindre vêtement contemporain ! Ce n’est pas possible ! Est-ce un cauchemar ? Les gens qu’elle croise ont l’air naturel. Des femmes vont au sanctuaire avec leurs enfants, des paysans passent sur des charrettes tirées par des mules, des gosses poursuivent un pauvre chien, lui lançant des pierres, les hommes portent presque tous un poignard à la ceinture, et certains ont même un sabre. Les femmes ont pour la plupart le visage dissimulé. La peur l’étreint. Les larmes se mettent à couler sur ses joues. Sur le point de croiser un vieil homme ayant l’apparence d’un religieux, elle se ressaisit, le salue et lui demande la date du jour. Lorsque l’homme lui répond, ses jambes se dérobent sous elle, son corps s’affaisse brutalement, elle s’écroule à ses pieds, sans connaissance !
De l’eau fraîche coule sur son visage. Elle rouvre les yeux. Lalla Gaïa se trouve maintenant dans la cour d’une petite maison, à l’ombre d’un dattier. On l’a adossée contre un mur, sur une natte. C’est une vieille femme qui vient de la rafraîchir. Elle lui sourit. En retrait se trouve le vieux mollah qu’elle avait interrogé. Il observe la scène en se caressant la barbe, d’un air bienveillant. En le voyant Lalla Gaïa se rappelle la date qu’il lui a annoncée. Elle se remet à pleurer. Ses forces l’ont abandonnée, elle ne sait quoi penser, se sentant seule, absolument perdue et n’osant poser d’autres questions, de peur d’effrayer ces gens… La vieille femme, constatant combien elle a besoin de repos, lui dit qu’elle doit dormir. Elle la fait lever et l’emmène dans une petite pièce ouvrant sur la cour. Il y fait frais. Lalla Gaïa s’allonge sur un vieux tapis. On place un petit traversin sous sa tête. Le sommeil sera pour le moment le meilleur moyen de fuir cette situation invraisemblable, à laquelle elle ne peut faire face pour l’instant.
Son sommeil est tendu. Elle revient sans cesse au devant de ce mur qui se rapproche, inexorablement. Elle se coule chaque fois dans ce mouvement quasi visqueux, comme si elle était prise dans un liquide extrêmement lourd, dont la masse serait lentement entraînée vers un siphon béant. Au fur et à mesure que cette gangue mouvante qui l’enserre approche de ce mur dans lequel elle se déverse, elle se trouve soumise à une pression de plus en plus intense, sans pouvoir bouger ni crier. Puis, au seuil de l’insupportable, de nouveau, cette mutation subite en une sphère sombre, dense comme l’est peut-être le plutonium, roulant sur un plan incliné, infini, dans un espace ouvert au maximum, pour ne pas dire un vide horizontal absolu, avec cette impression effrayante que cette réalité pourrait demeurée inchangée ! Comme une balle qui aurait été tirée sans que la trajectoire ne rencontre jamais la moindre cible, filant pour l’éternité à travers le vide, en gardant une vitesse constante… Comme une peur cosmique de non réalisation… Pourtant, dans la durée, la peur en vient à cohabiter avec cette vague conscience qu’il y a bien un spectateur qui lui ne roule pas, est immobile et assiste à ce « rêve ». Et bientôt, cette conscience va devenir le fil qui permettra de s’échapper de ce songe récurant semblant ne pas vouloir finir. La rêveuse le remonte lentement, comme si elle ressortait de l’antre du Minotaure. Peu à peu, elle revient à la conscience de soi, elle se souvient, elle retrouve l’idée d’elle-même, se réappropriant l’âme intérieure à laquelle elle est habituée. De là, elle retrouve le chemin de son corps, se sait bientôt endormie sur un vieux tapis, dans une pièce fraîche, ce qui lui ouvre la voie vers le réveil. Ouvrant les yeux, elle trouve près d’elle une carafe de terre crue avec son gobelet. Elle boit. Mais se rappelant encore le cauchemar du réel, elle préfère retourner dans le sommeil, quitte à se retrouver encore face à ce mur. Le jour et la nuit qui le suit passent ainsi, dans ce mouvement à trois temps, perpétré par la fièvre et le refus de ce qui est…
Vers midi le lendemain, Lalla Gaïa s’éveille, enfin reposée. Elle a dû prendre réellement du repos dans la matinée. Elle mange des dattes fraîches que l’on a gentiment déposées près d’elle pendant qu’elle dormait. Que dire aux gens s’ils l’interrogent ? Elle-même n’est pas en mesure de réaliser ce qui s’est passé. Le mieux est de dire qu’elle est venue en pèlerinage au sanctuaire de Kadhimayn, qu’elle a fait un nazhr [1] et qu’elle vient de Misr (du Caire), ce qui limitera les questions, car les gens savent être discrets vis-à-vis des vœux personnels. Maintenant, se peut-il qu’elle se trouve réellement à Baghdâd, au début du Xe siècle de l’Hégire, comme le lui a affirmé le vieil homme, soit au XVIe siècle chrétien ? Elle se refuse à considérer cela objectivement ! Bien que la peur qui l’habite la renseigne catégoriquement sur la haute probabilité de cette réalité, elle ne se sent pas capable de l’affronter. Elle préfère se concentrer sur ce qu’il y a de tangible dans sa situation. Elle est bien à Kadhimayn, elle a vu le sanctuaire, les deux coupoles, les Arabes qui s’y trouvaient et qui passaient dans la rue longeant le cimetière. Elle n’est plus en Iran mais ne veut pas réfléchir au comment de tout cela, ni voir plus loin dans l’immédiat. Elle se concentre sur les dattes qu’elle mange, sur l’eau qu’elle boit, sur l’agréable fraîcheur de la pièce. Elle ôte son tchador, son foulard, constate que rien n’a changé concernant ses vêtements, son corps, la façon dont elle se sent à l’intérieur de soi. Elle regarde la petite chaîne en or qu’elle a au poignet et se dit qu’elle pourra certainement en tirer de l’argent, le temps de voir venir, pour le gite et le couvert. Elle va demander à la vieille femme si elle peut rester quelques temps, lui louer cette petite chambre. Voilà pour l’essentiel, pour le présent. En dehors de cela, elle ne veut pas voir plus loin, elle ne veut pas réfléchir plus avant. Elle ira au sanctuaire lorsqu’elle se sentira solide sur ses jambes. Là-bas, les siècles se suivent et se ressemblent, ils n’ont guère de prise sur le lieu, sur les rituels accomplis, ce sera le meilleur endroit pour réfléchir, pour se remettre d’aplomb… Et puis peut-être que là-bas, les choses vont reprendre leur place, comme cela il n’y aura à rien à comprendre, seul subsistera le souvenir d’un cauchemar qui aura pris fin aussi subitement qu’il était apparu… Lalla Gaïa se dit cela pour se rassurer mais à la façon dont elle sent le présent, dont elle l’appréhende, exactement de la même manière que lorsqu’elle était à Mashhad, de l’autre côté du mur, elle sait bien qu’elle n’est pas dans un cauchemar, qu’elle n’est pas là le spectateur de ce qu’elle vit, comme cela était le cas lors de son rêve récurant de la nuit. Elle sait cela et c’est pourquoi elle refuse de se concentrer plus longtemps sur les problèmes que pose le fait qu’elle est bien dans le réel. Elle réduit volontairement le champ de sa pensée au présent immédiat : après tout, je suis aussi bien ici qu’ailleurs, et ces dattes sont vraiment délicieuses !
[1] Vœu pieux conditionné à l’accomplissement d’un acte religieux précédant ou suivant la réalisation du vœu, selon les cas.