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C’est toujours sur les lieux les plus élevés que je me suis senti l’avoir rencontré " [1], disait Levinas pour évoquer son amitié avec Maurice Blanchot. Ces " lieux élevés " se situeraient-ils ailleurs qu’au pays de la Pensée ? Rien n’est moins sûr. Et cette amitié ne relève-t-elle pas du souci profond qu’est le respect de l’Autre ? Rien n’est moins sûr. Il n’est donc point étonnant que l’UNESCO, ce lieu exemplaire et symbolique de la rencontre, et qui s’est efforcé de fonder la coopération internationale sur la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité, vienne d’accueillir soixante intervenants venus de quatorze pays de cultures distinctes pour penser une différence : celle d’Emmanuel Levinas et de Maurice Blanchot.
La fin de l’année 2006 est marquée par la célébration du centenaire de la naissance du philosophe Levinas, alors que le début de l’année 2007 le sera par la célébration du centenaire de l’écrivain Blanchot.
En cette occasion et à l’occasion de la Journée mondiale de la philosophie, l’Association pour la célébration du Centenaire de Levinas, en partenariat avec l’UNESCO, a organisé le colloque international Levinas, Blanchot : penser la différence qui s’est tenu du 13 au 16 novembre 2006 à Paris.
L’objectif du colloque était de s’interroger sur le dialogue qu’ont entretenu ces deux figures majeures de la pensée du XXème siècle, liées par une amitié profonde et une admiration réciproque. Deux grandes figures qui ont " contribué au rayonnement de la pensée ", pour reprendre les termes de M. Donnedieu de Vabres, Ministre français de la culture et de la communication. Deux grands amis dont les œuvres portent les plus belles marques de cette amitié, paradoxalement sans rencontre (ou si peu) qui a traversé le XXème siècle et a duré toute leur vie. Une amitié qui donna lieu, dans l’espace de l’écriture, à des échanges lointains au travers des questions les plus essentielles dans les domaines de la littérature et de la philosophie ; échanges où se réfléchissent profondément, malgré leur (grâce aux ?) divergence de point de vue, les notions-clés d’existence, d’autrui, d’éthique, de Dieu, etc. Mais pour chercher les débuts de cet entretien, il faut remonter aux années 20 à Strasbourg, où se noua l’amitié entre les deux auteurs.
Né en 1906 en Lituanie, Emmanuel Levinas émigre seul en 1923 en France pour s’y fixer et se consacrer à des études de philosophie à Strasbourg, où il rencontre pour la première fois Maurice Blanchot. Celui-ci est d’un an plus jeune que lui. Il fait connaître Proust et Valéry à Levinas, qui connaît déjà la littérature russe et surtout l’œuvre de Dostoïevski. Il découvre ensuite la philosophie de Bergson qu’il considère comme celui qui a rendu possible toute la philosophie moderne et postmoderne. Par la suite, il lit les Recherches logiques de Husserl, œuvre qui lui donne l’impression " d’avoir accédé à de nouvelles possibilités de pensée ". Introduisant le premier la pensée de Husserl et celle de Heidegger en France, il devient bientôt le spécialiste incontesté de la phénoménologie allemande, ouvrant ainsi la voie aux grands philosophes tels que Sartre ou Merleau-Ponty. Il s’agit des années pendant lesquelles, à la suite de Heidegger, il pense l’Être. Mais c’est durant les années d’horreur de la Seconde Guerre Mondiale que Levinas prend ses distances avec Heidegger, en passant de l’Être à l’Étant - ou de l’Existence à l’Existant, pour reprendre les termes Levinassiens. Il réagit ainsi contre le primat de l’ontologie dans la pensée occidentale, dominée par les catégories de l’Être ; il cherche en effet à marquer la fin de "l’homme préoccupé de soi " pour annoncer un " humanisme de l’autre homme ". Aussi apparaît un sujet qui "se porte vers autrui ". Pour Levinas, il n’y a d’humanité que par ouverture à une altérité. Ceci constitue le fondement de l’éthique Levinassienne développée surtout dans Autrement qu’être. Pour lui, l’éthique n’est point la recherche du perfectionnement personnel mais la responsabilité à l’égard d’autrui à laquelle le moi ne peut échapper. Levinas restaure ainsi l’humanisme sur le fondement, non plus de la raison humaine, mais sur la contrainte dans laquelle chaque homme doit veiller sur son prochain sans d’ailleurs prétendre à une quelconque réciprocité. Précisons qu’en ce qui concerne Autrui, il est d’abord un visage ; un visage non pas dans le sens d’un visage que l’on voit sur une photographie, mais un visage qui est à la fois discours, demande, sollicitation et commandement ; " un visage qui est toujours plus proche de Dieu que moi ". Il exige à ce titre réponse, aide, sollicitude. Bref, il implique ma responsabilité. Dans cette optique, l’homme doit être " le gardien de son frère ". L’humanité de l’homme, selon Levinas, ne se manifeste vraiment que dans le souci du prochain ; elle commence là où cesse la violence : c’est, dans ce sens, une éthique de l’altérité absolue.
