N° 14, janvier 2007

Le sofreh des prières du roi des fées


Mireille Ferreira


Chaque année, au cours du mois de Rajab du calendrier lunaire arabe - le mois où tous les vœux se réalisent - les femmes originaires de la ville de Shushtar dans le Khuzestan, région située à la frontière de l’Irak sur le golfe Persique, se réunissent pour un rituel bien particulier. Il s’agit du Sofreh namâz-e shâh-e parioun, littéralement : Nappe de la prière du roi des fées, curieux mélange de religion chiite et de superstitions empruntant aux traditions du zoroastrisme et de son ancêtre le mithraïsme. Shushtar est une ville où les religions pré-islamiques étaient si fermement établies que l’on raconte qu’à la mort de Mahomet, elle résista trois ans à l’invasion arabe et qu’elle ne dût sa reddition qu’à la trahison d’un des siens. Il n’est donc pas étonnant que ces rites anciens y soient encore présents, mais il existe de nombreux autres sofreh, organisés dans les différentes régions d’Iran.

Invitée à assister à cette réunion rituelle, je fus accueillie par une bonne soixantaine de femmes occupant le vaste salon d’un appartement. La plupart bavardent, quelques-unes prient, un Coran à la main, après avoir revêtu un tchador à fleurs. Le "sofreh", sur lequel sont disposés fruits, pâte composée de graines de sésame et de sucre, chandelles, henné, a été installé sur le sol du salon. Près du "sofreh", un ficus benjamina fait office d’arbre. Nous sommes invitées à accrocher sur ses tiges un collier ou, à défaut, tout autre bijou - une montre faisant aussi bien l’affaire - tout en formulant un souhait, objectif de ce cérémonial. Si ce vœu se réalise - et il se réalise presque toujours - on est invité à apporter, l’année suivante, des plats pour le repas ou de nouvelles douceurs pour le "sofreh".

Tous les détails de cette installation ont une signification qui va nous être révélée par le récit que nous fait une des doyennes de l’assistance, traduit ci-dessous en français :

" Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours entendu ma mère raconter cette histoire. J’en ignore l’époque et l’origine. C’est une histoire plaisante, qui, quand on la connaît, peut apporter le bonheur et sauver des vies :

Il y a très longtemps, un vieil homme gagnait sa vie à vendre des épines qu’il ramassait dans le désert et qui servaient de combustible. Un jour, épuisé par son labeur, il pose son lourd sac, s’assied sous un arbre, se lamentant de cette tâche ingrate et souhaitant ne pas avoir à la faire jusqu’à la fin de ses jours. Il s’assoupit à l’ombre de l’arbre et fait un rêve :

Deux oiseaux blancs se posent à la cime de l’arbre et engagent ce dialogue :

- Si cet homme récite la prière du sofreh, Dieu lui donnera tout ce qu’il désire.

- Mais, quelle est donc cette prière ?

- Il doit faire un vœu après avoir disposé sur un sofreh des chandelles, des graines de sésame, du sucre et du henné, qu’il ira acheter au bazar. Il doit ensuite réciter les deux prières du matin.

Le vieil homme s’éveille et rentre chez lui, bien décidé à réaliser son vœu. Il appelle sa femme, lui raconte son rêve et lui demande d’aller au bazar acheter des chandelles, des graines de sésame, du sucre et du henné. La femme se rend au bazar puis décide d’aller faire ses ablutions rituelles au hammam, pensant ainsi aider à la réalisation du vœu de son mari.

Arrivée au hammam, elle s’en voit interdire l’accès. La gardienne du hammam lui dit que la reine est attendue et que personne n’a le droit d’y pénétrer. La femme supplie qu’on la laisse entrer, invoquant la nécessité d’accomplir ce jour-même ses ablutions rituelles. La reine, qui arrive, entend sa supplique et l’autorise à entrer avec elle dans le hammam.

La vieille femme se prépare pour le bain. Elle se lave d’abord la moitié droite du corps, puis la moitié gauche, et enfin la tête, selon la tradition. Soudain, un lait abondant jaillit de ses mamelles, asséchées depuis fort longtemps. La Reine assiste au prodige et lui demande de venir aussitôt dans son palais allaiter le bébé qu’elle vient de mettre au monde et qu’elle ne peut nourrir elle-même. La vieille femme répond qu’elle doit d’abord rentrer chez elle et qu’ensuite les gens du palais pourront venir la chercher.

