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"La nature est une œuvre d’art, mais Dieu est le seul artiste qui existe. Et l’homme n’est qu’un arrangeur de mauvais goût."
(George Sand, François le Champi)
Au XVIIIe siècle, par l’intermédiaire de traductions plus ou moins fidèles, la France avait commencé à découvrir la littérature anglaise, allemande et suisse. Il est vrai qu’il n’y avait pas en France un seul romantisme : ainsi, le romantisme français, inséparable des conditions historiques de son émergence et de ses racines européennes connaît, entre 1820 et 1850, des évolutions importantes. Dans le vocabulaire littéraire, on a pu également parler de romantisme au sujet d’écrivains du XXe siècle ou de l’Antiquité. Le mot ne désigne alors plus un mouvement historique situé dans un temps historique délimité, mais renvoie à une inspiration constante dans la littérature : celle du cœur et des passions. Au-delà, il va de soi qu’un motif peut être exprimé de façon différente selon les époques et les différents écrivains. Consacré au thème de la nature, cet article vise à effectuer une comparaison entre de grands poètes romantiques français comme Hugo, Vigny, ou Lamartine et des poètes persans comme Nima [1].
On peut dire que les différends existant entre les Classiques et les Modernes furent, comme en France, les raisons de l’apparition du romantisme en Iran. De plus, les premiers poètes romantiques persans connaissaient bien la langue et la littérature française, ainsi que le mouvement romantique. Cela signifie donc que la littérature romantique française a eu des influences directes et indirectes [2] considérables sur la littérature persane. La vision de la nature dans les œuvres littéraires a évolué au cours du XIXe siècle. Avec les romantiques, le thème de la nature devient central : pas de grand thème lyrique plus inépuisable que les sentiments et sensations provoquées par la nature chez les romantiques. Ainsi, la nature est toujours décrite en fonction des battements de leur cœur. Pour eux, la nature est dotée de nombreuses facettes et représente notamment un refuge contre la civilisation et les duretés de l’existence, une manifestation de la grandeur divine, un miroir de la sensibilité, et une invitation à méditer.
Premièrement, la nature montre les choses telles qu’elles le sont dans l’ordre de l’univers, par opposition aux créations humaines produites par l’art et la technique. Au XVIIIe siècle, Rousseau a développé cette idée que la nature sauvage offrait aux âmes sensibles un refuge contre la cruauté et la bêtise de la société. Face aux conséquences de la première Révolution Industrielle qui contribue à polluer les villes et à river l’homme à la machine, la nature symbolise à leurs yeux la liberté, la pureté et la paix. On retrouve ce thème chez les romantiques, et en particulier dans les poèmes de Vigny [3]. Une telle conception de la nature privilégie de fait les paysages sauvages, dénués de toute trace d’activités humaines.
Dans ce sens, la nature devient un lieu de repos et de recueillement ; en s’y arrêtant, on oublie la société et toute trace de vie mondaine. Il est d’ailleurs inhérent à l’esprit romantique de se confier plus aisément à la nature qu’à un ami en chair et en os. Par exemple, la nature est un motif récurrent dans Le Vallon de Lamartine ; un lieu de repos et de paix loin de l’agitation des hommes et qui se traduit par les images de l’asile et la nécessité de protéger la nature [4]. De même, Nima, dans L’histoire pâle [5], fuit la corruption des villes (la religion, la politique…) pour se réfugier dans la nature et, à l’instar de Jean-Jacques Rousseau, admirer les vertus d’un homme primitif non corrompu par la "civilisation" [6].
En outre la nature est, pour plusieurs poètes du début de XIXe siècle, l’incarnation la plus tangible de Dieu. C’est par elle que le divin manifeste le mieux sa grandeur. ہ l’exception de Vigny, pour qui Dieu a abandonné les hommes à leur sort, la majorité des romantiques interprètent la complexité et la splendeur de la nature comme une preuve de l’existence d’un Créateur divin. Chez Lamartine tout comme chez Chateaubriand, la splendeur d’un paysage manifeste la puissance divine. Hugo, pour sa part, n’est pas loin du panthéisme en ce sens qu’il a tendance a faire de la nature non plus un reflet de Dieu, mais Dieu lui-même. Le paysage prend alors un aspect cosmique. Sans doute la foi en Dieu prend-elle ici une nouvelle forme, et c’est souvent en évoquant la nature ou l’intensité des expériences délivrées de tout attachement terrestre tel que l’amour ou l’inspiration poétique, que les artistes ressentent désormais la puissance divine. Vigny exprime cette idée à travers le rapprochement entre "le vallon", "havre de paix" et la "fin de la vie", qui apporte un apaisement. Les allusions aux déceptions reviennent aussi a plusieurs reprises, notamment au travers de l’emploi d’expressions telles que "faux biens" du monde, "l’amitié te trahit", etc. La nature est donc un univers permettant de rejoindre Dieu et d’atténuer les souffrances et les désillusions de l’existence.