C’est certes en ces termes que l’on rend hommage aujourd’hui, ne l’oublions pas, à ce penseur éminent dont la vie fut, à l’aveu de tous les intervenants, l’illustration même de ce souci pour l’Autre. Françoise Collin, la grande spécialiste de l’œuvre de Blanchot, fut émue, je ne l’oublierai jamais, lorsqu’elle racontait sa première rencontre avec le philosophe dans les années soixante : " il m’accorda, dit-elle, par une générosité absolue, son soutien dans la publication du travail que j’avais fait sur Blanchot ; cette générosité fondamentale qui n’était pas de nature donnant donnant ; qui n’attendait rien en retour, ce qui est d’habitude rare dans les milieux intellectuels ". C’est dans l’espace de cette même "générosité absolue" qu’il entre en amitié avec Blanchot. Car, on le sait, celui-ci était engagé, au début, dans les milieux d’extrême-droite maurassien. Blanchot était en fait antisémite dans les années 30 et 40 avant de passer à l’extrême-gauche dans les années 60, pour enfin se retirer dans sa "solitude essentielle" : celle de l’écriture qui se déploie dans un espace reposant sur l’attente, l’oubli, l’absence et le silence. Ce fut en ces termes que le colloque aborda l’œuvre et la pensée de Blanchot dans ses rapports avec celles de Levinas.
Le mouvement vers l’Autre chez Levinas se transforme en "disparition du Moi" chez Blanchot. C’est que Blanchot cherchait "l’effacement du moi et ne voulait être que la littérature", estimait Eric Hoppenot, le coordinateur du colloque. On pourrait qualifier à ce titre l’œuvre blanchotienne de "ressassement d’un interminable suicide". Ce qui donne à la fois de l’extase et de l’effroi au lecteur qui se trouve face à l’espace blanchotien ; cet "espace étrange, intrigant, difficile, mais surtout original". Un espace vide et, on dirait, déshumanisé qui est placé sous "le signe du désastre". Mais s’agit-il vraiment de la déshumanisation chez Blanchot ? Certes non. Pour lui, la littérature, comme le dit Levinas, rappelle en effet l’essence humaine du nomadisme, de l’errance. Cette errance qui nous emporte dans notre solitude ; qui nous emporte toujours vers une " voix venue d’ailleurs" ; venue du fond du silence ; du fond de la nuit ; du dehors : une altérité absolue. Une altérité qui, cette fois-ci, n’est personne. Là, il existe une vérité profonde qui est celle du passage. Il faut "nous porter partout où il y a un passage à accomplir", dit-il dans l’Entretien infini.
Quoi qu’il en soit, on peut lier l’œuvre des deux auteurs à un souvenir terrible, celui d’Auschwitz. Qu’il s’agisse d’aller vers l’Autre chez Levinas, ou de se donner à l’anonymat chez Blanchot, l’œuvre des deux écrivains répond à la violence extrême qu’a expérimenté le vingtième siècle, et ce surtout pendant la Seconde Guerre Mondiale. " Pense et agis de telle manière qu’Auschwitz ne se répète jamais" écrivait Blanchot après Adorno. Ce constat nous rappelle notre responsabilité face à l’humanité ; face à son avenir. Le XXIème siècle serait-il celui de la paix après les atrocités du siècle précédent ? Son début ne semble malheureusement pas contenir les promesses de lendemains réellement meilleurs.
[1] Levinas, Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p.9.