Une fois chez elle, la femme raconte à son mari ce qui vient d’arriver. Celui-ci est incrédule. Elle lui montre alors le lait s’écoulant de sa poitrine, il est bien obligé de la croire. Il lui dit qu’il faut d’abord faire les prières du sofreh et qu’ensuite elle pourra aller chez la reine. Ils disent alors les prières du sofreh du roi des fées, puis les prières à Ali, puis quelques autres encore. Quand ils ont fini, ils voient arriver les gens de la cour qui viennent les chercher pour les installer au palais.

[Les femmes de l’assistance entonnent en chœur, avec la narratrice, une incantation en dialecte de Shushtar : " Dieu exauce nos vœux. Dieu nous permet d’atteindre notre but "]

Ils arrivent au palais, on les installe dans le logement préparé à leur intention. Le roi et la reine leur apportent le bébé pour l’allaitement. A partir de ce jour, le bonheur ne les quitte plus, ils s’occupent de l’enfant qu’ils voient grandir. Cela dure toute une année pendant laquelle ils oublient de faire leurs prières.

Un jour, la reine va se baigner dans un bassin installé dans le grand jardin du palais. Avant d’entrer dans l’eau, elle enlève le collier qu’elle porte au cou et le suspend dans un arbre proche. Après le bain, elle ne retrouve pas le collier dans l’arbre. Elle interroge les domestiques qui lui répondent que le collier a été volé et que la coupable ne peut être que la nourrice de l’enfant. La femme a beau se défendre et clamer son innocence, le roi et la reine la font jeter en prison ainsi que son mari.

L’homme dit à son épouse : Nous avons oublié pendant toute une année de faire les prières du sofreh du roi des fées, voilà pourquoi nous sommes en prison. Nous devons faire nos prières immédiatement si nous voulons voir la fin de nos ennuis. Ils réfléchissent au moyen de se procurer le sofreh et tous ses accessoires quand ils aperçoivent une minuscule ouverture dans le mur de leur cellule. Ils s’emploient à gratter le mur pour agrandir le trou et voient alors un homme en train de courir. Ils l’appellent et lui demandent ce qu’il fait. L’homme répond qu’il est pressé car sa femme est gravement malade et il court acheter un remède.

Le prisonnier lui demande d’aller acheter, en même temps que le remède pour sa femme, des chandelles, des graines de sésame, du sucre et du henné.

L’homme pressé lui répond qu’il n’a pas le temps car sa femme va mourir s’il ne lui rapporte pas le remède sur-le-champ.

Le vieil homme lui dit : " Si vous achetez ce que je vous dis, votre femme sera guérie lorsque vous rentrerez chez vous ".

L’homme pressé se dit que, de toutes façons, le médecin laisse peu d’espoir de guérison à sa femme, il peut donc perdre un peu de temps pour contenter le vieil homme. Il part acheter des chandelles, des graines de sésame, du sucre et du henné et rapporte tout cela au vieil homme et à sa femme qui installent aussitôt le sofreh et disent la prière au roi des fées.

L’homme pressé retourne chez lui. Au bout de quelques jours il constatera que sa femme est guérie. Le médecin crie au miracle.

[" Dieu exauce nos vœux. Dieu nous permet d’atteindre notre but "]

A quelque temps de là, la reine retourne se baigner dans le bassin auprès duquel elle a perdu son collier. En s’approchant, elle voit son collier sous l’arbre. Elle comprend alors qu’un corbeau s’était emparé du collier et que, celui-ci étant trop lourd, l’avait lâché dans un endroit où elle ne pouvait le voir. Elle est prise alors de remords d’avoir jugé trop vite et emprisonné la nourrice de son enfant et son mari. On court libérer le mari et la femme, qui vivront heureux au palais, jusqu’à la fin de leurs jours."

["Dieu exauce nos vœux. Dieu nous permet d’atteindre notre but"]


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