De plus, le poète romantique projette sa subjectivité et son état d’âme sur la nature et lui prête une vie, des sentiments, et ce au travers du procédé stylistique de la personnification. Selon l’humeur du spectateur, un même paysage paraîtra amical ou indifférent. Nulle formule ne résume mieux cet aspect que celle de l’écrivain suisse Amiel : "Un paysage quelconque est un état de l’âme." Ainsi, décrire la nature pour les romantiques revient toujours à écouter battre leur cœur. Néanmoins, pour la plupart des romantiques, le spectacle de la nature reconduit avant tout à l’Homme lui-même : l’automne et les soleils couchants deviennent dès lors des images du déclin de nos vies, alors que le vent qui gémit et le roseau qui soupire symbolisent les propres émotions du poète. C’est bien là le signe à la fois de l’éloignement des romantiques de tout univers social et de leur goût prononcé pour la méditation ainsi que pour un retour sur soi que la nature, tel un miroir, ne ferait que favoriser. Dans Le vallon, Lamartine évoque une nature "qui t’aime" et "t’entoure". La communion profonde existant entre cette nature protectrice et la sensibilité du poète est révélée par l’emploi de verbes soulignant l’adaptation, "suis le jour, (…) suis l’ombre". En outre, dans son poème Tristesse d’Olympio, Victor Hugo utilise, dans ses descriptions de la nature, un vocabulaire habituellement réservé aux êtres humains [7]. Les différents éléments de la nature sont alors animés d’une vie et pourvus d’une âme, d’une volonté : la nature vit, les oiseaux parlent. De même, dans L’automne, Lamartine établit un rapport affectif entre le poète et la nature : le poète "salue" la nature comme une personne vivante et il lui sait gré de s’accorder à ses propres sentiments : le paysage d’automne "convient" à son état d’âme. La structure symétrique de la dernière strophe [8] traduit ce parallèle entre âme et nature.
Parmi les poètes romantiques persans, Nima comprend bien la sensation des éléments naturels et il établit un lien direct entre lui-même et la nature [9]. En d’autres termes, dans ses poèmes, la nature comprend l’homme [10]. Ainsi, dans son poème L’oiseau d’Amine [11] , il parle encore de l’entente de l’homme et de la nature. Ce poème cherche à relier les hommes les uns aux autres et la nature a ici un rôle libérateur. Cette vision de la nature est tout à fait différente chez les poètes classiques persans et ressemble plutôt aux poèmes de Lamartine. Ainsi, Le Lac présente la nature comme étant la confidente et la compagne de l’homme [12]. Le lien entre le lac et les sentiments des amants se révèle au travers de plusieurs allusions et images qui font du lieu (la nature) un endroit unique et salvateur [13]. Dans ces poèmes, la nature joue le rôle d’un ancien camarade à qui le poète se confie. De même, Nima présente la nature comme une personne vivante. Selon lui, le poète doit chercher le sens de ses états d’âme en effectuant des comparaisons et en créant des métaphores avec les éléments de la nature. En effet, en établissant une sorte de lien spirituel entre elle et l’homme, Nima essaie de comprendre les messages de cette nature [14]. Le regard que Nima pose sur la nature est donc proche de celui de Lamartine. Il est un regard nouveau, minutieux et hors du commun ; et l’originalité de cet angle d’approche nous convie à voir la nature sous un autre jour ainsi qu’à en percevoir davantage tous les mystères.
Enfin, le rythme des saisons invite à méditer sur la fuite du temps ; l’éternité de la terre pousse à s’interroger sur la brièveté de l’existence humaine ; le spectacle des ruines, sur la mort et la vanité de la gloire. La nature se révèle ainsi riche en enseignements. Elle donne des leçons d’infini chez Chateaubriand, de courage chez Musset, de stoïcisme chez Vigny, de philosophie chez Hugo. La nature a été une source d’inspiration sans égal pour de nombreux poètes. La nature devient alors une sorte d’immensité ; quelque chose qui domine l’homme de très loin : elle est éternelle et ne vieillit jamais, contrairement à l’homme qui est éphémère. Ainsi, dans le Lac de Lamartine, l’éternité des éléments naturels souligne le pouvoir de persistance de cette même nature1 [15]. En contemplant un coucher de soleil, Hugo, s’imagine anticiper la mort et la vieillesse [16]. Dès lors, l’homme apparaît sous un jour plus vulnérable, accablé qu’il est par différents soucis. La nature est un miroir qui montre l’homme dans sa dimension mortelle, alors qu’elle-même se renouvelle perpétuellement et échappe à la mort. En un mot, on peut dire que, chez les poètes romantiques de différents pays, la nature fournit un cadre privilégié à l’expérience et à l’expression de certains sentiments : la solitude, la rêverie sentimentale, le bonheur, l’amour. De plus, elle suscite ou favorise certains états d’âme tels que la mélancolie, la joie ou la sérénité, l’amour, l’effroi, l’angoisse, le souvenir et l’admiration.
Bibliographie
1. Henri BENAC, Guide des idées littéraires, Hachette, Paris, 1988.
2. Jacques DEMOUGIN, Dictionnaire des littératures, Larousse, 1989.
3. Michel ÉCHELARD, Histoire de la littérature en France au XIXe siècle, Hatier, Paris, 2000.
4. Michel ÉCHELARD, Le Romantisme, Hatier, Paris, 1985.
5. X. DARCOS B. AGARD, M.-F. BOIREAU, Le XIXe siècle en littérature, Hachette, Paris, 1986.
6. G. DÉCOTE, J. DUBOSCLARD, Itinéraires littéraires, XIXe siècle, Hatier, Paris, 1994.
7. George DÉCOTE, Itinéraires littéraires, XIXe siècle (livre du professeur), Hatier, Paris, 1988.
8. Soheila ESMAÏLI, Initiation a la littérature française, SAMT, Téhéran, 2000.
9. www.agora.qc.ca
10. www.bibelec.com
- 11. اکرم پورعلی فرد، رمانتیسم اروپا و شعر نوی پارسی، نشریه دانشکده ادبیات و علوم انسانی دانشگاه تبریز، شماره 188، پاییز 1382
- 12. باقر صدری نیا، پیدایش و تحول شعر رمانتیک در ایران، مجله دانشکده ادبیات و علوم انسانی مشهد، شماره 140، بهار 1382
- 13. نخستین شعرهای رمانتیک نیما، کتاب ماه ادبیات و فلسفه، مرداد 1383
[1] Les poèmes romantiques de Nima sont différents de ceux des autres romantiques persans car, au lieu d’être un romantique national ou sentimental, son romantisme se base avant tout sur la nature.
[2] Par l’intermédiaire des Ottomans ; ainsi, les premiers poètes romantiques turcs étaient fortement influencés par le romantisme français.
[3] La mort du Loup, La Maison du Berger.
[4] Les lieux : "asile", "horizon borné", "ces bords où l’on oublie"
Ce qu’ils offrent : "silence", "paix", " calme ", "oubli ", "repos" ; l’image de "l’enfant bercé" accentue le rôle maternel et protecteur du lieu.
[5] قصه رنگ پریده
[6] زین تمدن خلق در هم اوفتاد / آفرین بر وحشت اعصار باد
جان فدای مردم جنگل نشین / آفرین بر ساده لوحان، آفرین !
[7] "Mornes", "souriait", "charmant", "frémir", "semble l’âme", "gisaient", "couraient".
[8] "La fleur tombe… moi, je meurs…"
[9] /جوی می گرید و مه خندان است / و او به میل دل من میخندد / بر فرازی که به آن تپه بجاست / جغد هم با من میپیوندد / وز درون شب تاریک سرشت / چشم از من به نهان / سوی من مینگرد...
[10] جنبش دریا، خروش آب ها / پرتو مه، طلعت مهتاب ها / ریزش باران، سکوت دره ها / پرش و حیرانی شب پرهها / ناله جغدان و تاریکی کوه / های آبشار پرشکوه / بانگ مرغان و صدای بالشان / چون که میاندیشم از احوالشان / گوئیا هستند با من در سخن / رازها گویند پر درد و محن.
[11] مرغ آمین
[12] Lamartine s’adresse au lac : "Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes / Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés..."
[13] Regarde ! Je viens seul m’asseoir sur cette Pierre / Où tu la vis s’asseoir !...
[14] من وآن تازه نسیم دلکش / میگشاییم سوی هم آغوش.../ آی مهمان من دلخسته،/ ای نسیم، ای به همه ره پویا،/ مانده تنها چو من اما خسته.
[15] "Vous que le temps épargne …"
[16] Les soleils couchant.